Petit procès de l’insignifiance
Feuilleton en cinq actes
1 : Faits et gestes
En général, le droit des autres est respecté, même s'il est gênant ; si un bel arbre dans votre jardin bruisse de musiques, de chants et de vent, ravissant la peine des marcheurs solitaires, du voisin qui, grâce à lui ne voit pas votre affreuse bicoque , sans parler du bonheur des oiseaux, des insectes butineurs, vous avez, grâce au « je fais ce que je veux chez moi », le droit de l'abattre en vertu de votre droit au soleil ou à la vue ; ou simplement parce que vous n'aimez pas les arbres. Tous ceux qui se sentent spoliés serrent les dents, rêvent de vous étrangler, mais personne ne le fait : vous êtes dans votre droit.
Il arrive que ce droit soit discutable, qu'il faille un géomètre, un expert, un procès à l'amiable ou à la haine : quelqu'un qui représente le droit des citoyens, tranche. Le perdant pleure, crie à l'injustice, peut remettre le plat, ou bien déprime et se rend malade ; le gagnant jubile ou trouve cela tout à fait normal.
C'est la vie ensemble : tu as le droit de rehausser ta maison d'un étage et m'ôter mon soleil, mais tu n'es pas Hannibal et je ne suis pas un grand sage.
À côté du droit, et autrement fondamental, il y a le caractère et le psychisme des gens ; il y a ceux qui se font toujours avoir, ceux qui s'imposent, et ceux qui tirent leçon.
En général, pour les rupins, ça va tout seul, les obséquieux se vautrent et le quidam ordinaire, à force qu'on ait rentré dans ses neurones qu'un nanti ça se respecte, c'est passé dans les gènes et la manière est naturelle de faire libre le passage !
Pour les petites gens, petites dans leur portefeuille et dans leur tête, devenir propriétaire, c'est pas rien. Cela leur confère un pouvoir. Rarement de partager ou de donner, plus souvent de s'imposer et de contrarier, si ce n'est pire.
Le droit, c'est à peu près aussi chiant que ce que je vais raconter : le défi est grand de parler de procès sans endormir le lecteur ! Le langage ésotérique du Droit donne, pardonnez la vulgarité, envie d'éructer ou faire des bruits de corps pour rompre ce charme maléfique, petits attributs du pouvoir et ramener ces gens-là à la vie, celle de ceux qu'ils jugent.
Or donc il advint qu'un jour, moi aussi, j'eus à faire valoir mes droits !
Tout petits, ces droits, cinq mètres carrés à tout casser, que je réussis à faire valoir par un PV de bornage aimable avec mon voisin de l'époque. Un peu plus de 200 euros de frais, ça me paraissait déjà cher pour des mètres que j'avais censément déjà payés.
Cette clôture qui, plutôt qu'aller droit , selon une médiane, s'avançait inexorablement vers le mur de mon atelier, vue de ma fenêtre, m'agaçait, parfois jusqu'à l'obsession.
Une fois l'acte acquis, l'été était bien avancé et il était hors de question d'écraser ou blesser mes plantes pour réimplanter la clôture ; du reste, le fait reconnu, transcrit en langage de droit, avait suffi ; j'avais maintenant le temps !
L'automne fut abominablement pluvieux, l'hiver glacé dans cette cour sans soleil, ce fut donc au printemps suivant que je programmai ces travaux. Entre temps mon voisin avait vendu sa maison.
Je ne l'ai pas vu arriver, je n'ai pas vu son déménagement ; un soir, elle a frappé à ma porte et s'est présentée comme « ma nouvelle voisine ». Elle était toute petite brunette, impossible de croiser son regard et elle ne m'a guère laissé le temps de dire, ne serait-ce que « bienvenue ». Elle était déjà partie. On se fait une idée des gens la première fois qu'on les voit, de ma vie cette impression n'a jamais été démentie. Elle m'avait paru malheureuse -plus tard j'ai vu qu'elle était seule avec son fils de cinq ans et j'ai pensé à un mauvais divorce, car son malheur n'était pas fait d'abattement-, pas très sympathique et j'ai su qu'on ne se fréquenterait jamais. Pendant que la maison était en vente, j'avais eu des appréhensions, je ne peux pas dire prémonition, mais j'avais vraiment eu peur d'avoir affaire à des sales voisins !
Aux jeux que j'entendais le samedi matin - le reste de la semaine elle partait avant sept heures et demi et rentrait à la même heure du soir- je comprenais que ce gamin sans père - jamais un homme ne venait le chercher, jamais elle ne s'en séparait -, subissait une mère tout-puissante qui défoulait avec lui sa hargne mêlée de désir ; mes invités qui entendaient cela, aux cris du gamin pensaient au pire ; je les rassurais, non, c'était juste une femme frustrée, blessée, qui se servait de son gosse mais ne dépassait, j'en étais sûre, aucune borne même d'inconvenance.
J'ai dû la croiser deux fois avant le fameux soir ; elle était devenue blonde.
Une fois, dans sa cour, elle avait une bronchite carabinée et je lui avais proposé de ramasser les feuilles de mon figuier qui jonchaient le sol ; « ce n'est pas à vous de faire ça » me dit-elle, elle semblait tellement malade que je l'ai quand même fait, en deux minutes ! Elle me parlait pendant ce temps, de ses déplacements, de son boulot : elle travaillait au Tribunal. Elle ne pouvait être que greffière, juge ou proc elle n'aurait pas atterri là.
Je suis assez perméable aux choses, aux gens, aux atmosphères et quand je l'ai interpellée, en ce mois d'avril, je me doutais que je ne serais pas bien reçue. Je lui ai dit simplement que je prévoyais de faire les travaux dans le courant de la semaine, sans pouvoir lui préciser le jour vu que je demandais de l'aide et qu'on ne m'avait pas encore donné de réponse.
J'étais rentrée dans sa cour et, à peine avais-je fini ma phrase, qu'en se penchant comme pour ramasser quelque chose, elle me répondit : « Non, ce n'est pas possible, mon père rentre à l'hôpital demain ». On ne s'attend pas à ces choses-là ; je suis restée sans voix. Alors c'est elle qui a continué, avec une voix monocorde et une difficulté à articuler qui me fit penser plus tard qu'elle prenait peut-être des cachets. Le souvenir exact je ne peux l'avoir car son charabia qui se voulait érudit de droit me saoulait, sauf un leitmotiv, répété sans lassitude toutes ces années, inscrit dans le marbre des archives judiciaires : l'agent ( immobilier) m'a dit qu'il ne s'agissait que de quelques centimètres au fond de la cour. Et cela durait durait ; elle me parlait comme si j'étais débile ou comme si le français n'était pas ma langue à tel point que, gênée pour elle, alors que ce n'était pas dans mes habitudes, je lui soufflai : « Mais vous savez, j'ai été prof de fac ! ».
Ce qui s'ensuivit m'a obligée à m'asseoir sur le rebord du mur ; je l'écoutais en me glaçant de l'intérieur ; pourtant j'en étais encore à être dans une relation normale, enfin je veux dire entre gens normaux ; elle me dit « Quand on voit ce que vous êtes devenue » ; c'est drôle mais je me suis dit « qu'est-ce que je suis devenue ? » ; elle continua sur sa lancée, en parlant un peu plus fort : « Je vais faire venir les sanitaires ! Vous vivez avec trois bêtes dans cinquante mètres carrés » ( cinquante mètres carrés ?), « Et puis votre atelier a été construit sans permis ! » ; « Oh ! Il y a plus de soixante ans ! Il doit y avoir prescription ! » ; je riais un peu, trouvant au fond tout ceci assez loufoque ; « tch tch » fit-elle sur un ton qui toise un inférieur que l'on méprise autant qu'on peut. J'ai eu droit à ma cheminée, que je ne ramonais pas – je la ramone tous les mois !- à ma porte que je ne ferme pas à clé – qu'est-ce que ça peut lui faire-... je sentais mes jambes se dérober sous moi. J'avais tellement envie de pleurer que je me suis levée soudain et suis rentrée chez moi sans la regarder.
Il m'a fallu bien dix minutes et deux cigarettes pour me remettre un tant soit peu ; j'ai appelé le géomètre, mais il était déjà parti. Je bouillonnais, j'ai décidé de tirer le cordeau, ce qui était épique par dessus mes clôtures, pour lui montrer qu'elle se montait la tête pour pas grand chose ! J'avais besoin d'agir.
Mais avant, j'avais demandé conseil à Confucius, et... je ne l'ai pas compris. Il me conseillait « La retraite » ; j'ai interprété que je ne lui parlerais plus !
Je n'avais pas mis mes lunettes, elles étaient lourdes, elles me tombaient sur le nez et j'y voyais assez pour ce que j'avais à faire. J'étais en train d'attacher la cordelette au niveau de la borne en bas de ma cour, quand je l'ai vue sortir de sa cuisine et descendre ses trois marches, un objet dans la main droite et un autre dans sa main gauche levée. Elle s'est avancée de trois pas et a coupé la corde d'un geste où toute sa violence et sa haine étaient contenues. J'ai défait le nœud qui me laisserait du mou, j'ai remonté ma cour, suis rentrée dans la sienne et j'ai renoué la corde là où elle l'avait coupée. Elle s'était un peu éloignée et pendant que je faisais la boucle, elle coupait, là puis là puis là ; j'ai baissé les bras ne sachant que faire, cinq secondes qu'elle a mises à profit pour se reculer et, brandissant l'objet qu'elle avait dans sa main gauche, elle me prit en photo en déclarant : « Je vais porter plainte contre vous pour violation de domicile ».
Parfaitement cinglée ! Mais tout à fait horripilante ! Je me suis approchée d'elle, je la dominais de toute ma hauteur, je l'ai traitée de connasse et l'ai prévenue, après qu'elle m'avait dit avoir appelé les flics , qu'elle pouvait bien faire venir le pape si elle voulait, je ferais ce que je voulais chez moi ! Drôle de phrase dans ma bouche mais sortie d'un jet, spontanée ! Et la poussant un peu fort de la main à l'épaule, je suis partie.
J'étais tremblante de colère, de dépit, de honte sans pour autant comprendre sur le coup que j'avais réagi à sa provocation. Et que sa provocation était programmée.
J'étais reposée, calmée le lendemain et forte de ce nouveau jour qui s'annonçait ensoleillé, je lui ai écrit un petit mot lui disant que je regrettais de m'être emportée, et toute à ma découverte d'avoir été piégée, ressentant cela comme inexcusable, je l'écrivis : je me suis emportée, c'est inexcusable ! Concluant néanmoins que les limites étaient sans ambiguïté ! J'ai glissé le mot sans enveloppe dans sa boîte à lettre qui n'était qu'une fente dans sa porte d'entrée.
Quand j'y repense aujourd'hui, je me dis que quand on est con on mérite son sort et parce que je sais quel usage et quel impact a eu cette lettre, je me dis que l'envie de calmer le jeu, de revenir aux choses ordinaires avec cette personne avec laquelle je partagerais peut-être cet espace exigu jusqu'à la fin de mes jours, était naïve. Il y a des moments dans la vie où un pas entraîne des années de galères. Et je n'avais pas compris Confucius cependant que cela remontait bien en amont quand je m'énervais de voir cette limite de guingois et que je rêvais de pouvoir passer avec des bûches dans les bras sans avoir à me mettre de profil ou bien d'installer un réservoir de récupération d'eau !
Je buvais mon café quand ils sont arrivés ; son père, un grand bonhomme d'à peu près mon âge au faciès de boxeur aviné et elle. Sa nuit, à elle, l'avait remontée, la présence de son père la confortait. Je me suis retrouvée sans savoir bien comment, dans le haut de la cour avec eux, et son père, me toisant de toute sa hauteur me dit : « Vous avez quasi claqué ma fille ! Si j'avais été là je vous aurais massacrée ! ». Je n'ai pas eu besoin de penser à Confucius pour la boucler ; j'entendais à nouveau que j'étais bête, que je n'avais rien compris, que ces clôtures-ci étaient bien placées, elle me parlait de numéros de parcelles, lui, prenant une mesure au hasard me disait : « vous voyez ? » ; oui, je voyais, d'un côté un mètre soixante, de l'autre un mètre quinze ; « je vous interdis de passer par là » dit-elle en me montrant la porte de son côté, qui était l'entrée d'usage depuis toujours, la mienne étant bloquée. Elle avait le PV en main, comme preuve de mes torts.
Un quart d'heure d'avalanche de mélange de faux arguments, d'agressivité, de dédain !
J'ai appelé le géomètre, lui ai raconté en trois mots de quoi il retournait et il me dit : « Vous avez affaire à une emmerdeuse, laissez dire et faites vos clôtures ».
Rassurée, j'ai pu ce jour-là faire ce que j'avais à faire.
Le lendemain, Laurent devait arriver vers treize heures ; cela me laissait le temps, le matin, de démonter l'ancienne clôture, en fait détacher un vieux grillage à poules tout rouillé, le retirer avec moult précautions et écorchures, l'écrabouiller pour en réduire le volume, virer des gravats en les évacuant dans des seaux puisque je respectais l'interdit de sortir par le portail où j'aurais pu utiliser une brouette. En revanche, impossible d'arracher les piquets, je comptais sur les gros bras de mon aide ! J'avais à peine fini quand Laurent est arrivé ; j'étais en nage, le stress plus que la chaleur me faisait transpirer.
Nous avons bien ri à nous contorsionner pour ne pas mettre un orteil de l'autre côté du cordeau, évitant un lilas, se couchant sous une branche du figuier, mettant les pieds sur un tracé virtuel dessiné en l'air à la hâte pour ne pas écraser les futures pousses de mes vivaces, mais pour tirer celui-ci, il nous avait quand même fallu arracher quelques mauvaises herbes et, pousser un caillou, qui dans l'alignement de quelques autres faisait un ovale autour d'un trou de terre, cette pierre calcaire qu'on trouve partout sur les Causses, était à cheval sur les limites et bien ancrée de mon côté ; et parce qu'elle était lourde, j'ai dû enfreindre notre code d'honneur et mettre deux pieds sur « la propriété » ( comme elle s'est plu à le dire cent fois par la suite) de ma voisine. Là où nous devions arrêter la clôture, des planchettes de bois obstruaient un passage laissé libre entre le grillage et le montant d'un portillon gondé sur le mur de sa maison. Le bois était si vermoulu qu'il était impossible de les scier, si bien que j'en ôtai les clous un à un, éviter que quelqu'un ne s'y blesse ; dans l'espace réduit qui restait, j'ai maintenu une planche verticale ; le résultat n'était pas laid et mine de rien, les trente centimètres gagnés donnaient de l'aise. Vers quatre heures et demi, nous avions terminé.
Le nouveau grillage à poule n'était pas habillé, pour faire écran si bien que je ne suis pas restée dans ma cour en fin d'après-midi pour ne pas risquer de la voir. Mais vers huit heures il m'a fallu aller chercher des croquettes pour les chiennes dans la réserve ; elle était en haut de ses marches et dès qu'elle m'a aperçue, elle a attaqué. Le ton avait changé, elle criait, vulgaire, elle me tutoyait, elle m'injuriait et répétait comme un mantra « Prépare ton porte-monnaie, je vais te traîner au tribunal et tu me le paieras, tu me le paieras mon portail ». Était-elle fascinante ? Étais-je fascinée, je suis restée pendant tout ce temps comme une idiote, mon sac en main, sans dire un mot. Tu m'le paieras tu m'le paieras... j'entends sa voix...
Pendant deux jours je ne l'ai même pas aperçue ; il faut dire que connaissant ses horaires, je boudais ma cour. Mais le samedi, après qu'on avait fait monter les chevaux dans le char pour les ramener dans un autre parc, Laurent, plutôt que de suivre la grande route, a fait le crochet par le village ; je voulais qu'il regarde comment je pouvais libérer ma porte et avoir cet accès indispensable directement sur la rue ; je l'ai laissé là , parce que j'avais à faire ailleurs. Il m'a raconté qu'elle l'avait appelé par son nom, s'était plainte ( elle ne l'avait jamais vu et ne savait pas que c'était lui qui avait posé le nouveau grillage) ; il dit pourquoi il était là, ce à quoi elle répondu : « Mais elle n'a pas le droit ! ».
Quand j'étais môme dit-il, les deux portes s'ouvraient, c'était un oncle à moi qui habitait de son côté ; il faut bien qu'elle puisse sortir de toutes façons !
Mais c'est le lendemain que tout a vraiment commencé...
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