Ni Big Brother, ni Gayssot attitude, mais Voltaire
Des polémiques récentes ont montré que la loi Gayssot est devenue la clef de voûte de la police de la parole exercée par quelques associations et journalistes. Il convient donc d’examiner d’un peu plus près cette disposition d’exception contraire à l’esprit des Lumières.

La Gayssot attitude, initiée dès 1986 par des députés socialistes au nom de la défense de la vérité, bloque la marche du savoir, selon l’expression de l’historien François Furet[1], car elle empêche la confrontation des arguments.
Ce que l’on appelle « loi Gayssot », en son article 9 est l’article 24 bis de la loi de juillet 1881 sur la liberté de la presse. En voici le premier alinéa :
"Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale."
Article 6 (c) de ce statut :
’ Les Crimes contre l’Humanité ’ : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.
On notera que l’expression « chambres à gaz » ne figure dans aucun de ces textes. Une société de connaissance ouverte peut difficilement accepter une telle disposition qui soumet le débat public aux décisions d’un tribunal militaire. La loi du 26 janvier 1884, article 3, alinéa 1, énonçait un « principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) : "Le service public de l’enseignement supérieur est laïc et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique." La mécanique du politiquement correct va-t-elle si vite que ces mots ne veuillent plus rien dire aujourd’hui ? Dans la culture occidentale, on doit, pour la qualité de l’instruction publique, pouvoir fournir en permanence les éléments objectifs établissant les faits scientifiques ou historiques, justifiant les diverses théories ou politiques élaborées à partir de ces faits. On ne peut s’en tenir à la position irréfléchie de 34 historiens français qui eurent ce que Paul Thibaud a appelé par la suite "un réflexe de cordon sanitaire" ; ils annoncèrent publiquement leur refus de débattre :
"Il ne faut pas se demander comment, techniquement, un tel meurtre de masse a été possible. Il a été techniquement possible puisqu’il a eu lieu. [...] Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de débat sur l’existence des chambres à gaz." (Le Monde, 21 février 1979).
Plusieurs d’entre eux furent d’ailleurs par la suite opposés à la loi Gayssot, et aucun historien spécialiste de la deuxième guerre mondiale (Henri Amouroux, Henri Michel, René Rémond) ne figurait parmi les signataires.
Comme l’écrivait le philosophe Jean-François Lyotard,
"Comment savoir que l’adversaire est de mauvaise foi tant qu’on n’a pas cherché à le convaincre et qu’il n’a pas manifesté par sa conduite son mépris des règles scientifiques ?".[2]
La « Gayssot attitude » s’était heurtée à l’opposition du Sénat ; cette loi du 13 juillet 1990 ne fut pas contrôlée par le Conseil constitutionnel[3] ; elle fut déplorée par la majorité des historiens et de juristes, de même que l’ensemble des lois mémorielles (colonisation, esclavage, Arménie). Prise sous le coup de l’émotion de la profanation de Carpentras, Jacques Toubon la jugeait en ces termes : « Je suis contre le délit de révisionnisme, parce que je suis pour le droit et pour l’histoire, et que le délit de révisionnisme fait reculer le droit et affaiblit l’histoire [4] ». Le 7 octobre 1996, l’Académie des Sciences Morales et Politiques, à l’unanimité, avait souhaité que l’on revienne sur cette disposition (Le Figaro, 18 octobre 1996). Plusieurs juristes français avaient rapidement exprimé leurs réticences, leurs inquiétudes face à cette disposition d’inspiration totalitaire. Selon François Terré, professeur agrégé de philosophie du droit à Paris-II,
« En érigeant le révisionnisme – lequel est aberrant – en infraction pénale, on porte atteinte : a) à la Déclaration de 1789 : "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions [...]" b) à la libre recherche scientifique, consacrée par les lois de la République, et dont la liberté d’expression est une illustration. » (Le Figaro, 29 juin 1990, p. 2)
Des affaires récentes (invitation de Dieudonné, Mgr Williamson, « point de détail » de Le Pen) ont montré que cette disposition est devenue, au nom de la lutte contre l’antisémitisme, la clef de voûte de la police de la parole. Or la liberté d’expression est constitutionnellement la première des libertés[5] . La démocratie, ce n’est ni « Ferme ta gueule », ni « Cause toujours », mais cette esprit voltairien qui fait suivre le désaccord d’une argumentation, d’une réfutation si nécessaire :
« En général, il est de droit naturel de se servir de sa plume comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune. Je connais beaucoup de livres qui ont ennuyé, je n’en connais point qui aient fait de mal réel. […] Mais paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans votre petit coin de terre. Voilà un homme abominable, qui a imprimé que si nous n’avions point de mains, nous ne pourrions faire des bas ni des souliers [Helvétius, De l’Esprit, I, 1] : quel blasphème ! Les dévotes crient, les docteurs fourrés s’assemblent, les alarmes se multiplient de collège en collège, de maison en maison ; des corps entiers sont en mouvement et pourquoi ? pour cinq ou six pages dont il n’est plus question au bout de trois mois. Un livre vous déplaît-il, réfutez-le ; vous ennuie-t-il, ne le lisez pas. »
Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, article « Liberté d’imprimer ».
À la question de Montaigne : « Est-il chose qu’on vous propose pour l’avouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considérer comme ambiguë ? » (Essais, II, xii, p. 503 de l’édition Villey), Kant répondait : « Chacun est, qu’il le veuille ou non, forcé de croire à un fait tout autant qu’à une démonstration mathématique, pourvu que ce fait soit suffisamment avéré[6]. » D’où la nécessité de pouvoir examiner librement si le fait est, ou non, avéré. À défaut de ce libre examen, on porte tort, comme le notait John Stuart Mill[7] , au développement mental que ceux que l’on intimide par la crainte de l’hérésie. Il y a là un interdit public, de type religieux, défavorable à la fonction intellectuelle, et contraire, par son aspect religieux, à la laïcité prise sous l’angle de la liberté de conscience. Je souhaite donc l’abrogation de cette disposition.
[1] Dans Commentaire, n° 80, hiver l997-98, Ernst Nolte et François Furet s’accordaient sur la légitimité du débat sur ce sujet. Leur correspondance a depuis été publiée en volume (Plon, 1998 ; Hachette Littératures, coll. Pluriel, n° 971, 2000). Le 5 septembre 1996, Ernst Nolte écrivait à François Furet :
« Il faut répondre aux arguments révisionnistes par des arguments et non en engageant des procès. [...] Je me sens provoqué par [le révisionnisme], et je ne me vois pourtant pas m’associer à ceux qui veulent mobiliser les procureurs et la police contre lui. [...] Je considère comme fondamentalement fausse l’affirmation selon laquelle, si l’essentiel est incontestable, aucune affirmation particulière n’aurait plus besoin d’examen, et tous les doutes ne pourraient provenir que d’intentions mauvaises. Je crois qu’on menace au contraire le noyau de la chose lorsque on veut soustraire l’écorce à la discussion, non pas certes le caractère factuel de ce noyau mais le rang et l’importance qu’on lui accorde. »
Ce à quoi François Furet répondait le 30 septembre 1996 :
« Rien n’est pire que de vouloir bloquer la marche du savoir, sous quelque prétexte que ce soit, même avec les meilleures intentions du monde. C’est d’ailleurs une attitude qui n’est pas tenable à la longue, et qui risquerait d’aboutir à des résultats inverses de ceux qu’elle prétend rechercher. C’est pourquoi je partage votre hostilité au traitement législatif ou autoritaire des questions historiques. L’Holocauste fait hélas partie de l’histoire du XXe siècle européen. Il doit d’autant moins faire l’objet d’un interdit préalable que bien des éléments en restent mystérieux et que l’historiographie sur le sujet n’en est qu’à son commencement. »
[2] Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris : Minuit, 1983, paragraphe 34.
[3] Les professeurs de droit public P. Avril, O. Duhamel et J. Gicquel se sont étonnés que cette "loi Gayssot" n’ait pas subi de contrôle de constitutionnalité. (Le Monde, 15-16 juillet 1990 ; Pouvoirs, n° 56, 1991. Certains parlementaires ont fait état d’une intimidation qui les aurait dissadé de déposer un recours.
[4] Assemblée Nationale, 3e séance du 21 juin 1991.
[5] « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 10, proposé par Louis de Castellane et Jean-Baptiste Gobel.
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 11, proposé par le duc de La Rochefoucauld d’Enville.
[6] Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786) ; traduction Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques, tome 2, Gallimard, 1985, coll. Pléiade.
[7] John Stuart Mill, On Liberty, chap. II, « Of the Liberty of Thought and Discussion » (1859).
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