Pour le porc, c’est 180 jours
"180 jours, c'est le temps qui sépare la naissance d'un porc à sa mort à l'abattoir" (4ème de couverture du roman "180 jours" d'Isabelle Sorente - JC Lattès).
A partir d'une propre enquête de l’auteur, le roman, passionnant, décrit le quotidien des quinze mille bêtes enfermées dans les différents bâtiments d'un système de production industriel grâce aux secrets que révèle un des porchers.
Comme beaucoup d'animaux d'élevage, les poules pondeuses et les poulets n'échappent pas à ce triste sort malgré de nouvelles normes sur leurs conditions de vie.
"De l’éclosion des poussins jusqu’à leur élevage, leur ramassage, le transport, leur mise à mort… La vie du poulet n’est qu’un long calvaire. Ou plutôt « court » : 41 jours" Journal Fakir . " Un monde est mort, il court encore...la preuve par le poulet
41 jours, 180 jours, pas un de plus, c'est la durée d'existence dans des univers concentrationnaires où sont condamnés à vivre des milliers d'animaux et où il n'est pas possible de croiser le regard d'un de ces prisonniers sans partager leur souffrance. Condamnés à vivre et à se nourrir dans des conditions définies par des programmes informatiques, ils ne doivent plus exister en tant qu'êtres vivants. Au nom de la production d'une nourriture standardisée, la formidable puissance du "système technicien" cher à Jacques Ellul ( 1), a encore frappé dans un domaine qui comme celui de la santé est vital pour l'être humain, celui de sa subsistance. Seul un secteur confidentiel, préserve une agriculture et des élevages de qualité où l'animal est libre de ses mouvements. Labellisés, Appellation d'Origine Protégée, la consommation de ces produits est le privilège de fins gourmets. Dans ce domaine aussi l'économie libérale s’accommode parfaitement d' une production duale : produits industriels globetrotteurs et à petits prix pour la masse des consommateurs, produits de qualité et du terroir pour une minorité de gourmands. (2)
DE LA PRODUCTION DE LA CHAIR A LA DESTRUCTION DES RESSOURCES
Il y a déjà quelque temps que les paysans disparaissent des paysages français. Peu à peu avec l'ouverture des marchés, la mécanisation et l'augmentation phénoménale de la productivité (plus de 6 fois en 40 ans), la concentration des exploitations agricoles a fait des ravages dans les campagnes. Aujourd'hui la population active agricole est de l'ordre de 4 % de l'ensemble des actifs, elle était de 36% en 1946. La transformation, avec l'aide de la politique agricole commune (PAC) de la ferme familiale en véritable entreprise agricole, a transformé l'agriculture et l'élevage en une nouvelle industrie. Avec l'arrivée de la technologie et des machines il a fallu faire du chiffre. Avec les investissements nécessaires à la mise en place d'infrastructures de plus en plus dévoreuses de capitaux, il a fallu s'endetter et s'associer à des coopératives et à des grands groupes qui peu à peu ont pris le dessus sur le monde agricole et ont dicté leur loi et leur prix à des éleveurs devenus des prolétaires dans leur propre ferme, respectant au doigt et à l’œil des techniques qui leur sont imposées au mépris de leur santé et de celle des consommateurs. L'ouverture des frontières et l'accès au grand marché mondial a fait le reste. L'accord de libre échange entre le Canada et l'UE en est le dernier exemple, la filière bovine appréhendant l’arrivée massive de viandes produites selon des normes sanitaires et environnementales bien moins contraignantes au Canada et demain aux États-Unis.
Les animaux dans cette massification et industrialisation de l'élevage ne sont plus considérés comme tels. Ils n'existent plus. Ce ne sont plus que des machines à transformer les protéines végétales en protéines animales à des coûts toujours plus serrés, avec la consommation d'intrants de toutes sortes. Leur souffrance, leur existence, ne sont pas considérées comme une dimension à prendre en compte. Comme dans tous les domaines où sévit le capitalisme total dans un business mondial, il s'agit de maximiser les profits en dévalorisant le travail humain, en épuisant les ressources terrestres dont les prix sont maintenus artificiellement bas, en polluant l'atmosphère par les gaz à effet de serre, en chargeant la terre et les eaux de nitrates et de quantité d'autres poisons.
Lorsqu'on achète un kilo de viande dans un supermarché, outre les jours de violence et de souffrance que l'on a imposé à l'animal avant de l'abattre, c'est 15 000 litres d'eau que nous consommons pour du bœuf et 5 000 litres pour du porc. C'est, pour les bovins, 6 fois plus de surface cultivée en protéines végétales que si nous les consommions directement. Manger de la viande tous les jours c'est aussi pendant l'année, polluer autant que de faire un trajet de 4500 kms en voiture.(3)
Comme si cela ne suffisait pas, les paysans d'hier transformés en salariés de ces usines à viande, doivent aujourd'hui se battre pour tenter de sauver leur emploi dans un modèle économique totalement insensé. Car ici comme ailleurs, le dumping social sévit. A l'Est de l'Europe il y a des ouvriers moins bien payés qui permettent de produire encore moins cher une viande industrialisée. Ici, comme dans d'autres secteurs industriels, on délocalise la production. Celle-ci pourra ensuite avec des coûts de transport insignifiants faire deux fois le tour du monde avant d'atterrir dans nos assiettes, privant pour la deuxième fois de travail ceux qui étaient nés pour nous nourrir. En Bretagne ce sont des milliers d'emplois qui sont en jeu, menaçant gravement l'équilibre économique d'une région.
Tout s'accélère et n'a plus de sens. Pour sauver les meubles, la FNSEA avec les industriels du secteur agro-alimentaire, demande l'annulation de l'écotaxe, créée au Grenelle de l'environnement, au motif que les produits d'élevage vont être taxés plus de six fois jusqu'à la vente, à cause de leur mode de production, dévoreur de kilomètres (transport de la nourriture animale, des animaux puis des produits finis), alors qu'un produit étranger ne le sera qu'une fois à la sortie de l'aéroport.
Ainsi on nourrit les hommes d'aujourd'hui en consommant les réserves de demain et en mobilisant de plus en plus de terres agricoles que l'on épuise, alors que celles-ci subissent aussi la pression d'un urbanisme aux projets de plus en plus dévoreurs d'espaces, comme les aéroports et les zones péri-urbaines.
L’agriculture échappe au monde des paysans. Celui des marchands se l’est appropriée en faisant de la nourriture un produit industriel. Est-il trop tard pour la leur rendre ?
POUR UNE INSURRECTION DES CONSCIENCES ( P. Rabhi ) (4)
"1/2 tête de cochon" - Photo de Guy Noel http://passe.temps.de.guy.noel.over-blog.com/article-12054154.html
(" L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn " La Conscience- Victor Hugo-La légende des siècles.)
L'économie agricole est, comment souvent dans beaucoup de domaines dans nos sociétés, dans un tel enchevêtrement d'intérêts contradictoires qu'il est bien difficile d'élaborer une alternative sans drame social. Mais on ne peut plus attendre.
En Afrique les populations paysannes ont dû abandonner le travail de la terre à cause de l'ouverture des frontières à des produits alimentaires industrialisés, fortement subventionnés, vendus à bas prix sur les marchés des métropoles africaines ; aujourd'hui ces paysans peuplent les bidonvilles des grandes cités urbaines ou tentent de s’exiler, mettant en péril leur vie dans des bateaux de fortune, pour frapper désespérément à notre porte à la recherche d'un travail pour survivre.
En France, on n'hésite pas à marcher la tête en bas avec le projet industriel de ferme laitière géante dite des « Mille vaches » associée à un méthaniseur industriel de 1,5MW en Somme, très bien présenté dans l'article d'AgoraVox " "Mille vache sur un plateau" . Ce projet est mortifère pour l'agriculture. En faisant du lait un sous-produit du projet, qui grâce aux subventions de la PAC et au prix du kwh produit avec le méthane des bovins, sera mis sur le marché à 270 € la tonne contre 350€ pour une exploitation de 50 vaches. Ainsi les derniers paysans indépendants n'arrivent plus à vivre de leur travail. Seuls et abandonnés, trop nombreux sont ceux qui se suicident dans un dernier geste désespéré et dans l'indifférence générale. (voir le documentaire sur ces paysans en détresse de France 2).
Que peut faire le "travailleur-consommateur" urbanisé ?
Prendre conscience et s'intérésser de plus près à ce que lui sert son hypermarché en guise de nourriture est une première étape. Ensuite limiter sa consommation de viande et sélectionner des produits de qualité dont il faut connaître le lieu et le mode de production, remplaçer les protéines animales, plusieurs fois par semaine, par des protéines végétales sont des manières d'imposer progressivement d'autres modes de production (pour produire une protéine d'origine animale il faut 10 protéines végétales).
Mais il faut aller plus loin, comme Pierre Rabhi le préconise, le temps est venu d'une insurrection des consciences. Ne nous laissons plus gaver et reprenons les choses en main en mettant notre nez dans ce que l'on veut nous faire avaler. Consommateurs et producteurs doivent s'associer et décider ensemble de ce que devrait être leur alimentation. La souveraineté populaire doit aussi s’imposer dans ce domaine. L’instauration de circuits courts de distribution, la mise en place d’organisation de producteurs et de consommateurs, le choix de modes de production respectueux de la terre, de l'animal et de la santé des êtres humains, la participation à des moments privilégiés de cette production, comme les récoltes, moments de convivialité salutaires, la lutte contre le gaspillage des aliments, sont autant d'actions qu'il faut progressivement développer.
Par notre conscience et notre volonté, par de nouvelles formes d'organisation de la production et de la distribution des produits de la ferme, nous pouvons faire tomber ces géants aux pieds d'argile de l'industrie agro-alimentaire et rendre la maîtrise de l'agriculture et de l'élevage aux paysans, et aux consommateurs que nous sommes tous. Cela prendra du temps mais notre santé et notre vie en dépendent.
_______________________
(1) Jacques Ellul "Le système technicien" Wikipédia
(2) Voir un précédent article" Société duale et néolibéralisme"
(3) Impact de la production de viande sur l'environnement
(4) "Pour une insurrection des consciences " P. Rabhi
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