Paradis fiscaux : suites des dix ans de l’Appel de Genève
Ceci est un post-scriptum à ma précédente intervention. Il tente de répondre à la question de savoir en quoi ces questions d’évasions de capitaux ont une incidence sur la fabrication de pauvreté.

Je croyais que la presse évoquerait davantage les dix ans de l’Appel de Genève. Je me suis trompé. Le seul journal à avoir rendu compte de cet anniversaire en France est... L’Humanité dimanche. Ils auraient pu faire une manchette sur la déclaration de Van Ruymbeke... « Remettre en cause le blanchiment, c’est remettre en cause le libéralisme », a lancé le juge. C’est la première fois qu’il s’aventure autant sur le terrain politique.
Demain, Sarkozy passe la journée à Luxembourg, à l’invitation du premier ministre Juncker. Personne n’en parlera. Ou si peu. Je n’oublie pas non plus que Laurent Fabius a toujours soutenu ce paradis fiscal quand il était ministre des finances, poussant l’amabilité jusqu’à assister à la remise de la Légion d’honneur de Juncker. Ceux qui ne me croient pas n’auront qu’à jeter un œil sur mon film, l’affaire Clearstream racontée à un ouvrier de chez Daewoo...
Dans l’article sur les dix ans de l’Appel de Genève, je faisais un parallèle entre la création de pauvreté et les fuites de capitaux vers les paradis fiscaux. Depuis une dizaine d’années, beaucoup de ce que j’écris tourne autour de cette question que résume assez bien un internaute journaliste : « L’analyse de dire que l’argent dissimulé qui part on ne sait où via des canaux comme Clearstream manque aux SDF et aux travailleurs pauvres, si elle n’est pas fausse, n’est pas assez clarifiée. Si tu veux fonder un modèle explicatif global, il faut à mon avis être plus précis sur ce thème. »
ll a raison...
Il y a une dizaine d’années, j’ai croisé sur le parking de la cathédrale de Metz un SDF qui venait de gagner sa place de rangeur de voitures. C’était un vrai combat de l’obtenir. Il s’appelait Gilles. J’espère qu’il s’appelle toujours. Donc Gilles était à la rue depuis un an. Il avait quarante ans. Il avait travaillé pendant quinze ans dans une usine familiale de la région de Sarreguemines spécialisée dans la réfrigération... Fabrication de containers pour camions réfrigérés... L’usine avait une filiale très rentable qui se chargeait aussi d’équiper des camions. De placer le container, de l’alimenter, d’en vérifier la bonne marche... Elle employait une centaine d’ouvriers... Le propriétaire avait quatre-vingt-dix ans... Pas de fils, mais des filles, et un des gendres avait finalement accepté de vendre son usine, contre un petit pactole à un groupe anglais qui faisait le même genre de containers en Irlande... Ce que ne savait pas le gendre, c’est que le groupe anglais avait été racheté par des banques anglaises et taïwanaises. Il l’aurait su, ça n’aurait pas changé grand chose, sauf dans sa manière de faire passer la pilule aux ouvriers... L’usine lorraine a mis cinq années avant de fermer. On a proposé à Gilles un boulot de routier en Alsace, mais il ne voulait pas quitter sa famille et était vraiment spécialisé dans la chaîne du froid... Faire le chauffeur ne le branchait pas trop. Quitter sa femme et ses mômes, non plus... On peut dire que c’est son tort, ou sa liberté... Gilles est resté chez lui, a pointé à l’ANPE, a fait des petits boulots en intérim. Et puis, la femme de Gilles s’est barrée. Et puis Gilles a picolé (un peu, pas trop, pas comme tous les mecs qui traînent dans la rue). Et puis, la femme de Gilles a retrouvé un mec qui s’est occupé de ses enfants à lui. Et puis Gilles est parti et s’est retrouvé dans la rue avec un RMI. Il ne votera pas aux prochaines élections.
Cet été, j’étais dans le Sud-Ouest. J’avais loué une maison. Un copain est venu me voir avec son beau père qui possédait un bateau dans le coin. Un petit yacht, en réalité. Le beau père était insupportable. Frimeur, vantard, n’écoutant personne, imbu de lui-même. Une calamité. Mais comme mon pote était mon pote et qu’il avait une femme à laquelle il tenait, je n’ai rien dit. J’ai laissé mes filles aller faire un tour de yacht. Elles sont revenues ravies. Comme je n’avais rien d’autre à faire à leur retour, j’ai écouté ce que disait le beau-père. C’était vraiment intéressant. Le fond de son discours tenait en ces quelques mots : « J’en ai eu marre de filer mon argent aux impôts »... Il essayait ainsi de justifier sa vie de pacha et sa retraite anticipée à cinquante-deux ans. Vente de ses usines à des fonds de pension, puis investissements dans la pierre. Il est aujourd’hui rentier, donne dans l’immobilier de bureau et dans l’investissement off shore. Il ne paie pas l’ISF mais possède appartement à Londres, Ferrari, Jaguar et villa près de Saint-Trop. Sous l’identité de ses fils, de sa femme, ou d’une société civile immobilière dont les actionnaires majoritaires sont des prête-noms. Il votera Le Pen au first et Sarko au second.
Un troisième personnage importe dans ma démonstration. Malcolm travaillait chez Deloitte and Touch, gros cabinet d’audit, avant de se mettre à son compte avec deux amis. Il est gestionnaire de fortune. Son père est dirigeant d’une grande chaîne hôtelière. Malcolm est homo et mène une double vie. Costard trois pièces le jour, folle la nuit. Il a voulu voter Jack, mais finalement va choisir Ségo. Il est français, vit entre Zurich, Reims, Paris et le Luxembourg. Il aide ses clients à défiscaliser. « Mais attention, tout est légal », jure-t-il chaque fois que je le vois. Je l’ai vu souvent lors de mon enquête sur Clearstream. C’est l’ami d’une amie. Avec lui, j’ai mieux assimilé certains raffinements de la machine à transférer et à dissimuler les investissements. Il utilise Swift, Euroclear et surtout Clearstream où sa société est copropriétaire d’un compte depuis longtemps pour de nombreux placements off shore. Le compte est au nom d’une banque d’affaires suisse. Malcolm jongle avec les comptes, les écrans et les intermédiaires comme Zidane avec un ballon, sauf que lui ne craint pas Materrazzi. Il ne craint rien, sauf sa conscience, qui parfois le rattrape. Il n’a pas le permis, connaît Paris Hilton et quelques jetseters qui sont parfois dans Voici. Il se moque d’eux. Il a tort. Il est pareil. Il jure qu’il arrêtera de bosser dans cinq ans. Ça fait dix ans qu’il le dit.
Pour mettre Gilles sur la paille, il a fallu des circonstances, des outils, une chaîne de responsabilité. Il a fallu un beau-père et un Malcolm. Un environnement. Une politique globale. Je pourrais faire des schémas pour expliquer, être plus global et plus précis. L’argent volé est toujours volé quelque part et par quelqu’un. Il faut un voleur, un receleur et des outils de banquier off shore pour réaliser ce pillage en règle. Aucun politique n’aborde ces questions. Jamais. C’est pourtant en contrôlant ces outils qu’on pourrait tenter de régler le problème. Mais les politiques préfèrent aller serrer la louche à Juncker.
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