Pour Noël, faites-vous plaisir, boycottez la fête ! Ou le désenchantement passif

Nous voilà entrés dans la phase finale, last days before les deux réveillons, et les gosses de gratter chaque jour les cases du calendrier de l’avent pour y découvrir une nouvelle icône, rituel censé pimenter l’attente du jour magique, quand le soir, le sapin jettera ses lumières sur les paquets cadeaux déposés au bas du conifère et pas question de déroger à la tradition sinon vous allez vous faire enguirlander. Le soir de Noël est un moment particulier, d’abord parce que c’est le jour de l’année où l’on offre le plus de cadeaux. C’est aussi un moment où les familles se réunissent, certains n’hésitant pas à faire des centaines de bornes pour l’occasion. Le reste, un sapin, des décorations, un repas chez soi qui, pour la plupart, est censé être le meilleur de l’année, où l’on casse son budget pour célébrer ce jour avec force ripaille et mets traditionnels mais fort goûteux, qu’on ne consomme parfois qu’une seule fois dans l’année, comme par exemple l’huître pour les uns, le foie gras pour les autres, ou encore l’hostie ! Eh oui, le chrétien peu pratiquant profite de ce jour pour accomplir son devoir religieux en assistant à la messe de minuit. Détail anecdotique mais rappelant que Noël s’est voulu fête religieuse aux origines, la fête célébrant la naissance de l’enfant Jésus.
Le réveillon de Noël est vécu différemment selon les situations. Faut-il rappeler ces lieux communs ? Que des millions de Français sont sous le seuil de pauvreté, alors que d’autres se retrouvent seuls chez eux ou dans la rue. Bref, Noël est un jour où il ne faut, ni être pauvre, ni seul. Une fois ces banalités énoncées, il est possible de poser un regard distancié sur cette période de l’année. Car si en matière d’économie, on peut distinguer le pouvoir d’achat et le pouvoir de satisfaction, en matière d’analytique des fêtes, deux pôles se conjuguent ; premièrement celui des éléments objectifs, rues et vitrines illuminées, sapins et victuailles, cadeaux ; deuxièmement, le vécu personnel, la manière dont est ressentie cette période. On s’aperçoit alors que ces moments censés produire de la joie ne suivent pas nécessairement les moyens matériels et que de plus, lorsque l’âge avance, moins on s’enthousiasme de ces agapes d’un genre païen, et maintenant, crétin, tant le gavage consumériste affole les addictions festives. Autant dire que passé la quarantaine, lorsque les enfants sont grands ou que l’on est célibataire, on ne ressent aucune joie à l’idée du réveillon et même, il paraît, nous sommes de plus en plus nombreux à détester les fêtes.
Pour exposer cette dérive des sentiments festifs, rien ne vaut une expérience personnelle. Je me souviens étant gosse de ces moments d’attente, ce suspense, cette impatience pour arriver au 24 décembre, entre temps, la joie de décorer le sapin. Les yeux pétillants, l’esprit sautillant, la joie de participer à l’élaboration du menu, à la décoration de la table, et bien sûr, le bonheur d’ouvrir les cadeaux le soir, avant de dîner. Ces moments étaient ressentis avec une saveur toute particulière. Ce rituel s’est poursuivi, même plus tard, une fois rangé et installé, puis à nouveau, le plaisir de l’enfance mais cette fois ressenti par procuration pour les miens. Combien de temps cela a duré ? Je ne saurais dire. Etrangement, le jour du 24 n’allait jamais sans une tristesse qui, venant d’on ne sait quelle pièce des profondeurs de l’inconscient, s’appliquait à jouer les trouble-fête, s’invitant sans se faire annoncer aux agapes de l’âme. Bon, c’est du passé, n’accordons pas une importance à ce qui devrait trouver son explication dans quelque livre de psychologie.
Depuis pas mal d’années, alors que je suis redevenu célibataire, la période des fêtes ne me procure aucune joie spéciale, disons quelques amusements et autres divertissements à voir ces rues illuminées. Pas envie de sapin et surtout, de cadeaux. Ce jour est devenu neutre. Tout au plus irai-je acheter une douzaine d’huîtres et peut-être, réveillonner chez une amie mais en vérité, je n’en ressens aucun désir et je laisse la frénésie des achats à d’autres. Chacun ses plaisirs. Ou ses peines. Tiens, justement, un de mes plaisirs, c’est de décortiquer les faits, les événements, et de les relier entre eux en essayant d’en tirer quelques généralités philosophiques, voire explications métaphysiques. Voici une idée inventée en effectuant un croisement avec le livre de Marcel Gauchet consacré à l’histoire politique du religieux, Le Désenchantement du monde.
LE DESENCHANTEMENT PASSIF
Dans son livre devenu classique, Gauchet expose une thèse assez stimulante, celle d’un dispositif religieux qui, dans son mode opératoire, se veut une explication doublée d’une justification d’un cours naturel et surnaturel du monde. Autrement dit, dans cette conjecture, il ne faut pas bouger les choses et respecter ce qui a été mis en place avant l’homme. La Modernité au contraire, se veut active, progressive, volontariste. Elle n’a cessé de monter en puissance avec une mise en cause de cet ordre divin et la justification d’un changement des choses et d’un monde à transformer grâce aux savoirs et à l’action des sociétés humaines occidentales. De ce processus est advenu ce que Weber puis, à la suite, Gauchet, ont appelé le désenchantement du monde, avec la perte du sentiment religieux comme élément jouant entre les âmes ainsi que comme ciment politique et social. La religion est devenue une affaire privée.
Le cours d’un individu, quelque part, récapitule les stades de la civilisation. C’est une idée qui se tient*. En ce sens, nous pourrions établir un processus de désenchantement passif, autrement dit, après la fabrication de cette joie festive et ses côtés artificiels, le soufflet retombe et la magie n’opère plus. On ne s’agite plus, on boude la frénésie consumériste, on prend des distances avec ce monde factice de la fête imposée et de la consommation obligatoire. Il s’agit en quelque sorte de la figure inversée de la sortie du religieux ancien. Le progressiste a dû lutter contre la justification de l’installé transcendant pour créer à son tour une transcendance temporelle ayant fait l’objet d’une croyance, le Progrès. Maintenant, le Progrès s’est abîmé dans le bougisme et le consumérisme. Une fausse foi s’est imposée. Pour en sortir, il faut pratiquer cette sorte d’exorcisme du désenchantement. Non pas de manière active comme aux débuts de la Modernité mais tout simplement de manière passive. La sortie du religieux s’est faite par la volonté d’opérer sur le monde. La sortie du monde hypermoderne se fera par la passivité et la reconnaissance du faux marchand et festif, tout comme le religieux érigé en superstition constitua le faux contre lequel la Modernité s’est imposée en agissant. Cette fois, il faut bouder le passage obligé vers les magasins, la bouffe, la fête imposée par les normes. Ne pas ressembler à tous ces forçats du réveillon en quête de cadeaux, arpentant les rues des centres-villes tels des zombies du grand marché de Noël, obnubilés par la quête d’un Iphone, un écran plat ou un vêtement griffé.
Parler de désenchantement est sans doute une distorsion sémantique. On pourrait tout aussi bien évoquer un désenvoûtement ou un désensorcellement de cette dévotion envers la fête et ses obligations conventionnelles. Ce qui était un plaisir accompagné de joie un temps, devient une corvée pour beaucoup. Et pour pas grand-chose mais, chacun disposant de sa propre subjectivité, est libre de ses choix. Pour conclure qu’en matière de période de fin d’année, il n’y a aucune règle imposée et qu’on peut se faire plaisir en « boycottant » dans son déroulement et sa symbolique, la pratique et l’esprit de ces fêtes, telles qu’elles ont été codifiées récemment. C’est une forme de résistance comme une autre, une résistance personnelle somme toute bien simple mais qu’il fallait rappeler tant la société favorise la complication des existences en distillant des schémas et des normes.
* L’équivalent de la loi du développement selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, elle-même dérivée de la loi de Haeckel, mal formulée mais historiquement inscrite, comme les épicycles de Ptolémée.
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