Nietzsche et la biologie
Nietzsche a étudié de nombreux biologistes, naturalistes de tous horizons, et ces théoriciens influenceront durablement son corpus intellectuel. À commencer par Friedrich Albert Lange et son Histoire du matérialisme paru en 1866. Il présentait le sujet humain comme un corps-organisme avant d’être une somme de savoir et d’entendement pur au sens kantien. Son criticisme virulent rejetait les catégories transcendantales pour surligner les déterminismes psychophysiques. Il appliquait la grille de lecture darwinienne à l’organisme humain même, déduisant une biologisation intégrale de la subjectivité, que Nietzsche complètera par un empirisme de son cru. Il finira par en tirer sa conception des vérités comme simples substrats organiques, produits d’expériences sensibles arbitraires. Il établira par la suite, tout au fil de son œuvre, une véritable incarnation corporelle de la sphère métaphysique sans pour autant plonger dans un pur biologisme primitif. Ses Fragments posthumes révèlent combien ses métaphores cosmologiques sont imprégnées des thèses médicales ayant cours de son temps. Lui dont la santé précaire menaçait sans cesse sa survie ne pouvait que rechercher l'antidote à ses propres carences sans doute génétiques.
Le vitalisme de Nietzsche a été nourri de ces lectures originelles, il présenta d’ailleurs un sujet de thèse ayant pour objet la notion d’organisme chez Kant. La physiologie, les sciences naturelles et la médecine allaient compter pour lui tout autant que les présocratiques ou Schopenhauer. Son approche de la subjectivité non pas comme système intellectualisant mas pluralité vivante et organique se verra renforcée par l’étude de Rudolf Virchow et son ouvrage la Pathologie cellulaire (1858), qui remettait déjà en cause le mythe d’une unité du moi, et d’un centralisme organique hypothétique, ouvrant la voie à l’idée de pluralité d’entités cellulaires menant leurs propres visées au sein d’une subordination biologique à l’ensemble de l’organisme. Le monde cellulaire est rapproché d’un État républicain, à la fois unique et pluriel, un « Nous » complétant l’habituel « Je ». Wilhelm Roux l’embryologiste et Claude Bernard lui permettront d’affiner ses notions d’assimilation, d’excitation, d’irritation et d’appropriation. La multiplicité des forces en présence étant interprétée par la volonté engendrant alors la production des perspectives, qu’il finira par intégrer à son projet de volonté de puissance. Il soutiendra ce plan avec certaines idées proches d’un eugénisme social et biologisant, quels que soient les argumentaires égalisateurs de penseurs humanistes ayant tenté ces dernières années de l’expurger de ces tendances très répandues en son temps. L’on pourra situer une des contradictions de sa pensée dans l’articulation entre une défense de la souffrance comme condition même de l’expansion du vivant et un projet visant à l’élimination des expressions morbides (la souffrance du vivant s’étant dressée finalement devant lui à Turin, comme une forteresse imprenable et rédhibitoire).
« C’est ainsi que, grâce à cet art d’idéalisation, quelques peuples ont fait de certaines maladies de puissants auxiliaires de civilisation : par exemple les Grecs qui, dans les siècles antérieurs, souffraient de grandes épidémies nerveuses (sous forme d’épilepsie et de danse de St-Guy) et en ont formé le type magnifique de la bacchante. Les Grecs ne possédaient rien moins qu’une santé équilibrée, leur secret était de rendre même à la maladie, pourvu qu’elle eût de la puissance, les honneurs d’une divinité. » (Humain, trop humain, Librairie Générale Française, 1995).
Il développera via ses nombreuses études de spécialistes des lois physiologiques, son approche singulière de la volonté comme effet retard, pointe aiguisée d’une constitution aveugle et intelligente à la fois, au service, comme un étendard, des appétits qui la sous-tendent, blessée par les carences qui l’accompagnent et la hantent, entité qui interprète dans un perspectivisme subjectif les séries de possibles dont elle le fruit. Recyclant ses propres carences en autant de forces. Une leçon pour affronter cette période de panique virale.
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