Pour en finir avec la « vérité » des sondages
Les sondages d’opinion, période électorale oblige, nous assaillent et font débat. Mais rares sont ceux qui savent comment ceux-ci sont fabriqués. Pour avoir participé, sur le terrain même et au plus bas niveau, à leur naissance, j’apporte ici témoignage sur les pratiques de ce secteur d’activité.
C’est le printemps... et la campagne électorale en cours, plus qu’aucune autre précédemment, voit fleurir son lot quotidien de sondages. Les débats sur leur validité ou leur influence réelle ou supposée n’ont, cette fois, pas attendu la fin du scrutin. Les mêmes qui s’en repaissent et leur accordent une crédibilité sans faille lorsqu’ils indiquent une hausse de leur candidat(e), les accusent des pires desseins pour peu qu’un mouvement contraire se produise. Aujourd’hui brandis comme la preuve de l’adhésion des électeurs à tel ou tel(le) candidat(e), ils seront demain celle de manipulations obscures provenant de forces mystérieuses et occultes, forcément aux mains du camp opposé. Ils fleurissent le matin et fanent le soir, déjà obsolètes, déjà remplacés par ceux d’un autre institut et qui - forcément ! - rétabliront la vérité bafouée.
Mais au fait, comment sont effectués ces sondages d’opinion ?
Sans rentrer dans le débat concernant la représentativité exacte des électeurs dans lesdites études selon qu’ils soient, ou pas, joignables au téléphone ; sans rentrer dans celui sur les mystérieux redressements effectués entre les chiffres bruts et les chiffres publiés ; sans même aborder le débat houleux entre partisans des sondages téléphoniques et partisans des sondages faits par Internet... je voudrais faire part d’une expérience personnelle qui peut, j’espère, si ce n’est dépassionner tous ces débats, du moins les remettre en perspective.
Il se trouve, hasard de la vie, que j’ai eu l’occasion il y a quelques années de travailler deux ans dans deux des instituts dont les chiffres alimentent quotidiennement notre besoin d’information. J’y occupais le fort modeste emploi d’enquêteur, et passais mes journées et beaucoup de soirées à sonder mes concitoyens sur tous les sujets possibles et imaginables, au moyen du téléphone. Bref, je faisais du sondage d’opinion.
Concrètement, comment cela se passait ? Et j’imagine que cela se passe toujours, n’ayant jamais eu connaissance de modifications radicales dans la façon de procéder de ces instituts.
Tout commençait par que les instituts appellent « le terrain ». Le terrain, en matière de sondages téléphoniques, c’est 30 ou 40 personnes dont la très grande majorité sont étudiants ou chômeurs et qui viennent, en fonction des enquêtes en cours, travailler quelques heures dans le centre d’appels de l’institut concerné. A l’époque (cela a-t-il changé ?), tous étaient précaires. Les contrats étaient des CDD couvrant la durée de l’étude en question, soit entre trois et dix heures maximum. Pour ceux qui avaient la chance de venir travailler plusieurs jours de suite, chaque journée faisait l’objet d’un nouveau contrat. La rémunération était basée sur un fixe horaire très faible auquel venait s’ajouter un intéressement par questionnaire rempli. C’est cette rémunération à la tâche qui composait l’essentiel du salaire.
Les 30 ou 40 sondeurs travaillant sur une étude étaient sous contrôle d’un superviseur - salarié lui de la société de sondage - et dont le rôle consistait :
• d’une part à surveiller les conversations entre sondeurs et sondés grâce à un système d’écoute, pour s’assurer que personne ne trichait et que les réponses apposées sur les questionnaires avaient bien été prononcées par les personnes interrogées ;
• d’autre part à affiner les cibles recherchées au fur et à mesure que l’étude avançait (« cherchez des agriculteurs de plus de 60 ans », ou « il nous faut des cadres cinquantenaires urbains », etc.) pour qu’au final le panel soit parfaitement représentatif de la population française. C’est la fameuse méthode des quotas.
Les appels débutaient en fin de matinée, d’après des listes de numéros - extraits de l’annuaire téléphonique mais anonymes - qui nous étaient communiquées, et finissaient le plus souvent après 21 heures, heure à laquelle l’introuvable « cadre cinquantenaire citadin » est enfin rentré chez lui, et devient l’objet de toutes les convoitises.
Les études étaient, sauf exception rarissime, ce qu’on appelle en jargon des « omnibus », c’est-à-dire qu’une même étude va servir conjointement à répondre à la demande de plusieurs clients, chaque client payant au nombre de questions posées. On rentabilise ainsi chaque sondé en l’interrogeant successivement sur plusieurs sujets sans aucun rapport entre eux, et cela pendant 10 à 20 minutes. On peut par exemple débuter par trois questions concernant l’utilisation qu’il fait de sa voiture, embrayer sur deux autres sur son shampoing favori, glisser habilement vers une série concernant ses goûts en matière de pizza surgelée, s’enquérir de ses contrats d’assurance obsèques, rétablir la situation en montrant de l’intérêt pour ses choix de lessive, le mettre en joie en le questionnant sur ses projets de vacances et finir par les questions - oh combien délicates - des opinions politiques.
Sur la plupart des questions, une grande partie de nos concitoyens n’ont, il faut le reconnaître, aucun avis bien arrêté. Savoir s’il est mieux d’utiliser un shampoing aux œufs ou sans œufs, d’avoir ou pas une assurance de la marque Tartempion ou de déguster les merveilleuses pizzas Duchmol n’est pas leur préoccupation première. Et ça l’est encore moins quand vous essayez de les confesser alors qu’ils sont au même moment en train de préparer le repas, de coucher les enfants, de s’envoyer des assiettes en pleine figure, voire même de se reproduire. Et au fond, personne n’est obligé d’avoir un avis bien tranché sur les qualités gustatives d’une pizza qu’il n’a jamais goûté. Or le sondé DOIT avoir un avis. Qu’importe son avis, il faut qu’il en ait un. Un sondé sans avis est un mauvais sondé. On imagine mal un institut de sondages présenter ses résultat à la marque Duchmol en affirmant : « Monsieur, vos pizzas, 90% des Français s’en contrefichent royalement et ceux les connaissant ne voient pas du tout où se situe leur authenticité ». Le rôle de l’enquêteur est donc d’extorquer à ses victimes des réponses à des questions qui l’indiffèrent neuf fois sur dix.
Dans les centres d’appels, on entend ainsi des dialogues d’une poétique absurdité entre l’enquêteur et son sondé :
- « Pensez-vous que la nouvelle gamme des pizzas Duchmol est plus authentique ? » (Merci pour la question brillante, se dit l’enquêteur, super journée qui commence !)
- « Les pizzas quoi ? »
- « Duchmol, monsieur, les pizzas Duchmol » (Surtout rester poli, je sens qu’il s’énerve)
- « Connais pas. »
- « Oui, j’ai entendu, mais pensez-vous que leur nouvelle gamme est plus authentique ? » (C’est mal barré cette affaire, je le sens pas. Quel est l’enfoiré qui a pondu cette question ? )
- « Vous vous foutez de moi ? »
- « Pas du tout, monsieur, mais il me faut absolument une réponse, dites-moi oui ou non et on passe à la suite... » (Pourvu qu’il ne raccroche pas...)
- « Mettez ce que vous voulez, je m’en fous des pizzas machin. »
- « C’est ouiiii ? » (Laissons traîner le oui le plus longtemps possible, qu’il s’en saisisse !)
- « Oui, mais c’est vraiment pour vous faire plaisir » (Et encore, tu n’imagines pas à quel point...)
- « On a presque fini (phase rituelle prononcée dix fois déjà au cours du même appel), j’ai juste trois ou quatre petites questions et je vous laisse tranquille. Bon, je commence : avez-vous contracté une assurance obsèques récemment ? » (Et tout en disant ces mots, le sondeur réalise qu’il lui faut vraiment envisager une reconversion professionnelle au plus vite)
Et l’enquêteur passe ainsi des pizzas Duchmol aux assurances obsèques, des assurances obsèques aux projets de vacances, des projets de vacances aux intentions de vote... avec en permanence l’angoisse que son sondé, lassé de tant de vacuité, lui raccroche au nez. Car pour l’enquêteur, un sondé qui refuse d’aller au bout de la confession est ce qui peut arriver de pire. Plus que les quinze ou vingt minutes passées dans cet appel et qui sont perdues, il voit aussi s’éloigner les x euros que lui rapporte chaque questionnaire complètement rempli.
Traditionnellement, on place toujours les questions politiques en fin d’appel. La raison en est simple : il faut avoir surmonté ensemble, presque main dans la main, le parcours sinueux des questions insipides pour qu’une confiance minimum s’instaure entre sondé et sondeur et que le premier accepte, parfois, de confier au second ses opinions politiques. On entre alors sur la pointe des pieds dans le domaine de l’intime, persuadé qu’il serait plus facile de s’enquérir auprès de notre victime de ses compétences en matière de gymnastique sexuelle que de son bulletin de vote. L’écueil est derrière chaque mot, l’attention palpable, le risque de blocage à son maximum. Il faut attendrir l’interlocuteur, écouter le bavard, rassurer le paranoïaque, valoriser l’inquiet ou encourager le timide. Une fois la confiance établie, on se lance vaillamment :
- « Si les élections présidentielles avaient lieu dimanche prochain, pour quel candidat voteriez-vous ? Monsieur Dupont, madame Martin, monsieur Dubois ... ? »
et l’on égraine ainsi les noms de tous les candidats ! (douze cette année).
Il arrive que l’on soit chanceux et que la réponse vienne, franche et spontanée « Dupont ! ». On remercie alors le ciel d’être tombé sur un sondé appartenant à l’espèce, rare, des coopératifs. Les coopératifs représentent au mieux, les bons jours, 25% des sondés. Dans les 75% restants, la réponse - si réponse il y a - est bien moins nette. Au choix, cela peut-être :
- « Cela ne vous regarde pas ! »
- « Le vote est secret. »
- « Et vous, pour qui vous votez ? »
- « Je refuse de répondre à tous les sondages politiques »
- « De toute façon, tous pourris. Ca changera jamais. »
- « Vous êtes qui déjà ? »
- « Ah, il était bien Dupont à la télé l’autre jour. Mais Dubois aussi il est pas mal, non ? Et Martin, j’aime bien sa nouvelle coupe. »
- « Les élections quoi ? »
- « Dubois ? mais je croyais qu’il était mort ! »
- « Martin, mais elle est de droite ou de gauche déjà ? »
(Liste non exhaustive, le sondé étant d’une nature particulièrement créative en la matière).
Bref, pour l’enquêteur, obtenir une réponse aux questions politiques est encore plus improbable qu’obtenir un avis sur les qualités réelles ou supposées de la pizza Duchmol. Or là aussi, et plus encore que pour la marque Duchmol, impossible de présenter au commanditaire de l’étude des résultats qui ne prendraient en compte que les réponses spontanées : Dupont (3%), Dubois (4%), Martin (2%), etc., et totalement indécis (75%) !
Le rôle de l’enquêteur est alors d’obtenir, par n’importe quel moyen, que le sondé prononce un nom, quelque soit d’ailleurs son degré d’adhésion au candidat. Toutes les techniques, des plus honnêtes aux plus fourbes, sont appelées à la rescousse pour sortir de ce mauvais pas. Il y a les flatteurs « Mais votre avis est vraiment important ! » ; les menaçants « Donnez-moi un nom, sinon je suis obligé de vous relire toute la liste » ; les séducteurs « Mais je suis sûr, madame que vous avez un avis... » ; les guides « Vous votez plutôt à droite ou à gauche d’habitude ? » ; les larmoyants « Si vous ne me répondez pas, je ne vais pas être payé... » ; les interventionnistes « Dupont, non ? » ; les autoritaires « Bon, alors vous répondez maintenant ! », etc.
C’est ainsi que, par touches successives, chaque enquêteur développe une technique qui lui est propre, et dont l’objectif est d’être efficace à défaut d’être réaliste. C’est ainsi aussi que l’institut de sondage obtient des résultats bruts, qui, passés à la mystérieuse moulinette de la rectification, seront publiés sous la forme : Dupont (18%), Dubois (22%), Martin (13%), etc., et total de tous les candidats : 100 % !
Par expérience, je sais qu’une des meilleures techniques pour faire craquer le sondé est de lui répéter une nouvelle fois la liste de tous les candidats. Excédé, il cède le plus souvent dès le deuxième ou troisième nom, qu’il attrape au vol pour arrêter la litanie. Il a prononcé un nom : le questionnaire est donc validé et il n’y a eu aucune tricherie. Tant pis pour les neuf ou dix candidats suivants sur la liste. Et tant pis aussi pour la réalité de l’adhésion au candidat cité.
Il suffirait probablement d’énoncer les noms des candidats dans un ordre différent ou aléatoire pour bousculer les résultats de l’enquête. Mais curieusement cet ordre est fixe et débute rarement par les « petits » candidats.
Quant à moi, depuis que j’ai eu cette expérience, je suis rempli de compassion pour les enquêteurs, et très circonspect sur les résultats publiés. Je reconnais deux seuls mérites aux sondages politiques : ils permettent à quelques centaines de chômeurs, étudiants ou salariés précaires de survivre, difficilement certes, mais de survivre quand même. Et ils permettent à une presse engluée dans ses difficultés économiques de survivre aussi, quitte à perdre sa crédibilité dans sa boulimie de sondages. Peut-être sont-ce là leurs véritables objectifs...
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