Pourquoi n’y eut-il qu’un seul Haffner ?
"Le premier problème de l'insécurité, c'est la lâcheté collective" s'est emporté la sénatrice socialiste de l'Oise, Laurence Rossignol. Le 14 juillet dernier, vers 14 heures, elle retire de l'argent au distributeur automatique d'une banque de la place Saint-Jacques à Compiègne. Un homme lui vole l'argent, elle le poursuit dans la rue.
Les badauds sont demeurés indifférents à ses appels à l'aide. "La première des protections est collective, c'est la solidarité. Plein de choses ne se passeraient pas si les gens se bougeaient." La détermination du discours d'une élue de France réjouira le cœur des millions de chômeurs, des sans-abris et de toutes les ombres de la République qui prient en silence pour des lendemains plus heureux. Le mois suivant, un retraité de soixante-et-un ans tombait sous les balles d'un braqueur de dix-huit ans à Marignane : Madame Rossignol ne s'est pas tant répandue dans la presse pour vanter l'héroïsme de cet homme qu'elle l'a fait pour pleurer ses sous. Georges Bernard Shaw avait pointé le problème de ce dévouement à la mort de Gandhi : " Son assassinat montre combien il est dangereux d’être bon."
Si Georges Pompidou - et Madame Rossignol - avaient pu lire Le bonheur des petits poissons de Simon Leys, ils y auraient appris qu' "en général, quand des personnes décentes sont confrontées à une indécence massive, elles s'emploient par tous les moyens à faire comme si de rien n'était." Ainsi, en 1967, au lieu de dramatiser un avertissement qu'il voulait prophétique en déclarant : "Si un jour on atteint les 500.000 chômeurs en France, ça sera la révolution", Pompidou aurait dû profiter davantage des accommodements propres à sa fonction, et dont la presse s'est trop largement fait l'écho pour que j'en liste à nouveau les avantages.
Une phrase suffirait donc pour décrire les raisons pour lesquelles la décence ordinaire n'existe pas. Le confessionnal moderne a pris la forme d'Organismes humanitaires qui ne le sont pas vraiment ; d'une sémantique qui absout presque tout et où le mot 'social' dispute l'oscar des pleurnicheurs à 'solidarité' ; et de dimanches pendant lesquels on revisite le travail à la chaîne selon Ford en servant la soupe à des gens qu'on aborde que pour se refaire une humanité. L'humanité, pour paraphraser Frédéric Dard - qui, lui, parlait de l'honneur - c'est comme les coquilles Saint-Jacques : bien lavé, ça ressert. On est bien, mon Dieu qu'on se sent bien après ces confessions laïques, surtout quand elles épicent les conversations du lundi matin en revivant avec les collègues ce week-end citoyen.
Dix fois la limite dépassée du nombre de chômeurs, de 500k à 5 millions, cela prouve incidemment la vanité des prédictions de nos dirigeants. Mais cela prouve surtout le désintérêt dont nous sommes capables malgré les envolés lyriques sur l'avenir dont on peut entendre encore l'écho dans maints bistros. L'aveuglement est une qualité, il nourrit l'innocence : un cœur vide pollue moins la raison, et par conséquence la courbe de la consommation d'antidépresseurs s'inversera, ce dont nous ne pourrons que nous flatter.
La mésaventure d'une sénatrice de l'Oise, et néanmoins socialiste, devrait inspirer la Génération Goldman pour réunir nos artistes en mal de publicité, comme jadis ils postillonnèrent dans les micros pour les restaus du cœur. Mais avant d'ambitionner que l'histoire de la poésie soit parfaite par nos troubadours, notons que notre élue trouverait un écho singulier à l'indifférence des riants passants de Compiègne dans un livre rédigé autour des années Trente.
Simon Leys - encore lui - a rédigé une chronique sur le paradoxe de l'art et de la littérature dans laquelle il narre l'importance de ce livre :
"Les horreurs du régime nazi sont bien connues : les criminels ont été vaincus et condamnés ; les victimes, survivants et témoins ont parlé ; les historiens ont rassemblé tous les faits et passé jugement. Une pleine lumière a été jetée sur toute cette époque. Les documents et les archives emplissent des bibliothèques entières.
Dans toute cette immense littérature, je voudrais isoler un petit livre singulièrement troublant, en ceci qu'il repose sur une expérience extraordinairement ordinaire : il s'agit des souvenirs d'avant-guerre d'un jeune berlinois, Raimund Pretzel, qui décida finalement de s'exiler en 1938, pour des raisons purement morales. Ce témoignage, signé du pseudonyme Sebastian Haffner, porte - de façon appropriée - un titre modeste : "Histoire d'un Allemand". Il fut publié de manière posthume il y a quelques années à peine (2000) par le fils de l'auteur, qui en avait découvert le manuscrit dans les papiers de son père, mort en 1999, après une carrière longue et distinguée de journaliste et d'historien.
L'auteur était un jeune homme qui avait reçu une excellente éducation ; fils de magistrat, il s'apprêtait lui-même à suivre cette même carrière ; ses perspectives d'avenir étaient brillantes ; il aimait son groupe d'amis, sa ville, sa culture, sa langue. Toutefois, à l'instar de tous ses compatriotes, il avait assisté à la montée au pouvoir de Hitler. Il ne disposait nullement d'informations exclusives ; simplement, comme tout intellectuel, il lisait les journaux et discutait de l'actualité politique avec ses amis et collègues. Il sentit très clairement que, tout comme le reste du pays, il se trouvait insensiblement aspiré dans un marécage empoisonné. Pour s'assurer une existence raisonnablement commode et exempte de problèmes, chaque citoyen se trouvait constamment amené à consentir à de petits compromis - rien de bien difficile ni de particulièrement dramatique ; tout le monde, à des degrés divers, se trouvait engagé dans ce même processus. Mais la somme totale de ces mêmes petites capitulations banales et quotidiennes résultaient en une érosion progressive de l'intégrité de chaque individu. Haffner lui-même ne se trouva jamais directement confronté à des atrocités, il ne fut jamais personnellement témoin d'événements violents ou criminels. Seulement il se sentait mollement enveloppé par l'omniprésente et universelle dégradation morale de la société tout entière. Avec une expérience qui n'était en rien de plus et rien moins que celle de toute la nation, il lui devint impossible d'éluder la réalité. Et comme il avait la chance de n'être pas chargé de responsabilités familiales, il était libre de ses mouvements : il quitta un milieu qu'il aimait ; il renonça à faire une belle carrière ; il s'exila volontairement en France tout d'abord, puis en Angleterre - pour sauver son âme. Son recueil de souvenirs - bref, sobre, lucide (et inachevé) - soulève une question terrifiante : tout ce que Haffner savait à cette époque, ses millions de compatriotes le savaient tout aussi bien. Pourquoi n'y eut-il qu'un seul Haffner ?
La vérité n'est pas relative ; par sa nature même, elle est à la portée de tous ; elle est simple et évidente - souvent même, d'une façon qui fait mal. L'exemple de Haffner en est une bonne illustration."
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