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Je méprise la photographie. « Refuge de tous les peintres manqués », disait déjà Baudelaire en 1839, « arme anti-intellectuelle  » pour Barthes. D’ailleurs, Art ou technique ? Toujours est-il que la photographie est le reflet d’une société contemporaine où l’image est reine. Associée à la consommation de masse, que se soit dans la publicité ou le tourisme, elle est aussi un formidable facteur de distinction sociale.

Des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur le s lucarnes de l’infini. [Baudelaire]

La photographie est brutale, sans concessions, violente et sans pudeur. Elle n’est que le triste miroir de la réalité matérielle, d’une société aliénée à son image et d’un individualisme nombriliste. Le reflet d’un monde du numérique qui gaspille son argent comme ses clichés, qui se créer chaque jour de nouveaux besoins comme il photographie jour après jour les nécessités de demain. Ce sont les milliards de photographes eux-mêmes qui contribuent à ce merveilleux équilibre de la photo-consommation. Le photographe des temps modernes se transforme lui-même en panneau publicitaire. Il se prend en photo au pied de la tour Eiffel, de la muraille de Chine ou du Golden Gates, puis partage ses photos avec la terre entière. C’est le rapport à sa propre image qui traduit le mal être de l’humo numericus. Ce dernier se met en scène dans ses clichés et les diffusent à vitesse éclaire. Il doit montrer qu’il est constamment entouré car la solitude est une tare. Il doit exhiber son quotidien car l’oisiveté est une difformité. L’aphorisme de Borges, « on n’existe que s’il on est photographié  » n’a jamais été aussi vrai. Chacun s’invente un avatar pour palier au vide de son existence. C’est la convoitise qui guide ces relations virtuelles et photographiques. Devant sa facilité d’emploi et sa rapidité d’exécution, la photographie est devenue vicieuse, voyeuriste et une lâcheté devant le souvenir. Elle est également une arme de désinformation plus qu’efficace par le caractère de vérité qu’on lui confère. Bien souvent celle-ci manque de poésie et d’émotion puisque restreinte à une stricte représentation de la réalité. Elle est froide comme le papier sur lequel elle est imprimée. Froide comme la réalité.

La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. [Baudelaire]

Aucun autre art (puisqu’elle est considérée comme tel) ne se distingue autant dans son utilisation en fonction du public. On retient de Baudelaire et de son essai de 1839, un pamphlet contre la photographie. Cependant loin de fustiger la photographie (il pense même à une nouvelle forme d’art) il s’efforce d’écrire une diatribe concernant l’attitude de ses contemporains face à ce tout nouveau médium. Elle est donc là la distinction, dans l’utilisation. Un médium n’est que ce que l’on en fait (message is the medium, Mc Luhan). On distingue alors deux types d’utilisation. Une purement technique qui a pour vocation de remplir des albums photos et garnir les réseaux sociaux. Une autre artistique. Le photographe utilise alors son appareil photo comme un peintre son pinceau et un poète sa plume. Loin de transmettre une réalité terne il charge d’émotion ses clichés. C’est pourquoi le cadrage, la lumière et souvent le noir et blanc en sont les composantes essentielles. Pour ne pas coller à la réalité et montrer l’inmontrable, dire l’indicible. C’est bien dans cette utilisation que la photographie est intéressante. Elle l’est d’autant plus dans son travail de mémoire. Sans photographie, pas d’histoire. « La photographie acquiert un peu de la dignité qui lui manque, quand elle cesse d’être une reproduction du réel et nous montre des choses qui n’existent plus. » écrivait Marcel Proust. Cependant la mémoire à également son charme, aussi sélective et subjective soit-elle. De plus, le pouvoir de l’image dans l’information est formidable. Une image dit parfois beaucoup plus que des mots. Enfin photographier dans une optique artistique est totalement l’inverse de sa principale utilisation consumériste. C’est à dire être seul, prendre son temps, analyser ce qui nous entoure, s’en extasier et surtout laisser une large place au hasard.

La photographie est donc l’art du paradoxe, entre illusion et réalité. Loin d’être une fuite, comme tout art la photographie nous ramène à la vie par le biais de la sensibilité. Au sein même la vie, de sa joie d’être et de ses souffrances, de son éternel jeu avec elle-même et son expérience pathétique. La photographie c’est la vie elle-même. Et la vie me fascine et me consterne tout comme la photographie.

Lucas Trouillard.


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3 réactions à cet article    


  • Aldebaran Aldebaran 30 octobre 2010 20:58

    La dernière fois que j’ai voulu la voir, elle m’avait envoyé des photos.

    Mais ce n’était pas elle, je ne retrouvais plus sa voix, ni son sourire. Celui-ci en clichés semblait déformer sa bouche, ses traits et même son corps. Ces instantanés d’apparences s’insurgeaient violemment contre mon souvenir et la reconstruction-intégration de sa personne, mais elle ne s’en apercevait pas. J’étais seule confrontée à mon désappointement.
    Il y a avait dans sa satisfaction à se montrer quelque-chose qui ne collait pas avec l’image que je me faisais d’elle, ou bien cette image ne calait plus avec sa propre représentation, voire même qu’elle jouait théatre d’attitudes pour mieux ét(r)eindre l’incarnation imagée que je me faisais d’elle : savante-experte en faux-semblants.
    J’aurais à ce moment souhaité capturer toutes ses images, comme un film sur la pellicule, et ne plus jamais subir ses instantanés, mais je me doutais bien que ce clip ressemblerait encore et toujours à mon imagerie interne, laquelle s’insurgerait encore contre l’inauthenticité, à moins que ce soit l’exact inverse et que je sois devenue incapable de fixer ses moments de vérité dans le souvenir que j’avais de sa personne...


    • Aldebaran Aldebaran 30 octobre 2010 21:29
      << Et sans doute notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être.... >>
      Feuerbach 

      (Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme), cité par Guy Debord en exergue au premier chapitre de la Société du Spectacle (1).
      (1) texte à lire ici ou là 

      • Waldgänger 30 octobre 2010 22:12

        Comme dans la nouvelle de Borges où existe une carte à la même échelle que le pays, nouvelle reprise par Baudrillard pour exprimer l’idée que la carte avait remplacé l’original, comme la simulation s’est substituée à la réalité.

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