« Plus petit dénominateur commun » et bonheur humain

On le sait, tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Mais certainement pas égaux dans la vie réelle.
Que ce soit sur le plan individuel ou dans une perspective sociale, la notion d’égalité perd rapidement son prétendu caractère de valeur universelle, tant les différences d’un individu à l’autre ou d’une société à l’autre sont flagrantes au regard du bonheur. Les inégalités les plus criantes sont avant tout d’ordre ontologique, c’est-à-dire rattachées à l’être, à l’existence. Une certaine forme d’inégalité entre individus existera toujours parce que :
- la Nature ne donne pas à chacun les mêmes chances vitales : nous n’avons pas tous des prédispositions génétiques identiques, ni les mêmes atouts biologiques pour affronter les obstacles de la vie
- À celà, s’ajoutent une histoire et des expériences individuelles et sociales très variables : nous ne bénéficions pas tous des mêmes conditions initiales de vie, d’éducation, de liberté ou d’affection
- Finalement, sans que ces quelques exemples puissent apparaître comme exhaustifs, les territoires sur lequels nous vivons et évoluons ne nous donnent pas accès de façon équitable aux mêmes ressources.
S’interroger pour savoir si nous sommes tous égaux ou inégaux dans notre capacité au bonheur ne suffit pas. Nous devons aussi essayer de comprendre ce que peut être l’idée de bonheur.
Il n’est pas aisé de définir le bonheur, tant la conception et la compréhension de cette notion est relative d’un individu à l’autre, d’une société à l’autre, et d’une époque à l’autre. Même si cet exercice, qui occupe l’esprit des philosophes, psychiatres et sociologues depuis des millénaires, n’est pas simple, peut-être pouvons-nous tenter d’identifier les bases d’un bonheur minimaliste à caractère universel.
Quelle que soit l’élasticité de la relativité dans la perception du bonheur individuel ou collectif, on peut, sans risque, avancer, à la manière d’un axiome mathématique, qu’une forme d’égalité humaine face au bonheur fait sens sous la forme d’un « plus petit dénominateur commun ».
De quoi s’agit-il exactement ?
Pour jeter les bases d’une réflexion sur l’existence d’un hypothétique bonheur universel, les travaux d’Abraham Maslow sont éclairants à plus d’un titre. En particulier, sa théorie de la motivation, formulée en 1943, dont le concept le plus célèbre est la hiérarchie des besoins, apparaît encore comme très actuelle aujourd’hui, dans un contexte où les écarts entre individus, loin de se résorber, se creusent de plus en plus au sein d’un même pays et entre les pays.
La hiérarchie des besoins est symbolisée par une pyramide, qui contrairement à ce qui en est véhiculé, n’est pas figée, mais dynamique. Cette pyramide est composée de cinq niveaux de besoins (le chiffre 1 indique le premier niveau, soit la base de la pyramide, et le chiffre 5 en indique le dernier niveau, soit le sommet) :
1 Besoins physiologiques
2 Besoins de sécurité
3 Besoins d’amour
4 Besoins d’estime
5 Besoins d’accomplissement personnel
Cette théorie dit que tout être cherche à satisfaire les besoins du niveau sous-jacent avant de satisfaire ceux du niveau supérieur. Il ne s’agit pas, dans la présente réflexion, de montrer les limites de cette théorie. Il est tout à fait possible de discuter de la relativité de chaque niveau de besoin. L’ordre n’est finalement pas si important. Par exemple, pour un ascète ou un religieux, on peut imaginer que satisfaire les besoins de catégories 3, 4 et 5 est prioritaire sur la satisfaction des besoins de niveaux 1 et 2, dits primaires.
Ce qui est particulièrement intéressant, dans le travail d’Abraham Maslow, c’est la démarche intellectuelle et la clairvoyance des catégories identifiées, participant à cette tentative de définition d’une notion de bonheur universel.
Voici un bref rappel du contenu des différents niveaux de besoins.
1 Besoins physiologiques
Il s’agit de tous les besoins permettant le maintien de la vie et de la santé physique : respirer, s’alimenter, éliminer les déchets, dormir, réguler sa température corporelle, assurer l’hygiène nécessaire pour combattre les agressions microbiennes.
Si ces besoins ne sont pas satisfaits, autant dire qu’il est pratiquement impossible de satisfaire tous les autres besoins.
2 Besoins de sécurité
Ces besoins correspondent à la recherche, par chacun, d’une protection physique et morale : disposer d’un emploi, de ressources et de revenus pour vivre, de protection physique contre la violence et les agressions, de sécurité morale et psychologique, de stabilité familiale, garantir la santé.
3 Besoins d’amour
Ce sont essentiellement les besoins d’appartenance à un groupe, d’évolution dans une société, de communication, d’expressio, de formation d’un couple et de fondation d’une famille.
4 Besoins d’estime
Ils couvrent le besoin de respect (être respecté, et respecter les autres et soi-même), le besoin d’occuper une activité reconnue et valorisante (travail, loisirs, occupation). C’est aussi la possibilité d’exprimer des idées, des opinions et des convictions, de réaliser des projets.
5 Besoins d’accomplissement personnel
Ces besoins relèvent du sens personnel donné à la vie : accéder à des connaissances, s’impliquer dans une cause, participer à des activités désintéressées, contribuer à l’amélioration du monde.
Qui peut prétendre, aujourd’hui, que tous les êtres vivants, qu’ils soient hommes ou animaux, n’ont pas besoin de satisfaire au moins les besoins de niveau 1, 2 et 3 ? Le fait même de naître et de maintenir un état permettant de vivre suppose que ces trois niveaux soient satisfaits.
Or, malgré le cheminement de l’être humain vers toujours plus de raison et davantage d’intelligence du monde, il semble que tous les hommes ne soient pas sur un pied d’égalité face à ces catégories de besoins que nous pourrions considérer comme vitaux.
Quand on met bout à bout les peuples et les individus, ils sont majoritaires, ceux qui n’ont pas accès :
- à l’eau potable
- à une alimentation quotidienne minimum
- à un abri pour se protéger des éléments climatiques
- à la sécurité morale et physique
- à des soins
- à la liberté d’opinion...
Nous pouvons convenir, tous ensemble, que l’intelligence humaine a failli, ou du moins qu’elle n’a pas encore réussi à se dégager de ses propres contradictions.
Non seulement, et sans misanthropie exacerbée, l’être humain est sur la voie de l’échec, mais de plus, l’humanité s’enfonce dans une situation absurde où coexistent une majorité d’individus qui n’ont même pas la possibilité d’assouvir les besoins primaires leur permettant de vivre selon le schéma initialement prévu par la nature, et d’autres, une minorité, qui sont parvenus à satisfaire chaque niveau des besoins maslowiens jusqu’à, parfois, commettre l’innommable ou à se laisser aller dans des excès et des gaspillages difficilement justifiables.
En dehors de toute opposition idéologique historique (démarche intellectuelle aujourd’hui périmée, vu l’urgence des défis qui attendent l’humanité) de lutte des classes, de communisme contre capitalisme, de mondialisation contre protectionnisme, du fait de savoir si le libéralisme est souhaitable ou non, il est pertinent d’avancer que le succès d’un système qui se dit démocratique se mesure à sa capacité d’offrir à chacun de ses citoyens le « plus petit dénominateur commun » en termes de bonheur qu’il est en droit d’attendre, et ceci quelles que soient les inégalités engendrées initialement par la nature.
Aujourd’hui, la mission prioritaire d’un État devrait être celle-ci, et non la réponse à des besoins particuliers. Nous ferions bien d’avoir tous à l’esprit cette phrase d’Albert Einstein :
« L’État est au service de l’homme, ce n’est pas l’homme qui est au service de l’État ».
Il n’est pas trop tard, les mots clefs du succès sont « coopération », « partage » et « courage ».
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