Petit papa Le Pen, quand tu remonteras au ciel... (air connu)
La bataille fait rage actuellement pour savoir si Le Pen obtiendra, ou non, ses parrainages pour pouvoir participer à l’élection présidentielle de 2007. Au-delà de cette question, revenons sur le parcours de Le Pen et sur l’impact de ses idées sur l’opinion. La France est-elle en train de devenir le premier pays où les idées d’un homme parviennent au pouvoir sans qu’il ait été élu ?
2 janvier 1956
Elections législatives en
France. Le jeune Jean-Marie Le Pen, âgé de vingt-sept ans, fait son entrée à l’Assemblée nationale, comme député du mouvement poujadiste, Union et Fraternité française. Il est alors le plus
jeune élu de la députation, battant de peu Valéry Giscard d’Estaing, de deux
ans son aîné. Il perdra ce siège de député le 25 novembre 1962, après avoir été
réélu sous l’étiquette du CNI (Centre national des indépendants et paysans), sous la houlette d’Antoine
Pinay et toujours aux côtés de Giscard.
Depuis ces débuts
fracassants, Jean-Marie Le Pen a peu varié de discours. L’UFF était déjà
un parti populiste. Avec comme but principal de "sortir les
sortants", ce parti est opposé à l’Europe naissante (le Traité de Rome n’a
été signé qu’en mars 1957), ainsi qu’à la fiscalité grandissante de l’Etat
(jugé de "vampire") et il est anticommuniste. En pleine crise
algérienne, il veut également maintenir l’Algérie au sein de la République.
Le Pen sera toujours
vigoureusement partisan de l’Algérie française. Associant le geste à la parole,
il a d’ailleurs repris du service comme parachutiste. Ce choix l’ayant
apparemment amené à pratiquer la torture, il est naturellement classé parmi les
anti-Arabes, proches de l’OAS et des colons français. Pour contrer cette image
raciste, Le Pen cite volontiers son engagement auprès d’Ahmed Djebbour.
Partisan de l’unité de la République et de l’Algérie française, cet Algérien a
été élu en 1957 avec son aide. Lorsque Djebbour sera victime d’un attentat du
FLN, Le Pen l’accueillera même chez lui, à la Trinité-sur-Mer. De fait, la
xénophobie de Le Pen semble toujours avoir été dirigée davantage contre
les Juifs que les Arabes. Il est ennemi de l’immigration, principalement pour
des raisons économiques, et justifie ce principe pour protéger les
"faibles" et favoriser la "préférence nationale" dans le
cadre de la globalisation. Tout comme de Gaulle ou Mitterrand avant lui, il est
resté partisan de l’Empire français, colonialiste et rayonnant. Il n’est pas
étonnant, donc, qu’il cherche à intégrer dans son mouvement autant de militants
arabes que possible.
Le souverainisme
Le Pen et le Front national ont été parmi les premiers à lutter contre l’Union européenne. Ce
positionnement est l’une des causes de la rupture au sein du CNI avec Giscard.
Ce parti est devenu une passerelle entre la droite parlementaire et le Front national. Violemment nationalistes, les militants d’extrême-droite se sont
rapidement scindés en deux groupes antagonistes. Le Parti des forces nouvelles, émanant d’Occident tout
comme la plupart des fondateurs du Front national, prônait une Europe unie, du
Portugal à la Russie, sous forme de confédération. Evidemment, il s’agissait,
dans l’esprit de ses promoteurs, d’une forme rénovée du fascisme ou du
national-socialisme, ayant provoqué la résurgence du parti mussolinien en Italie,
par exemple. Contrairement à cette ligne, Le Pen défend une ligne purement
nationale et, à ce titre, plus proche des valeurs traditionnelles de la droite
française, monarchiste et antiparlementaire. Il récupère également une partie
des nostalgiques du maréchal Pétain, maurrassiens, ultranationalistes. Les
débats concernant Schengen, Maastricht et, plus récemment, le projet de
constitution européenne, ont renforcé cette ligne politique. La plupart des
partis de droite adhèrent, publiquement ou non, à ces thèses. Seuls les
militants historiques pro-européens (Républicains indépendants autour de Giscard, UDF...) continuent à militer pour
l’union. A gauche, le démarquage de Chevènement a lancé le mouvement qui a
abouti au rejet du projet de traité pour une constitution européenne par une
large fraction de l’électorat socialiste et communiste, pour des raisons
diamétralement opposées de celles des souverainistes de droite.
Quelle serait la position
de Ségolène Royal à cet égard, si elle était élue, compte tenu des récents sondages eurosceptiques ? Une majorité s’étant prononcée nettement contre
ce traité, on peut raisonnablement penser que nous entrons dans une période où
les idées défendues par Le Pen à propos de l’Europe gagneront encore du
terrain, avec ou sans lui.
La préférence nationale
Lorsque la France comptait à peine un ou deux pour cent de
chômeurs, l’immigration ne semblait poser aucun problème. Le Pen a
rapidement compris que ce thème deviendrait crucial dans les années 1970. Le
retour des Français d’Algérie s’est souvent produit dans des conditions
difficiles. Proche de ces milieux, le président du Front national a su capter
leurs voix. Alors que la France continuait à faire appel à une immigration
économique importante tout au long des années 1960, notamment pour répondre à une
demande croissante, l’évolution du chômage, dès 1967, a favorisé les positions
de Le Pen sur ce thème. Progressivement, on a entendu des dirigeants,
même socialistes, admettre que la
France ne peut pas accueillir toute la misère du monde (Rocard), même
si celui-ci ajoutait : mais
chaque pays doit en prendre sa part. Chirac, en parlant de
l’insupportable bruit,
mais surtout de l’odeur que
répandraient les familles d’immigrés, n’a rien fait d’autre que de tenter de
récupérer ce thème. Idem pour Sarkozy, qui désire choisir son immigration. Même Ségolène Royal déclare aujourd’hui
qu’il faut éviter une régularisation massive des sans-papiers, risquant de créer un appel d’air.
Elle dit préfèrer une démarche au
cas par cas, dans un flux
continu, pour régulariser
de façon progressive ceux qui sont sur
notre sol et dont notre économie a besoin. Elle veut également expulser systématiquement à leur
sortie de prison les délinquants
dangereux, même si ceci ne concernerait que les auteurs de crimes ou de délits arrivés depuis peu
en France1. De fait, en agissant de la sorte, elle rétablirait la
double peine. Inutile d’insister sur Philippe de Villiers, qui agite le thème
de l’immigration comme un chiffon rouge.
Il est certain que les attentats du 11 septembre et la
montée en puissance de l’islamisme international sont venus apporter plus d’eau
encore au moulin du FN. Cela veut-il dire que Le Pen, président de la
République, adopterait des lois privant un certain nombre de "Français
issus de l’immigration" de leur nationalité ? Il faudrait alors
remonter aux lois raciales allemandes de 1933 à 1939 pour trouver une mesure équivalente,
ou aux lois concernant "l’ivoirité" introduites par Laurent Gbagbo et
Henri Konan Bédié. Mais, de fait, l’administration freine le renouvellement des
titres de séjour des immigrés ou de leurs enfants par diverses tracasseries.
Alors que plus de la moitié de la population se trouve au-dessous d’un niveau
de vie acceptable, sous la menace permanente de la perte de son emploi, le fait
de vouloir protéger le tissu social et industriel du pays peut passer pour une
politique raisonnable, voire indispensable.
L’antiparlementarisme
Le nombre d’affaires
scandaleuses impliquant des hommes politiques de premier plan n’a pas cessé
d’augmenter depuis les années 1970, accréditant le fameux "tous
pourris" et le slogan Tête
haute, mains propres, que Le Pen a si bien su utiliser au cours
des dernières années. Sans doute, dans les faits, la corruption n’a-t-elle pas réellement
beaucoup augmenté, surtout concernant l’enrichissement personnel. Chacun admet
pour soi comme une évidence, presque un droit, de pouvoir frauder le fisc, de
dissimuler des revenus, de travailler au noir... Mais la corruption des élites
apparaît comme le sommet de l’indécence. Les jeunes loups de la politique,
comme Arnaud Montebourg à gauche, ou feu Thierry Jean-Pierre à droite, ont fait
de ce sujet le centre de leur action politique. Nicolas Sarkozy, en dénonçant
le scandale Clearstream à son seul profit, ne fait que prendre position pour
protéger son image de chevalier blanc de la politique. Quelles sont
les réelles casseroles qui suivront, s’il est élu président ? Et
reprochera-t-on un jour à Ségolène Royal d’avoir utilisé un jet privé pour rentrer
à Paris au lendemain d’un meeting à Toulouse3 ?
La haine des élites et de
"l’establishment"
Le Pen sort du jeu des
partis traditionnels à partir de la scission du CNI, en 1962. Son frère ennemi,
Giscard, est devenu l’étoile montante de la droite de l’époque. Celui-ci est alors
ministre des Finances du gouvernement Debré, alors que Le Pen s’était
placé dans le sillage d’Antoine Pinay durant la mandature précédente, en
siégeant notamment à la Commission des finances pour les dépenses militaires.
En 1965, son attachement à
Tixier-Vignancour, candidat de l’extrême-droite à l’élection présidentielle, le
place à l’extérieur du nouveau système politique. L’adoption du scrutin
majoritaire à deux tours par la Ve République l’exclut
définitivement du jeu parlementaire. Au niveau local, il ne dispose pas des
soutiens paysans sur lesquels le parti poujadiste avait connu son plus grand
succès. Pour une bonne partie, cet ancrage local se déplace vers le futur UDF,
autour de Giscard.
Aux présidentielles de
1974, Le Pen remporte moins d’un pour cent des voix. En dix ans, il va
passer à 14%, devenant un acteur incontournable du paysage politique français.
L’opinion juge que
Mitterrand a sciemment créé les conditions d’un renforcement politique du Front national, en lui permettant d’accéder à l’Assemblée nationale. Pourtant, cette
entrée n’a été rendue possible que par deux faits précis. D’une part, le
changement de mode de scrutin faisait partie du programme socialiste et des 110
propositions du candidat en 19812. D’autre part, la "dissidence
électorale", conduisant au vote pour des listes non gouvernementales,
pour les partis extrémistes, ou au vote blanc, est un phénomène qui a
constamment progressé depuis 1978. Aux dernières élections législatives, le
total de ces votes protestataires, rappelant le slogan "sortir les
sortants" originel, représente 50,7 % des inscrits.
En exigeant un nombre plus
important de signatures pour la candidature présidentielle, Giscard a mis à
l’écart Le Pen de l’élection présidentielle en 1981. Cette mesure était censée diminuer le nombre de candidatures et ne visait pas uniquement le Front national, qui ne représentait aucun danger électoral à l’époque.
Mis au ban, le Front national n’a plus qu’une seule stratégie possible : une critique constante
et virulente de la classe politique en place. Etrangement, ce positionnement
est aujourd’hui réclamé par la plupart des candidats à la présidentielle.
Sarkozy veut une rupture tranquille. Dans son équipe, toute une génération de
quadras attend son tour. Mais il s’agit encore de cadres formés par l’ENA,
comme Emmanuelle Mignon, major de sa promotion, Valérie Pécresse, Jean-François
Copé, Renaud Dutreil, Hervé Gaymard... De même François Bayrou déclare-t-il vouloir
une "révolution centriste", alors qu’il fait lui-même partie du jeu
politique depuis plus de vingt ans en tant que député, nommé ministre dès 1993.
A gauche, sans parler des traditionnels contestataires communistes (PC, LCR,
LO...), Ségolène aussi veut donner l’image d’une "gazelle" luttant contre
les "éléphants". Elle-même est pourtant sortie de l’ENA, a tracé
toute sa carrière comme apparatchik du Parti socialiste, conseillère auprès de
François Mitterrand, députée parachutée dans les Deux-Sèvres, ministre depuis
1992... Ces trois candidats prétendent faire de la politique
"différemment", rejoignant ainsi un des thèmes favoris du leader de
l’extrême-droite française.
Une économie de boutiquier
Conformément à son passé
poujadiste, Le Pen défend les petits commerçants contre les trusts et les multinationales.
Il se place dans une tradition pétainiste, vantant le corporatisme contre le
syndicalisme, l’artisanat contre l’industrie. Plus largement, l’argent étant
une valeur "sale" du point de vue chrétien, il le rejette comme une
valeur "judaïque". La globalisation et la finance internationale sont
associés, dans l’esprit de beaucoup de Français, à ce que les milieux
antisémites appellent la "juiverie" internationale. On entretient, en
filigrane, l’idée que la franc-maçonnerie et les lobbies pro-israéliens, les
défenseurs des droits de l’homme et les membres de la Licra constituent une
forme de complot pour diriger tous les leviers de la société française, au
détriment des pauvres ouvriers ou employés, dépourvus de toute arme pour se
défendre. C’est ce qui rassemble Le Pen et Dieudonné, ce qui permet de
pardonner le crime de Fofana, ce qui autorise quelques musulmans à rejoindre le
Front national. C’est un antisémitisme fondamental. Sur ce point, aucun autre
candidat à la présidentielle n’oserait prendre ouvertement parti. L’échec de
Fabius et de Strauss-Kahn à la primaire du Parti socialiste n’est-il pas une
conséquence inconsciente de cette propagande ? On préfère visiblement une
femme solidement implantée dans son terroir, plutôt que deux cosmopolites aux
origines "troubles".
Et si Le Pen n’obtient pas ses cinq cents
signatures ?
Un grand nombre de
personnes se sont inscrites sur les listes électorales récemment, apparemment
pour faire barrage à Sarkozy à la présidentielle. C’est peut-être l’effet Kärcher souhaité par les personnalités issues des banlieues. C’est
sans doute, aussi, le résultat d’une plus grande politisation d’une génération
de gauche, désirant effacer le souvenir du premier tour de 2002. Reste à savoir
comment tous ces nouveaux électeurs voteront au premier tour de la présidentielle si Jean-Marie Le Pen en est exclu, de fait, par manque de
soutiens. Et surtout, quelle sera l’attitude des électeurs d’extrême droite aux
législatives qui suivront, si leur favori est, pour la deuxième fois de sa
carrière, exclu du débat ? Si la proportionnelle était réintroduite, ainsi
que le réclame une bonne part des partis contestataires, les députés UMP
seraient presque deux fois moins nombreux, largement au profit du Front national, qui disposerait de soixante députés au moins. Aucun gouvernement ne serait
possible à droite sans l’apport des voix du Front national4.
Rappelons-nous que le
Front national a connu sa plus forte progression après les présidentielles de
1981, dont Le Pen était absent. Pour son dernier tour de piste, le vieux
renard de La Trinité-sur-Mer risque de nous laisser de drôles de souvenirs au
pied du sapin.
Notes :
1 Source : www.segoleneroyal2007.net
- tout le programme de Ségolène Royal.
2 Proposition n°47 : la représentation proportionnelle
sera instituée pour les élections à l’Assemblée nationale, aux assemblées
régionales et aux conseils municipaux pour les communes de 9000 habitants et
plus. Chaque liste comportera au moins 30 % de femmes.
3 Rapporté par le journal Libération à la suite du meeting des primaires socialistes à
Toulouse. A titre indicatif, un vol coûte en moyenne 8000 €.
4 Voici la simulation d’une assemblée élue à la proportionnelle
intégrale, sur base du premier tour des législatives en 2002 : UMP - 192 sièges (-159), PS - 139 sièges (-3), Front national - 65 sièges, UDF - 28 sièges (+2), PC - 28 sièges (+6), Verts - 26 sièges (+23), divers droite - 21 sièges (+12), Chasse, pêche, nature et traditions - 10
sièges, Parti radical de gauche - 9
sièges (+1), Ligue communiste révolutionnaire - 7 sièges, Lutte ouvrière - 7 sièges, Pôle républicain (Chevènement) - 7 sièges, divers
écologistes - 7 sièges, divers
gauche - 6 sièges, MNR (Mégret)
- 6 sièges, Mouvement pour la France (Villiers)
- 5 sièges, Démocratie libérale - 3
sièges, Rassemblement pour la France (Pasqua)
- 2 sièges (-1), divers extrême-gauche -
2 sièges, Régionalistes - 2 sièges
(+1).
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