Plus pire ou moins pire ?
L’Homme par son travail et son ingéniosité a toujours essayé de mieux vivre au sein d’une Nature qu’il avait reçue. Il s’agit maintenant pour lui d’en construire une nouvelle afin de conserver un monde vivable. Le pourra-t-il ?
À l’issue de la COP21 en 2015, à Paris, 197 pays se sont engagés à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de limiter le réchauffement de la planète. Ceci implique de diviser par un facteur deux l’ensemble des émissions entre 2020 et 2030. Trois ans plus tard, seuls 16 des signataires ont adopté les mesures appropriées. Les accords, non contraignants, mentionnaient des efforts distincts selon les pays : réduction de 28% en 2025 pour les Etats-Unis, 37% en 2025 pour le Brésil, 40% en 2030 pour l’Union Européenne, pic au plus tard en 2030 pour la Chine… Les contours des contraintes avaient été donnés par les Nations elles-mêmes.
Il n’est pas possible de réduire les consommations d’énergie sans affecter la production de richesse (le montant du PIB). La crise induite par le COVID donne un ordre de grandeur des efforts nécessaires. Aux Etats-Unis par exemple, la NASA indique que les niveaux de dioxyde d'azote en mars 2020 sont environ 30% inférieurs à ceux des années précédentes. Mais, dans le même temps, le produit intérieur brut américain a reculé de 4,8 % au premier trimestre 2020. Plus de 26 millions d’Américains – sur une population active d’environ 165 millions – se sont inscrits au chômage en quatre semaines. Au niveau de la planète, les mesures prises contre la pandémie pourraient faire chuter les émissions de dioxyde de carbone de 7 % en 2020.
Une crise sanitaire, une crise bancaire en 2008, des grèves en 1968 ont réussi à desserrer l’étreinte du carbone sans que qui que ce soit ne l’ait ni décidé, ni dirigé.
La taxe carbone montrait plus de volontarisme : elle se proposait de faire payer les pollueurs à proportion de leurs émissions de gaz à effet de serre. Cette taxe simple et facilement visible souffrait peut-être de sa simplicité car elle modifiait la compétitivité des entreprises exposées à la concurrence, elle se répercutait sur les prix à la consommation en se révélant injuste car les Français les plus pauvres payent proportionnellement plus de taxe carbone que les plus aisés.
Diminuer la consommation de combustibles fossiles, contraindre les productions permettra-t-il de bâtir un nouveau monde au-delà des gesticulations verbales propres aux prophètes ?
En 1970, la population mondiale représentait la moitié de celle d'aujourd'hui. En quarante ans, les émissions mondiales de gaz à effet de serre imputables aux activités humaines ont augmenté de 80%. Pour le moins un monde ‘durable’ devrait avoir quelque analogie avec celui de l’après-guerre. C’est peut-être possible pour les émissions polluantes, cela semble plus difficile pour la démographie globale même si les efforts doivent se concentrer sur les pays de l’OCDE qui regroupent 18 % de la population mondiale.
Il est possible de vivre sans les combustibles fossiles, mais il faut alors se passer des 300 esclaves énergétiques* qu’ils fournissent. Les cellules solaires et les éoliennes représentent un appoint précieux mais elles ne pourront pas remplacer en totalité les énergies traditionnelles. Il faut donc impérativement diminuer les activités de production, donc le PIB, pour que le désastre annoncé par les climatologues ne se produise pas.
Comment faire ? Contrôler tous les processus de production ? Contrôler les profits des uns, les salaires des autres ? Ficher numériquement la population entière afin de connaître par le détail le bilan carbone, le bilan sexuel, le bilan moral, le bilan économique de chacun et de tous ? Laisser se constituer des poches de misère à la périphérie des villes pour pouvoir y puiser ses ouvriers de chantier, ses porteurs de pizza, ses conducteurs Uber… pour pas trop cher, pas trop loin, pas trop indociles ? Laisser des intellectuels de salon mépriser des gens qui ne sont rien, eux qui sont incapables de déboucher un évier ?
L’inéluctabilité de la raréfaction des ressources en combustibles fossiles et de la diminution de la disponibilité de la plupart des matières premières est maintenant comprise et acceptée par tous. Le monde qui s’annonce ne s’accompagnera pas d’une augmentation globale de la production de richesses qui mettrait un baume sur les inégalités. Le processus qui se produit naturellement dans un tel cas est d’augmenter la proportion de pauvres tout en diminuant celle des riches afin de permettre à ces derniers d’user de contraintes de plus en plus sévères pour le rester.
Les imbrications d’intérêts sont trop complexes pour qu’une harmonisation des pouvoirs d’achat puisse être établie. La seule décision à la fois accessible, compréhensible et efficace serait de proposer une diminution concertée au niveau mondial du temps de travail.
Depuis le milieu des années 1970, la durée annuelle effective du travail a diminué en France de l’ordre de 20% pour atteindre 1 609 heures en 2018 (31 heures par semaine). Dans le même temps, le nombre de chômeurs n’a cessé d’augmenter régulièrement, 5% en 1980 pour atteindre 8,1% de nos jours. En 1968, la France comptait 500 000 chômeurs, il y a aujourd’hui 3 400 000 personnes sans emploi (sans compter les 2 millions de personnes en activité réduite). Cet effet d’éviction existe partout même si la complexité des dispositions légales nationales rend difficile des comparaisons précises. Chômage accru et moindre temps de travail n’ont pas empêché une multiplication par 2,2 du PIB entre 1970 et 2018.
Deux lois dites Aubry votées en 1998 et 20001 ont fixé la durée légale du temps de travail en France pour un salarié à temps plein à 35 heures par semaine au lieu de 39 heures précédemment. Il était attendu une création d’emplois, une optimisation de l’organisation du travail et la possibilité d’avoir davantage de temps libre pour les travailleurs. Après de multiples études, il a été conclu que le bilan était incertain et que la contribution à la baisse du chômage était modérée mais significative. Cette première expérience de baisse du temps de travail aurait pu avoir des résultats encore plus probants si elle avait été étendue à tous les pays où il est possible de faire respecter une décision gouvernementale.
L’emploi avant même que d’être une source de revenus est un facteur essentiel d’intégration sociale. Il y a entre 130 000 et 200 000 SDF en France qui peuvent avoir 564,78 € par mois au titre du RSA. Si les besoins élémentaires peuvent (peut-être) être satisfaits, la non-insertion dans un tissu social ne leur permet pas de sortir de leur condition. Or il est à craindre que les tempêtes sociales, économiques et politiques qui s’annoncent ne feront pas décroître le nombre de démunis.
Il y aura moins de créations de richesses matérielles, le temps n’est plus à relancer des productions de biens superflus voire nocifs, il est malgré tout de la première nécessité de lutter contre la fracture entre nantis et démunis qui s’aggrave jour après jour.
Le PIB par heure travaillée mesure la productivité du travail. Cette productivité dépend fortement de facteurs locaux (pays pétrolier, paradis fiscal), il atteint un facteur 3,5 entre, par exemple, l’Irlande et le Chili. Indépendamment de ces parasitages, c’est une bonne mesure de l’efficacité économique. Le PIB par habitant est plus élevé aux Etats-Unis qu’en France ou en Allemagne. Ceci provient uniquement d’un nombre d’heures travaillées plus élevé aux USA, et non pas d’une productivité plus élevée. Le Royaume-Uni ‘travaille’ presque 4 heures de plus que les Français, ceci lui permet de compenser sa plus faible productivité afin de hisser son PIB par habitant au même niveau que la France.
Pour aller paisiblement vers un monde pouvant se passer des combustibles fossiles mais aussi de la hargne de ceux qui veulent être les vainqueurs à tout prix, l’abaissement généralisé du temps de travail est la seule mesure raisonnable. Cette baisse touche en effet toutes les strates sociales, tous les secteurs, toutes les professions et ne met plus l’instinct de domination au premier plan.
Les disparités de temps de travail dans le monde ne sont (officiellement) pas considérables. La durée moyenne hebdomadaire du travail dans l’emploi principal est de 36,2 heures en France, elle est de 47,0 en Turquie, 29,3 heures au Pays-Bas… Pour ne pas toucher à des équilibres quelquefois fragiles, il semble pertinent de proposer un pourcentage de diminution du temps de travail plutôt qu’un temps unique applicable à tous.
Ainsi l’organisation sociétale la plus probable, qui permet d’écraser autant de gens ordinaires qu’il est nécessaire pour conserver le bonheur des happy few, pourrait être évitée.
Le moins pire est possible, le plus pire est probable.
* Notion créée par J.-M. Jancovici
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