On a tous quelque chose en nous de Néanderthal (et de Tennessee aussi, sûrement)
Même si vous et moi n'étions pas au courant de l'existence de Svante Pääbo avant sa nouvelle (et méritée) notoriété, ça ne l'a pas empêché de recevoir le prix Nobel 2022 de "physiologie ou médecine" pour ses travaux sur les génomes anciens et l'évolution humaine. Par contre, vous et moi étions au courant de l'existence de Néandertaliens dont il a décrypté l'ADN (ce truc qui a donné à la police scientifique, et donc manifestement aux médecins légistes des squelettes préhistoriques, ce que la carte à puce a donné aux transactions commerciales, un coup de pouce).
Mais la principale contribution de ce biologiste spécialisé dans la génétique évolutionniste concerne notre propre histoire d'humanoïde moyen grâce à sa maîtrise de la paléogénomique qui lui a permis de régler définitivement la question longtemps débattue de savoir non seulement si les Néandertaliens et les Homo Sapiens avaient eu des contacts, mais aussi (et surtout) s'il ne leur était pas arrivé de fricoter ensemble pour se réchauffer lors de longues soirées d'hiver dans la toundra ou dans les grottes qu'ils partageaient avec les ours. Maintenant, on sait que c'est bien arrivé, et même pas qu'une fois.
La recherche sur nos relations avec les hominidés, dont les Néandertaliens sont des représentants parmi d'autres (dont nous), suppose un travail interdisciplinaire et collectif. Toutes sortes d'analyses matérielles sont nécessaires, en utilisant toutes sortes de techniques : la photogrammétrie ou le laser pour numériser des grottes entières en 3D, la géolocalisation d'itinéraires d'outils en pierre taillée à travers un territoire, l'analyse des micro couches dans d'anciens foyers et même la récupération de résidus alimentaires altérés. Aujourd'hui, l'ADN peut être extrait non seulement des os, mais aussi des sédiments des cavernes ou autres lieux de réjouissances rupsetres, ce qui a permis d'établir les profils génétiques individuels de Néandertaliens et de reconstituer des scènes de vie et mettre en évidence des interactions entre populations qui étaient indiscernables avant le développement de ces nouvelles technologies.
Plus de dix ans après ses premières contributions, Svante Pääbo travaille aujourd'hui avec un important réseau de chercheurs qu'il a formés pour une bonne partie d'entre eux, ou plutôt d'entre elles, puisque la plupart sont des femmes. Les travaux de Mateja Hajdinjak du Crick Institute ont permis d'identifier des modèles complexes de croisements entre les Néandertaliens et les premiers Homo sapiens en Europe, et l'analyse de débris d'os non identifiables par Samantha Brown de l'Université de Tübingen ont mis au jour le seul hybride connu à ce jour, une fille dont la mère était une néandertalienne et le père un homme de Denisova.
Ces derniers temps, la paléogénomique a réalisé d'énormes progrès et de nouvelles méthodologies sont développées régulièrement. La rapidité des avancées rend difficile à un profane de suivre ne serait-ce que le vocabulaire utilisé par les experts, et cette rapidité même soulève des problèmes d'éthique et d'idéologies. Par exemple la reconstruction du cerveau des Néandertaliens à l'aide du génie génétique risquerait de remettre en question le caractère unique des sapiens que nous sommes et se heurterait à des dogmes qui ne sont pas que religieux.
Car, si le décodage d'anciens génomes d'homininés a permis d'identifier les gènes hérités que nous possédons aujourd'hui (ce qui a justifié la catégorie "physiologie ou médecine" du prix Nobel décerné), la reconnaissance du travail de Svante Pääbo porte surtout sur les thèmes de l'évolution souvent porteurs de polémiques pouvant aller jusqu'aux arguments créationnistes. Depuis la découverte de fossiles de Néandertaliens il y a plus de 165 ans, la science a déjà contribué à détrôner les Homo Sapiens que nous sommes et à nous rétrograder en nous faisant passer du statut de créations privilégiées d'un démiurge style Pygmalion (en plus puissant) à quelque chose de pas vraiment banal, mais pas non plus exceptionnel parmi les espèces vivantes (il vaut mieux éviter le mot "animal" qui en fâche certains).
La paléogénomique a renforcé la vision d'une Terre qui abritait de nombreuses sortes d'humains, dont au moins cinq vaquaient encore à leurs occupations il y a à peine 40 000 ans, ce qui représente en matière de générations une chaîne de seulement 2 000 personnes se donnant la main. L'ADN ancien a confirmé que Néandertal et nous étions intégrés dans la même histoire de la diversité des homininés que nous sommes les seuls à représenter aujourd'hui, même si "On a tous quelque chose en nous de Néanderthal", parce que, à part la mise en évidence du matériel génétique que nous avons acquis par croisement avec des Néandertaliens et d'autres espèces, une des études ci-dessus évoquées a révélé que c'est moins de 10 % de notre génome qui sont spécifiques de l' Homo sapiens et n'ont évolué que dans notre espèce.
Il s'avère donc que bon nombre des premières populations des Homo Sapiens arrivés en Eurasie ont partagé le même sort que les Néandertaliens qu'ils ont rencontrés et avec lesquels ils se sont mêlés. Un des héritages que les Néandertaliens nous ont laissé est de nous permettre de comprendre que notre histoire n'est pas celle d'un destin exceptionnel gravé dans un marbre céleste, mais un mélange de hasards de coïncidence et de nécessités. Et finalement, il n'y a peut-être pas de quoi se vanter d'être le dernier homininé encore présent sur terre si on ne connaît pas les circonstances qui ont amené à cette sélection qui n'est peut-être pas "naturelle" mais préméditée pour cause de non-concurrence ou autres raisons très... humaines.
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