Nous sommes dans une impasse en forme de gant
De tous temps et en tous lieux les hommes ont produit, échangé et consommé. Plus ils ont été capables de produire et d’échanger, plus ils ont pu consommer, se sentir utiles, se voir même comme riches et appartenant à la communauté dans laquelle ils échangeaient. Ils faisaient des enfants à qui ils apprenaient à bien produire, à bien échanger et à consommer avec mesure. La religion du lieu donnait un sens à tout cela et rappelait sans cesse que l’être était plus important que l’avoir. Les naissances étant plus nombreuses que les décès, les communautés croissaient, s’organisaient au point de devenir civilisations qui un jour disparaissaient sans que l’on sache trop pourquoi.
Nous vivons depuis un demi-siècle l’effondrement de notre civilisation sans savoir si toutes les autres ont disparu pour les mêmes raisons et de la même façon. En ce qui nous concerne, ce sont les idéologies qui détruisent la nôtre en étant toutes incohérentes, tout en soulignant avec intelligence l’incohérence des autres sans jamais voir la leur.
L’Académie française définit l’idéologie comme un « Système d’idées, corps de doctrine sur lequel se fonde une action politique » et il n’est pas simple de définir un système d’idées ou un corps de doctrine. Il est pourtant possible de voir les choix fondamentaux qui les soutiennent. Toutes remettent en cause l’équilibre harmonieux de la production, de l’échange et de la consommation, limité au cadre de leur civilisation. Certains rêvent de construire un équilibre tout aussi harmonieux mais au niveau mondial en voulant faire partager à tous les autres, par des moyens divers, leur notion personnelle de l’harmonie. C’est le cas des mondialistes occidentaux, de l’islam et du catholicisme (καθολικός = universel). D’autres pensent qu’il est possible, sans déposséder qui que ce soit, de rajouter posséder à la triade produire échanger consommer. Ils sont plus que majoritaires chez nous actuellement, font passer l’avoir avant l’être et n’ont donc plus besoin de la dynamique d’une religion puisque le but n’est plus que de transmettre davantage de biens à ses enfants qu’on n’en a reçu de ses parents tout en travaillant le moins possible. Les idéologies sont là pour faire croire que tout cela est possible alors que cela n’a pas été fait pendant des millénaires. Ces rêves ne sont pourtant pas nouveaux et les guerres qui veulent imposer aux autres notre vision du bien ne sont pas nouvelles. Aimer posséder n’est pas non plus nouveau, Thomas d’Aquin rappelait déjà au XIIIe siècle que l’envie et l’avarice était des péchés capitaux. Rien n’est nouveau mais la rareté de l’argent ne permettait pas de faire la guerre autant que voulu et d’acheter tout ce qui faisait envie. La rareté de l’argent a freiné pendant des siècles l’expansion guerrière islamique comme l’embourgeoisement occidental tellement désiré.
L’argent en effet a d’abord été une richesse en soi comme l’or, l’argent, le cuivre, le sel ou le blé. Ces monnaies, richesses reconnues par le travail qu’il avait fallu faire pour les obtenir, étaient échangées par l’impôt avec la protection que le pouvoir devait au peuple, et à nouveau échangées contre du travail productif. C’est ce double travail qui donnait sa force à la monnaie pendant ses premiers millénaires. Tous les pouvoirs ont toujours été tentés de rogner discrètement à leur profit, la force de la monnaie, de la discrète diminution de la quantité d’or dans les pièces jusqu’aux dévaluations officielles du XXe siècle, mais le lien avec une richesse reconnue les empêchait de partir dans les hautes sphères des diverses idéologies principalement anglo-saxonnes qui restaient dans les livres, d’Utopia de Thomas More au Capital de Marx en passant, parmi de multiples autres, par Recherches sur les causes et la nature de la richesse des nations d’Adam Smith et par Des principes de l’économie politique et de l’impôt de David Ricardo. Une première tentative de faire sauter le verrou qui leur est si pénible de l’argent limité, a été faite par les monnaies-papiers à la fin du Xe siècle en Chine puis au XVIIIe siècle en Occident avec les billets de Law, le rouble papier, le dollar continental ou les assignats. Tous étaient toujours liés à une richesse reconnue mais tous les pouvoirs en ont toujours et partout fabriqué beaucoup plus qu’il n’y avait de richesses réelles en garantie, ce qui les a toutes fait disparaître en ruinant au passage leurs derniers détenteurs comme le fera la disparition des cryptomonnaies.
Mais les pouvoirs ne manquent jamais d’idées pour augmenter leur pouvoir au détriment de leurs peuples. Arriver à déconnecter discrètement les monnaies de toute richesse reconnue tout en laissant les peuples continuer à croire à leur force, permettrait d’en fabriquer autant qu’ils en voudraient et leur permettrait de se sentir aussi puissants que des dieux. Ce fut fait en deux temps. D’abord en liant en 1944 les monnaies au dollar, lui-même lié à l’or, et ensuite en déliant en 1971 le dollar de l’or. Le dollar et toutes les monnaies qui lui étaient liées, n’ont pas été dévalués, ils ont été libérés, par la décision d’un seul homme, de cette entrave si pénible aux pouvoirs du lien de l’argent avec une richesse reconnue. La conséquence ne s’est pas fait attendre et les banques ont immédiatement créé de la monnaie garantie non plus par une richesse concrète existante mais par une richesse à trouver demain. Nous connaissons grâce au FMI le chiffrage fin 2024 de cette richesse à trouver demain puisqu’elle correspond à de l’argent déjà dépensé et qui n’a été créé que pour être prêté, récupéré avec intérêts et détruit. C’est la dette mondiale de 244.000 milliards de dollars répartis en 100.000 milliards de dollars de dettes publiques et 144.000 milliards de dollars de dettes privées. Belle réussite en un demi-siècle !
Mais c’est loin d’être tout et une civilisation ne peut s’écrouler par les conséquences d’un seul acte, fut-il bien accueilli en dépit de son aberration. Les idéologies ont apporté les compléments indispensables à l’inéluctabilité de l’effondrement. Elles ont toutes ensemble à la fois inventé la stupidité très agréable de la création de richesse qui allait tout éponger, et fait des peuples victimes, ses complices en leur faisant croire que c’était le progrès et en vantant la démocratie qui fait donner le pouvoir par des peuples perdus et flattés, à une classe politique de plus en plus médiocre qui a autant d’argent qu’elle veut pour continuer à les flatter et à se croire intelligente. Les peuples sont tout à la fois crédules et incrédules. Crédules parce que la vie incohérente est très agréable et que les médias comme les politiques les flattent sans arrêt en habillant le désastre du mot passe-partout et presque banal de simple crise. Incrédules parce qu’ils savent tous au fond d’eux-mêmes que c’est incohérent, qu’il ne peut pas être durable de s’agglutiner dans les villes en ne produisant rien et en voulant qu’un argent magique achète au loin l’indispensable. Ils ne font plus d’enfants à force de ne plus croire à l’avenir. Ils savent qu’il faut produire pour échanger et consommer. Ils attendent la chiquenaude qui abattra un système qui ne tient plus que par sa complexité et par la ribambelle d’inutiles qui se font payer par idéologie à le rendre toujours plus complexe par une accumulation sans fin d’obligations, de normes et d’interdictions pour imposer des idéologies.
Nous sommes dans une impasse qui ressemble à un gant où les multiples idéologies sont de multiples doigts qui sont tous des impasses ne voyant que les impasses des autres qu’ils expliquent tous très bien. Chaque idéologie se définit comme la solution et la seule sortie du tunnel, elle appelle cela la droite ou la gauche suivant l’histoire de ses adeptes. Elle est le bien quand les autres sont le mal mais toutes n’existent que par la création de richesse chiffrée par la dépense et par une monnaie déliée de toute richesse réelle que l’on peut dépenser à l’envi pour être riche. C’est le gant entier qui est une impasse au niveau du poignet et les idéologies qui se battent au niveau des doigts ne sont que les malheureux enchainés de l’allégorie de la caverne de Platon qui perdent leur temps à s’entredéchirer sur les ombres inintéressantes qu’on leur projette.
Sortir de l’impasse, c’est retrouver l’équilibre entre réfléchir, agir et échanger en ne laissant plus le pouvoir à des gens qui ne savent que communiquer. C’est respecter et donner force et argent à ceux qui produisent et à ceux qui servent ceux qui produisent. C’est retrouver les vrais prix en limitant nos importations par des droits de douane, qualitativement à ce que nous ne savons pas faire nous-mêmes et quantitativement à ce que les autres désirent que nous exportions. C’est faire tomber de leurs piédestaux les majoritaires actuels qui ne font que communiquer comme les artistes, les politiques, les médias et ceux qui ne sont au service que des services.
La France avec toute son histoire complexe et contradictoire est sans doute le pays où il sera le moins difficile de réagir à l’observation si exacte de Boualem Sansal : « La France est en train de se laisser détruire », et de commencer à envisager sérieusement de revenir à une monnaie limitée à ce que nous avons réellement produit, ce qui nous mettra enfin en face de nous-mêmes et devant des choix difficiles que nos politiciens devront trancher en se mettant enfin au travail.
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