Peter Butzloff, le transhumanisme écolo et l’extension du domaine de la lutte
Vendredi 3 février 2017, le lycée californien où je travaillais jusqu'en juin de cette année invitait Peter R. Butzloff *1, un spécialiste des nanoparticules, pour une conférence suivie d’un dialogue avec les élèves.
Il était également invité pour une autre raison liée à un autre pan de son activité scientifique, moins mis en valeur : la promotion du transhumanisme. L'idée était de confronter les élèves de terminale à cette thématique et d'en discuter en classe de philosophie *2.
Pour préparer ces courts ateliers de débat en classe, il fit parvenir aux élèves, comme base de travail, un document de 14 pages, sa profession de foi, intitulée « Entrepreneuriat écologique grâce à la singularité technologique *3 », et précédemment publié en mars 2013 dans le European Journal of Business Research *4. En dehors de ce document, impossible de trouver quoi que ce soit d’autre sur ses travaux concernant le transhumanisme – sa présence sur internet est extrêmement discrète. Il se déplace pourtant à Washington D.C. afin de discuter de ses idées et de ses perspectives transhumanistes et de rencontrer des personnalités politiques pour imaginer un monde meilleur grâce à l'homme augmenté. Stephen Hawking fait partie de ses proches.
Peter Butzloff est ainsi de ceux qui rêvent de l'homme-machine immortel, en mesure de télécharger sa mémoire et sa conscience dans un ordinateur – le discours aujourd'hui bien connu du transhumanisme.
Plus qu’une croyance, il s’agit d’une idéologie avec ses principes fondateurs :
« La technologie est définie par McDowell comme “la poursuite de l’évolution par d'autres moyens indifférenciables des processus biologiques” (McDowell, 2010). Ce processus impliquera un certain degré de suicide de l’espèce humaine qui laisserait place aux multiples formes possibles de son remplacement technologique. »
Peter Butzloff, "Ecological entrepreneurship through the singularity".
L’originalité de Peter Butzloff vient de la prétention résolument écologiste de ses idées et de son discours, une sorte de transhumanisme vert pour « sauver la planète ». Il prétend ainsi que nous pourrons bientôt communiquer avec les animaux afin de les intégrer harmonieusement au marché.
Son texte est très richement documenté, il référence un large éventail de sources économiques et philosophiques, jusqu’à L’Apologie de Platon. Il remet volontiers en cause l’anthropocentrisme humain destructeur (ou imagine le faire) pour promouvoir ce qu’il prend pour un éco-centrisme bienveillant, bien qu’il parvienne à la conclusion suivante :
« Pour sauver ces animaux et ces écologies, ils doivent devenir exploitable (sic) de manière à être économiquement rentables. »
Peter Butzloff, "Ecological entrepreneurship through the singularity".
Dénoncer le suprémacisme humain et préconiser ensuite que la nature se plie à la logique marchande de l'ultra-libéralisme ne semble pas constituer une contradiction à ses yeux. D’aucuns pourraient trouver ça étonnant. En réalité, ça ne l’est pas. Il est en effet commun chez les libéraux de considérer que le capitalisme et le libre marché sont aussi naturels que les écosystèmes planétaires eux-mêmes.
Lors d'un échange avec lui, précédent la conférence, il me posa la question suivante :
« Ne serait-ce pas formidable si nous pouvions être connectés aux baleines, qui sont souvent blessées par les pales des hélices de gros bateaux, pour les prévenir des passages de navires, afin qu'elles puissent aller nager ailleurs en toute sécurité ? »
Je n’ai pas su quoi lui répondre. Notons surtout ici que dans son esprit, communiquer avec les baleines ne servirait surtout pas à les laisser tranquilles, à éviter de les déranger, mais au contraire à faire en sorte de les dégager des routes commerciales maritimes.
Toujours au nom de la « sauvegarde de la nature », il imagine que nous puissions nous connecter avec certains mammifères marins (dauphins, baleines) pour pouvoir les intégrer en tant que « travailleurs » à des systèmes d'aquaculture en mer ou des systèmes de pêche industrielle.
La machination capitaliste va donc ici plus loin, puisque les dauphins et baleines seraient « civilisés » et transformés en ouvriers aquacoles, dont la valeur viendrait désormais de la potentielle plus-value de leur travail.
« Si les humains doivent tirer leur nourriture des océans, des profits écologiques (sic) peuvent être mutuellement atteints en […] coopérant avec des dauphins déjà naturellement plus aptes à pratiquer l’élevage de poisson. »
Peter Butzloff, "Ecological entrepreneurship through the singularity".
Butzloff imagine aussi l'intégration future de communautés de « Gamers » (ceux qui jouent aux jeux vidéo) à ces systèmes : en échange de points (donnant lieu ou non à une rémunération), ces derniers pourraient par exemple prendre le contrôle (cérébral) de coccinelles et les transformer en avatars capables d'aller éradiquer les pucerons.
« L’agriculture redeviendra une pratique décentralisée, avec plusieurs joueurs connectés qui gagneront de l’argent grâce à l’extermination des pucerons, des coléoptères ou des punaises de pomme de terre, par le contrôle et le guidage à distance d'un insecte, un oiseau ou un autre animal recruté en tant qu'avatar.
De nouvelles méthodes seront découvertes pour prendre le contrôle et partager la perspective d’une armée de drones, d'insectes cyborg, ou pour améliorer les capacités d'interaction avec des animaux instrumentalisés. Les “éco-joueurs” pourront orienter le destin d’une lointaine meute de loups ou d’une bataille entre des armées de fourmis belligérantes. »
Peter Butzloff, "Ecological entrepreneurship through the singularity".
Sa vision d'une marchandisation totale et d’un asservissement systématique du vivant jusque dans l'intimité des pensées de toutes les créatures terrestres et marines, sauvages comme domestiques, est défendue passionnément et annoncée sans pudeur lors de la conférence :
« La raison d’être de ce concept, en tant que business, […] c'est qu'il doit inclure tout le monde, et cela signifie qu'il ne doit pas se limiter à l'humanité. Lorsque nous arriveront à pénétrer l'esprit de ces animaux, il nous faudra considérer leurs affects, il nous faudra considérer leurs droits, ET pouvoir transformer cela en un profit.
[…] Vous pourrez créer une entreprise qui offrira bien plus que les prises de vue d'une caméra placée sur la tête d'un tigre – devenez le tigre ! Qu'est que cela fait d’être un tigre ? C'est le genre de truc qu'on pourra exploiter [to tap in, en anglais]. »
Peter Butzloff, Enregistrement audio de la conférence *5.
En dehors de la communication avec ou de la prise de contrôle des animaux et de leur transformation en appendices de smartphones, Peter Butzloff n'oublie pas ses frères humains.
Jamais à court d'idées originales, il propose la « location » des esprits et des corps comme moyen de réduire le trafic aérien et ainsi de contribuer à sauver la planète.
Imaginons par exemple un individu qui souhaiterait être présent dans un endroit à l'autre bout du monde : celui-ci pourrait louer le cerveau de quelqu'un qui s’y trouve déjà, via internet, et prendre le contrôle de ses sens et de ses facultés de communication. Des humains seraient ainsi employés, rémunérés pour être transformés en interface Skype.
Lors de cette courte conversation que j'ai eu la chance d'avoir avec lui, avant la conférence, je lui ai dit que les Amérindiens qui vivaient où nous sommes, dans la Californie actuelle, communiquaient déjà et vivaient en relative harmonie avec les communautés non-humaines locales ; avec les grizzlis californiens notamment qui étaient extrêmement nombreux, mais qui ont aujourd'hui disparus.
Il me répondit tout de suite : « Oui, c'est très intéressant, les Indiens avaient des technologies très sophistiquées pour communiquer avec les animaux... »
Je le coupais net pour lui demander s’il ne faisait pas référence à une « culture » plutôt qu’à une « technologie ». Il ne me répondit pas (probablement, j’ose espérer, parce qu’il a été pétrifié par un éclair de lucidité lui dévoilant pendant une fraction de seconde l'incohérence de son discours).
Après son exposé, les élèves de terminale eurent la possibilité de lui poser des questions. La toute première visait à savoir si le transhumanisme allait changer notre relation au genre et à la sexualité, et rendre les deux sexes obsolètes.
La réponse de Butzoff, en résumé : potentiellement, oui, bien sûr.
On peut le croire sans en douter une seule seconde, la clientèle étant déjà prête, stimulée par un marketing sociétal si disproportionné qu'on distingue clairement son véritable moteur : le marché.
« Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. »
Michel Houellebecq
Toutes les civilisations humaines ont ravagé le monde naturel (les cultures humaines qui vivaient en équilibre relatif avec la nature n’étaient pas des civilisations *6). La civilisation industrielle continue avec une vélocité exponentiellement croissante.
L'ironie de cette histoire et de constater qu'un scientifique tel que Peter Butzloff pense pouvoir réussir à inverser la tendance en étendant le domaine de la lutte à la totalité de la biosphère.
Dans le langage guerrier qu'il utilise abondamment (« extermination des pucerons », « armée de drones » ...etc) on peut déjà anticiper que cette extension du domaine de la lutte révélera très vite ce qu'elle a toujours été, c'est à dire une guerre.
Son discourt extrême et parfois grotesque ne devrait pas faire oublier que c'est le tort impardonnable de l’écologie politique aujourd'hui, et de ses piteuses tentatives de « développement durable ».
À l'heure ou des milliards de dollars sont investit dans la recherche transhumaniste par les plus grosses entreprises de la Silicon Valley, Peter Butzloff offre une démonstration par l'absurde qu'il faut rester bien vigilent envers la religion des « technologies high-tech pour sauver la planète », quelque-soient ses intentions.
Sébastien D. – décembre 2017.
Notes et références.
1 - Dr. Peter R. Butzloff est titulaire d'une maîtrise et d'un doctorat en Science des Matériaux, obtenus à l'Université du Texas. Détenteur de plusieurs brevets commerciaux dans le domaines des nanotubes de carbone et des polymères hybrides. Créateur et actuel président du « Honey Bee Research Institute » et de « Nature Center, Inc. » basés à Saint David, dans l'état du Maine, aux États-Unis. Peter Butzloff enseigne enfin comme professeur adjoint à l'Université du Maine.
2 - Il ne s'agissait pas d'une volonté affirmé du lycée de donner une tribune à ce discours si particulier, mais d'une occasion fortuite, Peter Butzloff étant un ami du professeur de science. Le but était de provoquer un débat philosophique sur le transhumanisme avec les élèves de terminale.
3 - « Ecological entrepreneurship through the singularity. » - Peter R. Butzloff, University of Maine, Orono, Maine, USA - https://app.box.com/s/242dlapo2yxyr71kyuf4d62hy2wks37m" ; (PDF à télécharger, 10 pages, anglais.)
4 - http://www.iabe.org/domains/IABE-DOI/accessIABE.aspx?DOI=EJBR-13-1.1
5 - Petit passage audio de la conférence, enregistré avec mon téléphone – mp3, 6 minutes. Citation à 3 minutes 14 sec.) https://app.box.com/s/9vvvf9l7mc6dihtef35vejlzszgj1yos)
6 - « Et si le problème, c’était la civilisation ? » : http://partage-le.com/2017/10/7993/
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