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Accueil du site > Tribune Libre > Pour redécouvrir Rabelais... le thème de l’éducation...

Pour redécouvrir Rabelais... le thème de l’éducation...

Dans le Gargantua, de nombreux chapitres sont consacrés à l'enfance du héros...
 
Aucune oeuvre du 16 ème siècle n'explore autant ce temps de l'enfance : Rabelais évoque la sexualité infantile, la découverte de la propreté, et, bien sûr, le thème de l'éducation, si important pour les humanistes...
Voilà un thème on ne peut plus moderne : l'éducation reste un sujet d'une brûlante actualité, un problème contemporain qui nous concerne tous.
 
Le jeune Gargantua est d'abord confié à un premier maître qui s'appelle "Thubal Holoferne", un grand docteur en théologie, dont le nom biblique a une fonction critique : il révèle l'aspect poussiéreux du personnage....
Ce précepteur représente les théologiens de la Sorbonne, des sophistes qui dissertent dans le vide.
Gargantua est, ensuite, éduqué toujours selon des méthodes médiévales, par "maître Jobelin Bridé", et ce nom est, encore une fois, un sobriquet qui sert à dénoncer la stupidité de cet éducateur...
 
Ainsi, les noms ont souvent une signification dans l'oeuvre de Rabelais : "nomen est omen", le nom est un présage, disait-on souvent à cette époque.
 
Rabelais s'attache à ridiculiser les méthodes d'éducation vieillissantes et dépassées de ces précepteurs...
 
Il dénonce, avec virulence, la paresse, la vulgarité du jeune Gargantua soumis à ces maîtres : l'élève se réveille tard le matin, puis on le voit se vautrer dans son lit, grâce à une succession de verbes expressifs et évocateurs : "se gambayait, penadait et paillardait parmi le lit" ("il gambadait, bondissait, se vautrait dans son lit.")
 
Les imparfaits à valeur itérative soulignent tout le temps perdu à se livrer à ces vaines activités...
 
La toilette se résume à la plus simple expression :"se peigner de peigne d'Amain, c'était des quatre doigts et le pouce..."
L'hygiène et les exercices physiques sont, ainsi, totalement négligés.
 
Le vocabulaire grossier qui suit souligne le manque d'éducation du jeune élève : "fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait... se morvait en archidiacre..."
 
Gargantua engloutit, ensuite, un repas copieux où la diététique est complètement absente : "belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles cabirotades, et force soupes de prime..."
L'énumération et les pluriels soulignent la démesure et l'excès de ce déjeuner... Le gigantisme des personnages est, comme souvent dans l'oeuvre de Rabelais, au service de la satire.
 
Et comme Ponocrates, un nouvel éducateur, lui adresse des remontrances, Gargantua lui répond, avec une assurance pleine d' insolence.
Ponocrates, dont le nom signifie "la force du travail", représente, lui, une éducation nouvelle, moderne qui privilégie l'effort et la véritable culture...
 
Gargantua prononce, alors, un discours creux et vain, il se réfère à des autorités, celles de ses maîtres, au lieu d'argumenter en bonne et due forme...
Il montre, ainsi, qu'il ne sait pas réfléchir par lui-même et qu'il se soumet à des autorités...
 
La satire de l'éducation religieuse est à la fois savoureuse et virulente : le bréviaire, le livre de messes est lourd, gros pesant, difficilement maniable, couvert de crasse... l'objet perd sa valeur première, objet de culture il devient, ici, gênant pour l'esprit : son contenu n'est même pas évoqué, mais seulement son poids : "onze quintaux, six livres"... De plus, il est "empantoflé", c'est à dire enfermé dans une housse, il n'a pas pour vocation d'être ouvert, il ne sert à rien... 
 
Le nombre de messes est impressionnant "vingt six ou trente messes..." ce qui aboutit à un véritable abrutissement de l'individu...
 
Le "diseur d'heures", l'homme d'église est, aussi, ridiculisé : comparé à une "duppe", c'est à dire une"huppe", il est déshumanisé, de plus, c'est un ivrogne qui se donne des excuses : il boit pour immuniser son haleine "à force sirop vignolat."
Le vocabulaire médical prête à sourire en la circonstance... On peut remarquer la savoureuse périphrase d'apothicaire désignant ici le vin : "le sirop vignolat" !
 
Les prières sont "marmonnées" : on les répète machinalement, sans vraiment les comprendre. Le verbe "éplucher" souligne l'aspect mécanique de cette récitation de prières, un verbe concret étant utilisé pour une activité spirituelle.
 
Les "patenôtres", ou les chapelets ont des dimensions extraordinaires, chaque grain ayant la taille d'une tête d'homme. Là encore, c'est le poids de l'objet qui l'emporte sur toute autre considération.
 
Rabelais, en se livrant à une caricature, dénonce le type d'éducation délivrée au Moyen âge : à aucun moment l'élève n'est invité à comprendre, à assimiler des connaissances, il en devient totalement passif, inculte et paresseux...
Ponocrates aura fort à faire, pour réparer toutes les errances d'une telle éducation...
 
A suivre...
 
 
Chapitre 21....
 
http://sami.is.free.fr/Oeuvres/rabelais_gargantua.htm
 
Le texte :
 

 
"Il dispensoit doncques son temps en telle façon que ordinairement il s'esveilloit entre huyt et neuf heures, feust jour ou non ; ainsi l'avoient ordonné ses regens antiques, alleguans ce que dict David : Vanum est vobis ante lucem surgere.
 
Puis se guambayoit, penadoit et paillardoit parmy le lict quelque temps pour mieulx esbaudir ses esperitz animaulx ; et se habiloit selon la saison, mais voluntiers portoit il une grande et longue robbe de grosse frize fourrée de renards ; après se peignoit du peigne de Almain, c'estoit des quatre doigtz et le poulce, car ses precepteurs disoient que soy aultrement pigner, laver et nettoyer estoit perdre temps en ce monde.
 
Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre , et desjeunoyt pour abatre la rouzée et maulvais aer : belles tripes frites, belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades et forces soupes de prime .
 
Ponocrates luy remonstroit que tant soubdain ne debvoit repaistre au partir du lict sans avoir premierement faict quelque exercice. Gargantua respondit :
 
« Quoy ! n'ay je faict suffisant exercice ? Je me suis vaultré six ou sept tours parmi le lict davant que me lever. Ne est ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisoit, par le conseil de son medicin Juif, et vesquit jusques à la mort en despit des envieux. Mes premiers maistres me y ont acoustumé, disans que le desjeuner faisoit bonne memoire ; pour tant y beuvoient les premiers. Je m'en trouve fort bien et n'en disne que mieulx. Et me disoit Maistre Tubal (qui feut premier de sa licence à Paris) que ce n'est tout l'advantaige de courir bien toust, mais bien de partir de bonne heure ; aussi n'est ce la santé totale de nostre humanité boyre à tas, à tas, à tas, comme canes, mais ouy bien de boyre matin ; unde versus :
 
Lever matin n'est poinct bon heur ;
Boire matin est le meilleur.
 
Après avoir bien à poinct desjeuné, alloit à l'église, et luy pourtoit on dedans un grand penier un gros breviaire empantophlé, pesant, tant en gresse que en fremoirs et parchemin, poy plus poy moins, unze quintaulx six livres. Là oyoit vingt et six ou trente messes. Ce pendent venoit son diseur d'heures en place empaletocqué comme une duppe, et très bien antidoté son alaine à force syrop vignolat ; avecques icelluy marmonnoit toutes ces kyrielles, et tant curieusement les espluchoit qu'il n'en tomboit un seul grain en terre.
 
Au partir de l'eglise, on luy amenoit sur une traine à beufz un faratz de patenostres de Sainct Claude, aussi grosses chascune qu'est le moulle d'un bonnet, et, se pourmenant par les cloistres, galeries ou jardin, en disoit plus que seze hermites.
 
Puis estudioit quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son livre ; mais (comme dict le comicque) son ame estoit en la cuysine.
 
Pissant doncq plein urinal, se asseoyt à table, et, par ce qu'il estoit naturellement phlegmaticque, commençoit son repas par quelques douzeines de jambons, de langues de beuf fumées, de boutargues, d'andouilles, et telz aultres avant coureurs de vin."
 
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8 réactions à cet article    


  • Christian Labrune Christian Labrune 12 août 2016 19:52

    @Rosemar,
    Je ne sais pas combien de fois j’ai pu les expliquer, ces textes, dans une autre vie où je passais des dimanches à corriger des copies. Vous devez savoir aussi que c’est un vrai bonheur.

     Vous dites quelque part que Rabelais fait une « caricature » de ce que fut l’enseignement médiéval, et vous n’avez pas tort. On doit beaucoup à la scolastique, à ses méthodes qui nous paraissent certes un peu rigides voire ridicules (grâce à Rabelais, précisément), mais qui permettaient quand même, dans un cadre intellectuel délimité, de parvenir à une certaine rigueur ; et quand je lis des auteurs comme Anselme de Cantorbery ou Guillaume d’Ockham, je me dis souvent qu’ils n’ont pas grand chose à envier à leurs successeurs. Au reste, dans l’oeuvre de Descartes, ou dans la « Logique de Port-Royal », on voit très bien qu’un certain style de pensée hérité de la scolastique a pu très longtemps se maintenir.
    L’art de la « disputatio » s’est complètement perdu et on le voit bien, hélas, à lire la plupart des interventions sur ce forum où chacun, sans même examiner ce qui déplaît, sans même argumenter - et argumenter, c’est tout un art - se contente de déverser le contenu de la soupière idéologique qui lui tient lieu de tête.


    • rosemar rosemar 12 août 2016 21:29

      @Christian Labrune


      Un bonheur d’étudier ces textes, quand les élèves sont réceptifs : une langue savoureuse, tout un art de la caricature, oui.
      La scolastique, c’était le recours à la mémorisation, ce qui peut être utile, oui, mais à condition de comprendre ce que l’on apprend, à condition, aussi, ne pas abrutir l’élève sous une masse de connaissances non assimilées...
      Il est vrai qu’argumenter nécessite une formation, et aussi une maîtrise de la langue : on a trop négligé, dans notre enseignement, l’orthographe et la grammaire. Il faudrait les remettre à l’honneur...

    • Christian Labrune Christian Labrune 12 août 2016 22:08

      @rosemar
      Oui, vous avez raison, et les principes de Rabelais sont évidemment tout à fait raisonnables, à condition toutefois qu’on n’aille pas jusqu’à les systématiser, comme ont pu le faire depuis une cinquantaine d’années les « pédagogues » dans l’Education nationale. L’opposition qu’on croit voir trop souvent entre la mémoire et l’intelligence est complètement fausse. Moins il y a de choses dans la mémoire, et moins la cervelle sera apte à brasser de nouvelles données. Nos collègues historiens ont cru bêtement à une pareille distinction, ont donc renoncé peu à peu à obliger l’élève à mémoriser quelques dates, le faisant travailler sur des dossiers comparatistes où telle question se trouve envisagée à des époques différentes, souvent très éloignées, et dont ils n’ont pas la moindre connaissance. C’est un peu comme si, pour enseigner la physique, au lieu de partir de Galilée, on commençait en seconde par la relativité générale et la théorie quantique. Peu avant de prendre ma retraite, expliquant un extrait de la préface de « Mademoiselle de Maupin », j’avais demandé à des élèves à bac+2 ce qui se passait en France aux alentours de 1835. Ben, c’est l’époque de Jeanne d’Arc ? Non, c’était Louis XIV ! Pas Louis XIV, non, je voulais dire Napoléon... etc.

      A la fin, j’affectais de faire la plupart de mes cours sans avoir le texte à expliquer sous les yeux ; cela les impressionnait beaucoup et les induisait à une plus grande attention : ils espéraient le trou de mémoire ! Ensuite, ils acceptaient plus volontiers d’apprendre par coeur, de temps en temps, un méchant sonnet.

      Comme j’y vois de moins en moins, surtout si je n’imprime pas ce que j’écris, je me rends compte souvent, après avoir appuyé sur le bouton, que j’ai laissé passer bien des fautes de frappe, mais je continue à penser, dussé-je devenir la première victime d’une pareille législation, qu’on devrait rétablir la peine de mort pour les fautes de grammaire.


    • rosemar rosemar 13 août 2016 12:03

      @Christian Labrune



      Je pense, aussi, que la mémoire est essentielle :




    • chantecler chantecler 12 août 2016 20:09

      Bonne idée ce retour à Rabelais ...
      Le coté fun si je puis dire c’est que je l’ai rencontré un peu trop tôt , trop jeune , dans ma scolarité , chronologie Lagarde et Michard obligeait ...
      Donc petites recherches :
      scolastique :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Scolastique
      Apparemment ça discutaillait ferme à l’époque ...
      Rabelais :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Rabelais


      • rosemar rosemar 12 août 2016 21:36

        @chantecler


        Un auteur qu’on étudie de moins en moins, hélas : jugé trop difficile, en raison de la langue du 16 ème siècle... Mais il mérite une relecture : Rabelais fait chanter les mots, jongle avec eux, et il nous fait réfléchir sur des thèmes essentiels, l’éducation, la guerre, l’importance de la culture...

        Merci pour ces liens.

      • devphil devphil 13 août 2016 07:50

        Merci pour cet article qui rappelle la qualité des œuvres dont nous perdons la connaissance par la volonté de l’éducation nationale de réduire l’enseignement plus petit dénominateur commun.


        Chacun doit faire son apprentissage.



        • rosemar rosemar 13 août 2016 12:06

          @devphil

          On a besoin de ce retour aux sources : Rabelais fait partie de notre patrimoine, les humanistes du 16 ème siècle ont fait progresser la pensée, ont oeuvré pour le bonheur de l’humanité.

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