Printemps-Haussmann sur France Inter : « la technique de confusion intellectuelle » ?
Comment, quand on ne sait quasiment rien d’un événement, en parler tout de même pendant six longues minutes ? Le journal de treize heures de France Inter, présenté par Claire Servajean, en a fait la démonstration, mardi 16 décembre 2008, au sujet de l’évacuation du magasin Le Printemps, boulevard Haussmann, à Paris, dans le 9ème arrondissement. Une copie de cette partie du journal est reproduite intégralement en notes (3).

À quoi se résume ce qui a été révélé de l’événement ? Tout était dit dans le chapeau en sommaire de journal : dans la matinée de mardi 16 décembre, il a été découvert, au magasin Le Printemps sur le boulevard Haussmann dans le 9ème arrondissement de Paris, « cinq pains d’explosifs » - encore appelés « bâtons de dynamite » - qui n’étaient pas munis d’un système de mise à feu. Un groupe inconnu, se présentant comme le Front révolutionnaire afghan, a revendiqué ce dépôt, dans un communiqué à l’AFP qui demandait le retrait du territoire afghan de l’armée française avant fin février 2009. Ne sachant rien de plus, le journal de France Inter a pourtant choisi de consacrer 6 minutes à l’événement en le plaçant même en première page. Pourquoi ?
I - Un événement susceptible de faire de l’audience
1- Capter l’attention
On devine aisément que c’est le type d’événement qui permet de capter l’attention des auditeurs en stimulant le réflexe inné d’attirance : le voyeurisme se repaît de l’exhibition du malheur d’autrui ou seulement de la menace de ce malheur.
L’image choisie pour commencer le journal, « des pains d’explosifs », est aussi une métonymie qui présente à la fois l’effet pour la cause et la cause pour l’effet. Ces armes supposent, en effet, d’une part, l’existence d’un groupe terroriste, et, d’autre part, la préparation d’un attentat aveugle.
Cette image a du reste été précédée d’une autre image prisée des journalistes pour désigner souvent dramatiquement un événement jugé important : « L’information est tombée, il y a un tout petit peu plus d’une heure », a annoncé d’entrée la journaliste en studio. Cette curieuse image d’une « chute » implique à la fois la surprise, l’inexorabilité de l’événement et l’empressement de la journaliste à en informer aussitôt ses auditeurs auxquels elle entend surtout ne rien cacher. Mais la formule signifie aussi que l’information a été donnée et non recherchée.
2- Retenir l’attention par « l’information indifférente »
Seulement, pour retenir l’attention de l’auditeur six minutes, il en fallait plus : le journal a donc prétendu lui fournir des explications que non seulement il n’avait pas mais qu’il ne pouvait pas avoir.
- L’envoi de deux reporters sur « le terrain » n’a été, en effet, qu’un leurre de diversion : on a feint par ce moyen de pouvoir savoir alors qu’on ne pouvait pas savoir. D’abord, les reporters arrivaient trop tard sur place, après avoir été probablement informés par la police, à qui l’AFP aurait prioritairement transmis le communiqué reçu, comme il se doit. Ensuite, on le comprend, le secret absolu conditionne les chances d’aboutir de ce genre d’enquête qui, ici, ne faisait que commencer.
- Les reporters ont donc été condamnés à diffuser les deux variétés d’information les moins fiables, « l’information donnée » et « l’information indifférente » qui ne gêne personne. Ils ont ainsi répété deux informations qui leur ont été transmises : la situation des explosifs dans des toilettes, derrière une chasse d’eau, et l’évacuation du magasin dans le calme. L’une est censée rendre concret l’événement par la précision du détail, l’autre rassure sur l’efficacité des forces de sécurité.
On a appris ensuite que la police faisait son travail – c’est bien le moins ! - en établissant « un périmètre de sécurité » pour écarter les badauds voyeurs, que la ministre de l’intérieur faisait le sien, en étant sur place pour être vue, et que « l’enquête (avançait) très vite » sans la moindre preuve, évidemment !
Enfin des pseudo témoins qui ne savaient rien, ont été interviewés pour dire qu’ils ne savaient rien : « Je n’en sais pas plus que vous », a même assuré une vendeuse qui confirmait l’évacuation du magasin dans le calme en toute ignorance de sa cause, comme il se doit par sécurité. D’une cliente, on en a encore moins appris : faute de pouvoir entrer dans le magasin fermé, a-t-elle confié, elle était allée faire ses courses ailleurs.
3- Un sketch comique
Ce type d’exercice d’information est peu valorisant pour un journaliste et frise, on le voit, le ridicule, d’autant que les « reporters de terrain » et la journaliste de studio ont été amenés à se répéter sans cesse. Or la répétition est un procédé qui donne son nom à une variété de comique de farce : le comique de répétition. Dans un surprenant renversement des rôles, c’était la journaliste de studio qui faisait à la fois les questions et les réponses, et le reporter de terrain qui reprenait invariablement ce qu’elle venait de dire : on a retrouvé cinq pains de dynamite ? demandait-elle. Vous l’avez dit, on a retrouvé cinq pains de dynamite, répondait-il. Pas de système de mise à feu ? Non pas de système de mise à feu ! La conclusion de la journaliste de studio ajoutait même au comique par sa contradiction : le reporter de terrain n’avait quasiment rien rapporté ni de nouveau ni de précis et il était remercié « pour toutes ces précisions ». Était-il besoin d’envoyer un reporter sur le terrain pour répéter ce qui lui était dicté du studio ?
II – Un événement partie intégrante d’une stratégie ?
1- Des répétitions
Mais la répétition n’est pas seulement un procédé comique. Elle est aussi le procédé de l’inculcation : par dix fois, les expressions « cinq pains d’explosifs » ou « bâtons de dynamite » ont été répétés en 6 minutes. La formule « Pas de système de mise à feu » l’a été cinq fois, comme « alerte à la bombe ». Et il a été dit par deux fois que la police avait « désamorcé » les explosifs.
2- Des contradictions ?
Or, ne s’agit-il pas, sauf erreur, d’une contradiction : que signifie désamorcer des explosifs non associés à un système de mise à feu, c’est-à-dire à un détonateur ? Et ce n’est pas la seule contradiction. « Les pains d’explosifs » sont indifféremment appelés aussi « bâtons de dynamite » ou « pains de dynamite » : les appellations sont-elles interchangeables ? L’arrière d’une chasse-d’eau peut-elle servir de cache à des bâtons de dynamite ? De même toutes ces répétitions qui ont insisté sur le danger couru n’ont-elles pas été contredites par l’affirmation d’une absence de risque d’explosion faute de détonateur, comme par l’analyse d’un prétendu expert qui a quasiment rejeté l’hypothèse d’une piste afghane en raison d’un mode opératoire international étranger aux méthodes d’une résistance afghane locale centrée sur son territoire ? Enfin à quelle logique obéit une chaîne de radio nationale qui donne tant de retentissement à un événement dont elle ne sait quasiment rien ?
3- La technique de la confusion intellectuelle ?
En revanche, ces répétitions et ces contradictions finissent par produire ce qu’on appelle "un état de confusion intellectuelle". On songe aux techniques d’Erikson, spécialiste de l’hypnose, évoquées par Paul Watzlawick dans « Le langage du changement » (1) et qui visent justement à provoquer un état de confusion intellectuelle chez le patient en mêlant des explications pseudo-logiques et des informations sans importance. Sont, en effet, ici mélangés, parmi des contradictions et des informations indifférentes, des indices rassurants et d’autres inquiétants de sorte qu’on ne sait plus que penser hors d’un doute qui, lui, est forcément insinué. Que pèse la dénégation d’un risque d’explosion face à l’existence des explosifs ? Ceux-ci ont beau n’avoir pas été armés de détonateur, il est soutenu que la police les a désamorcés. Leur découverte, de toute façon, ne signe-t-elle pas la présence d’un groupe terroriste ?
4- La stimulation du réflexe de la peur
Ainsi, à la question de la journaliste de studio : « Alors alerte à la bombe sans véritable menace ou vraie menace d’attentat au contraire ? », la rationalité, réduite au bon sens, commande-t-elle de répondre par la protection avant tout, même si la piste afghane a été rejetée par l’expert. C’est précisément la teneur du message du Président de la République par lequel a conclu la journaliste : « la vigilance et la fermeté (s’impose) face au terrorisme ». Le doute jeté stimule le réflexe de la peur.
On serait donc tenté de penser que si l’audience a été recherchée par le journal de France Inter, elle ne l’a pas été seulement dans l’intérêt de la station, mais pour diffuser le plus largement l’idée d’une menace qui pèserait sur le pays.
L’expérience a montré qu’un ennemi commun avéré ou allégué est utile : face à lui les querelles intérieures passent au second plan. Mais l’expérience montre aussi qu’il faut être circonspect quand on annonce que des explosifs et des armes ont été découverts en un lieu par des forces de l’ordre : « l’affaire des Irlandais de Vincennes » ou « celle du bagagiste de Roissy » restent dans les mémoires (2).
(1) Paul Watzlawick, « Le langage du changement », Éditions Le Seuil, 1980.
(2) Jean-Michel Beau, « L’affaire des Irlandais de Vincennes – L’honneur d’un gendarme – 1982/2008 », Éditions Fayard, 2008.
(3) FRANCE INTER : « INTER 13 », Claire Servajean, Mardi 16 décembre 2008.
(texte intégral du traitement de l’événement, y compris avec ses incorrections)
(Chapeau)
Des pains d’explosifs retrouvés ce matin au Printemps-Haussmann, à Paris... Le ministère de l’Intérieur précise qu’il n’y avait pas de système de mise à feu. L’alerte à la bombe a été lancée par un mystérieux groupe réclamant le retrait des troupes françaises d’Afghanistan.
Nous irons sur place, au Printemps-Haussmann, dans un instant. (…)
L’information est tombée, il y a un tout petit peu plus d’une heure. Des pains d’explosifs ont été découverts dans un grand magasin à Paris, en l’occurrence le Printemps-Haussmann dans le 9ème arrondissement de la capitale.
Cinq pains d’explosifs en tout ont été désamorcés d’après la police, peu de temps après une alerte à la bombe signée d’un mystérieux Front révolutionnaire afghan. On part tout de suite sur place retrouver Thibault Cavaillès :
« Avez-vous des précisions, Thibault, sur ces explosifs retrouvés au Printemps Haussmann ?
- Écoutez, il s’agirait donc, Claire, vous l’avez dit, de cinq pains de dynamite ancienne, des pains qui auraient été déposés derrière la chasse d’eau des toilettes du troisième étage, vous l’avez dit, revendiqué par le Front révolutionnaire afghan, c’est-à-dire qu’ils ont envoyé un communiqué à l’AFP, l’Agence France Presse, qui a prévenu la police, la police qui est intervenue très rapidement pour désamorcer ces cinq pains.
Alors ici, boulevard Haussmann où se mêlent les badauds, les policiers qui assurent un périmètre de sécurité et Michèle Alliot-Marie, la ministre de l’intérieur et bien sûr les personnes qui se trouvaient à l’intérieur dont Élisabeth, une vendeuse. Elle ne savait pas qu’il s’agissait d’une alerte à la bombe : « C’est tout ce que je sais, je n’en sais pas plus que vous , puisque nous avons eu une alerte à l’intérieur du magasin pour nous dire d’évacuer. Aucune panique. Nous sommes sortis sereinement. Tout s’est bien passé. »
Voilà donc, ça c’était Élisabeth. On lui a juste dit qu’il s’agissait d’un incident technique. Christine, elle, est vendeuse, est cliente, pardon : « Moi j’étais au deuxième étage de la maison et j’ai voulu passer au magasin vêtements femmes et j’ai pas pu parce qu’ils ont fermé la passerelle, donc j’ai descendu et en bas c’était fermé aussi. Et ensuite ils ont totalement évacué le magasin et du coup j’ai fait mes courses chez C & A. J’ai juste le souci que ma voiture est au parking Printemps et je ne peux pas y aller. »
Et donc vous le voyez, Claire, tout le monde qui est sorti de l’immeuble du bâtiment Le Printemps sans vraiment de stress ni de panique. L’évacuation s’est faite dans le calme, Claire.
- Alors un mot, Thibault, de l’enquête : elle ne fait bien sûr que commencer ; mais ce que l’on sait, ça on est sûr, il n’y avait pas de système de mise à feu :
« Non pas pas de système de mise à feu. Alors il pourrait s’agir d’une alerte sérieuse selon les services anti-terroristes, premier avertissement d’un groupuscule afghan qui n’est pas connu de ces mêmes services, le Front révolutionnaire afghan. Pas de mise à feu sur les bâtons de dynamite. Donc pas de risque d’explosion. Voilà tout ce qu’on peut dire pour l’instant. Mais l’enquête avance très vite, vous l’avez signalé. Boulevard Haussmann, Laurent César, Thibault Cavaillès pour France Inter. »
Merci Thibault pour toutes ces précisions. Alors, alerte à la bombe sans véritable menace ou vraie menace d’attentat au contraire ? Il est encore trop tôt pour se prononcer même s’il y a eu une revendication auprès de l’Agence France Presse réclamant le retrait des troupes françaises d’Afghanistan avant la fin du mois de février. En un mot, il faut rester prudent pour l’instant. Écoutez ce qu’en dit à Stéphane Fort Jacques Beau, il est spécialiste du terrorisme :
« D’abord on ne connaît pas ce Front afghan en Europe, d’une part. D’autre part, les mouvements de résistance afghans sont de connotation très nationaliste et très locale même si leur influence et leur réseau s’étendent jusqu’au Pakistan, voire même jusque peut-être dans la région du Cachemire. Mais dans l’ensemble ce ne sont pas des mouvements internationaux. Il n’y a pas de dimension djihadiste telle qu’on l’a connue avec par exemple « le 11 septembre » ou « le 11 mars 2004 ». À première vue, comme ça, il semblerait assez étonnant que la résistance afghane se lance dans des actions en international dans les pays européens qui ont dans l’ensemble une certaine sympathie à leur égard. »
Voilà et j’ajoute à l’instant même cette réaction de Nicolas Sarkozy qui prône « la vigilance et la fermeté face au terrorisme »donc après la découverte ce matin au Printemps Haussmann de ces pains d’explosifs, de ces bâtons de dynamite qui, rappelons-le, n’étaient pas munis d’une mise à feu. Le magasin, lui, vient de rouvrir.
87 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON