Pour célébrer la nuit de la lecture...
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Pour célébrer la nuit de la lecture... Une lectrice passionnée...
Dans un extrait de son autobiogaphie intitulée Enfance, Nathalie Sarraute rappelle ses souvenirs de jeune lectrice : elle évoque sa passion de la lecture, son plaisir de lire des romans d'aventures, peuplés de héros extraordinaires. Que lisait-elle, alors ? Elle se délectait des romans de Ponson du Terrail, mettant en scène les exploits de ce personnage, au nom célèbre, Rocambole..
On ne lit plus aujourd'hui les romans de Ponson du Terrail : beaucoup ignorent même le nom de cet auteur, mais tout le monde connaît cet adjectif aux sonorités éclatantes : "rocambolesque".
Qui est ce personnage au nom retentissant ? Qui est Rocambole ? Ce héros d'un roman-feuilleton du 19ème siècle fait, d'abord, partie d'une association criminelle "le club des valets de coeur" : c'est un criminel dangereux, prêt à tout pour faire fortune : il vole, il tue, et souvent, avec panache et humour... Finalement interpellé et envoyé au bagne, il en sort repenti et se met, alors, au service du bien : on assiste, alors, à un renversement complet de situation...
La narratrice analyse, en tant que lectrice, les liens qui la rattachent aux personnages... Nathalie Sarraute décrit ces liens comme une force invisible, comparable à un courant contre lequel on ne peut lutter : "je m'y jette, je tombe, impossible de me laisser arrêter... un courant invisible m'entraîne..."
Nathalie Sarraute évoque, aussi, un partage des aventures, des souffrances, des difficultés rencontrées par les héros de l'histoire, et aussi un partage de bonheurs. Elle s'identifie aux personnages du roman, elle devient elle même une héroïne et emploie la première personne : "je dois avec eux affronter des désastres, courir d'atroces dangers, lutter au bord de précipices, recevoir dans le dos des coups de poignard, être séquestrée, maltraitée... menacée..."
L'emploi du pronom "nous" est révélateur d'une véritable assimilation de la lectrice aux héros de l'histoire qu'elle lit. Cela la conduit à se reconnaître, comme à eux, des qualités héroïques, surhumaines : "un courage insensé, la noblesse, l'intelligence"...
On perçoit, aussi, l'angoisse vécue par la narratrice, à travers le lexique de la peur "les transes, les affres, craindre". Ce vocabulaire, très fort restitue une vive inquiétude. La ponctuation, les nombreux points de suspension traduisent cette angoisse.
Les situations sont vécues de manière intense, la narratrice vit avec les personnages, partage leurs angoisses et leurs émotions.
Les énumérations, les hyperboles, la ponctuation haletante soulignent l'intensité et les rebondissements de l'histoire.
Les intrigues romanesques font, bien sûr, appel à des schémas stéréotypés : alternance de malheurs et de bonheurs, une vision manichéenne du monde, une lutte constante entre les méchants et les gentils, des courses poursuites, des assassinats, des malheurs extrêmes.
Quant aux héros mis en scène dans ces oeuvres romanesques, ils sont dotés de toutes les qualités : de nombreux termes élogieux sont utilisés : "bonté, beauté, grâce, noblesse"...
Ces héros sont montrés en action : ils sont sujets de verbes d'action et de mouvement, et ils sont en opposition totale avec les êtres humains de l'environnement familial de la narratrice : ces êtres réels sont, quant à eux, associés à un vocabulaire péjoratif "gens petits raisonnables, prudents". Ils vivent dans un univers "étriqué".
Ainsi, Nathalie Sarraute décrit bien dans cet extrait les effets magiques de ses lectures : on perçoit une évasion, un dépaysement total, un oubli de la réalité.
On perçoit une passion dévorante pour la lecture...
Certes, ce type d'ouvrage n'apporte pas de véritable réflexion sur le monde, ce sont des romans de divertissement et d'évasion. D'ailleurs, on peut percevoir une intention parodique : Nathalie Sarraute, adulte, met, ainsi, en évidence une certaine inconsistance de ces romans d'aventures...
Mais ces oeuvres peuvent donner, dans un premier temps, le goût de la lecture et ce n'est pas négligeable, à notre époque où les adolescents, les yeux vissés sur leur portable, ne lisent plus...
Le blog :
http://rosemar.over-blog.com/2017/11/une-lectrice-passionnee.html
Le texte :
"Voici enfin le moment attendu où je peux étaler le volume sur mon lit, l'ouvrir à l'endroit où j'ai été forcée de l'abandonner… je m'y jette, je tombe… impossible de me laisser arrêter, retenir par les mots, par leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases, un courant invisible m'entraîne avec ceux à qui de tout mon être imparfait mais avide de perfection je suis attachée, à eux qui sont la bonté, la beauté, la grâce, la noblesse, la pureté, le courage mêmes… je dois avec eux affronter des désastres, courir d'atroces dangers, lutter au bord de précipices, recevoir dans le dos des coups de poignard, être séquestrée, maltraitée par d'affreuses mégères, menacée d'être perdue à jamais… et chaque fois, quand nous sommes tout au bout de ce que je peux endurer, quand il n'y a plus le moindre espoir, plus la légère possibilité, la plus fragile vraisemblance… cela nous arrive… un courage insensé, la noblesse, l'intelligence parviennent juste à temps à nous sauver…
C'est un moment de bonheur intense… toujours très bref… bientôt les transes, les affres me reprennent… évidemment les plus valeureux, les plus beaux, les plus purs ont jusqu'ici eu la vie sauve… jusqu'à présent… mais comment ne pas craindre que cette fois… il est arrivé à des êtres à peine moins parfaits… si, tout de même, ils l'étaient moins, et ils étaient moins séduisants, j'y étais moins attachée, mais j'espérais que pour eux aussi, ils le méritaient, se produirait au dernier moment… eh bien non, ils étaient, et avec eux une part arrachée à moi même, précipités du haut des falaises, broyés, noyés, mortellement blessés… car le Mal est là, partout, toujours prêt à frapper… Il est aussi fort que le Bien, il est à tout moment sur le point de vaincre… et cette fois tout est perdu, tout ce qu'il peut y avoir sur cette terre de plus noble, de plus beau… le Mal s'est installé solidement, il n'a négligé aucune précaution, il n'a plus rien à craindre, il savoure à l'avance son triomphe, il prend son temps… et c'est à ce moment-là qu'il faut répondre à des voix d'un autre monde…
« Mais on t'appelle, c'est servi, tu n'entends pas ? »… il faut aller au milieu de ces gens petits, raisonnables, prudents, rien ne leur arrive, que peut-il arriver là où ils vivent… là tout est si étriqué, mesquin, parcimonieux… alors que chez nous là-bas, on voit à chaque instant des palais, des hôtels, des meubles, des objets, des jardins, des équipages de toute beauté, comme on n'en voit jamais ici, des flots de pièces d'or, des rivières de diamants…
« Qu'est-ce qu'il arrive à Natacha ? » j'entends une amie venue dîner poser tout bas cette question à mon père… mon air absent, hagard, peut-être dédaigneux a dû la frapper… et mon père lui chuchote à l'oreille… « Elle est plongée dans Rocambole ! » L'amie hoche la tête d'un air qui signifie : « Ah, je comprends… » Mais qu'est-ce qu'ils peuvent comprendre… »"
Nathalie SARRAUTE, Enfance
Documents joints à cet article
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