Parti pris sur les bas prix
Le site néolibéral Contrepoints propose cette semaine un article intitulé “Une courte histoire des prix qui baissent“, dont l’objet est de démontrer que le capitalisme (par opposition au socialisme) a entraîné la baisse de prix de nombreux produits et services, et par-delà une amélioration des économies “libérales” et des conditions de vie des gens.
Les articles de Contrepoints sont parfois intéressants mais malheureusement, le plus souvent, pétri d’une inénarrable mauvaise foi et celui-ci n’est pas en reste : par exemple comparer l’évolution des prix en rapport au prix de l’or n’a aucun sens vu que l’or est un bien éminemment spéculatif dont le prix a tendance à évoluer en sens inverse de la santé économique mondiale. En gros plus ça va mal plus l’or est cher, agissant ainsi en tant que valeur refuge. Et plus l’or grimpe, plus les prix relativement stables semblent baisser par rapport à lui… Mais admettons que les prix baissent – ce qui est de fait démontrable pour certaines choses : un GPS ou un téléphone portable de base coûtent nettement moins cher aujourd’hui qu’il y a dix ou quinze ans – et faisons le point sur ce qu’est, en fait, un prix et ce que peut effectivement signifier, en termes de santé économique, une baisse de prix.
Il faut avant tout distinguer le prix de revient du prix de vente. Le premier est la somme de tous les coûts, directs et indirects, impliqués dans la fabrication et la mise sur le marché d’un produit ou service. Le second est le montant maximum pour lequel un marché donné acceptera d’acheter ce produit ou service, et il peut y avoir une très grande différence entre ces deux prix. Maximiser cette différence (d’où provient le profit) est l’affaire du marketing (travailler le marché en aval pour obtenir le prix de vente le plus élevé possible) et des achats (travailler le marché en amont pur obtenir le prix de revient le plus bas possible). Ce qui nous intéresse ici c’est la question du prix de revient, du coût réel des choses.
Un prix de revient est fondamentalement la somme des heures de travail prestées par des humains pour produire ce bien ou service. Etant donné qu’a la base les matières premières ne coûtent rien (la Terre ne demandant pas de tribut), le coût de ces matières est le coût de l’extraction : le temps passé à extraire. Ce même si l’extraction est hautement mécanisée car le coût des machines est également la somme des prestations requises pour leur développement et leur construction. Et il en va de même à chaque étape de la chaîne : tout est réductible à un temps presté, et au salaire payé en contrepartie de ce temps. C’est beaucoup plus évident pour les services tels les soins de santé ou les coiffeurs, mais toute production matérielle est, fondamentalement, réductible à une longue chaîne de services. Bien sûr il existe un certain nombre de facteurs non directement liés, tels les droits et taxes payés à chaque étape, qui entrent en ligne de compte dans le prix de revient réel mais cela ne change rien au raisonnement.
De ceci découle que pour réduire un prix de revient on peut jouer sur deux éléments : la durée totale des prestations, et le taux auquel ces prestations sont rémunérées. Réduire la durée, c’est l’optimisation du processus de production et les économies d’échelle : le passage de l’artisanat à l’industrie, le travail à la chaîne, aujourd’hui la robotisation (sans perdre de vue qu’il faut comptabiliser le temps passé à construire les robots). C’est également la modification de la qualité intrinsèque des “ingrédients” : acheter de la merde reviendra toujours moins cher qu’acheter de la qualité – qui demande plus de temps. Le bio ou le produit artisanal de qualité (ou encore le produit de luxe) est plus cher à produire que l’industriel car on y passe plus de temps par unité de production toutes étapes confondues, que ce soit pour une carotte, une table de salon ou une voiture de sport.
Réduire le taux de rémunération, c’est tout l’enjeu des délocalisations des années 90, et de la mise sous pression des salaires dans un monde de compétition inégale : si vous devez concurrencer des biens équivalents aux vôtres mais produits avec un taux horaire payé un dixième ou un vingtième du vôtre, vous avez un problème. Auquel vous pouvez répondre de plusieurs façons : tout délocaliser, vous approvisionner le plus possible dans les zones à bas coût et faire pression pour réduire vos propres coûts du travail, ou abandonner ce marché au profit d’un autre marché non (encore) soumis à ce type de concurrence. Mais dans tous les cas l’économiste libéral y verra un “progrès” car il estimera que les ressources seront ainsi allouées de la manière la plus optimale. Effectivement il paraît cohérent de dire que si vous pouvez fabriquer ce produit pour x plutôt que 2x, le x surnuméraire pourra être utilisé à autre chose et tout le monde est gagnant.
C’est joli, mais c’est malheureusement parfaitement faux en réalité car cette vision du marché, issue de la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, repose sur des hypothèses non vérifiées en pratique, à savoir : la valeur du travail est égale au prix multiplié par la quantité de travail ; la concurrence doit être parfaite ; il doit y avoir immobilité des facteurs de production au niveau international (seules les marchandises circulent) et enfin la productivité doit être constante.
Dans la réalité, donc, la diminution des prix implique que moins de travail est payé pour faire le même produit (soit il y a moins d’heures prestées, soit elle sont moins payées), sans qu’il y ait nécessairement basculement de ces heures non prestées vers une nouvelle activité ou compensation, ce qui mène tout droit au chômage et à la paupérisation des personnes et des Etats. Etats qui tentent de boucher les trous en empruntant à grands frais aux banques privées (l’arnaque du millénaire, soit dit en passant).
La spirale descendante s’auto-entretien : la concurrence à bas prix entraînant une baisse des revenus et du pouvoir d’achat local, les gens affectés achètent de préférence… des produits à bas prix. Et donc effectivement on peut penser que l’accès à ces produits permet de maintenir, voir d’augmenter le pouvoir d’achat global mais ce pour un temps limité seulement, et il semble que nous soyons aujourd’hui au bout de ce temps-là.
En effet, dans nos économies ouvertes l’argent entre sous forme de crédits qui servent à payer, entre autres, les prestations sociales liée a la disparition du travail (chômage, bureaucratie, santé publique, sécurité…) pour finalement sortir pour payer les importations (par contraste à une économie fermée où l’argent tourne et ne disparaît pas, enjeu des monnaies locales).
Arrive un moment où le coût des crédits (intérêt et remboursement des capitaux) compense, puis excède l’avantage associé aux bas prix : l’impôt excessif et les charges de toutes sortes diminuent la qualité de vie et on se retrouve comme les grecs : plus d’argent, plus d’industrie, plus de savoir-faire, plus rien sauf des importations bon marché plein les magasins mais que plus personne ne peut se payer, et un pistolet marqué FMI sur la tempe.
Le libéralisme à la sauce Contrepoints et consorts c’est comme un tournoi de foot dans lequel certaines équipes auraient droit au dopage, et d’autres devraient courir les mains attachées dans le dos. C’est une perversion qui plait aux esprits rationalistes car elle se présente dans les cours d’économie(1) de manière simple, déshumanisée et cohérente.
(1) Voir cet article de 2011 pour un développement de cet aspect “éducatif”.
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