Processus de destruction et de reconstruction du peuple
Lors de ces deux dernières élections, la majorité des électeurs s’est abstenue ou a montré sa désapprobation par ses bulletins blancs. Lorsque près de la moitié des gens en âge de travailler gagne moins de 1 500 euros nets ne se déplace pas pour voter pour les candidats qui promettent de lui donner ce revenu, il y a de sérieuses questions à se poser. On préfère traiter ces gens qui s’abstiennent d’irresponsables ou d’inconscients. Nombre d’entre eux disent que leur bulletin ne sert à rien, car les élus font ce qu’ils veulent. D’autres croient que la situation économique est telle « qu’on ne peut pas faire autrement ». Mais ne serait-ce pas plutôt les signes d’un affaiblissement du peuple ? De citoyens démissionnaires de leur souveraineté ? D’individus ayant subi un lavage de cerveau dans notre société dite de consommation ? Par une espèce d’apathie, Emmanuel Macron a été réélu par défaut par un tout petit nombre d’électeurs. Ainsi donc, contre le gré de la majorité des électeurs, l’élu le plus détesté de France s’est fait réélire. Mais alors pourquoi le peuple a consenti à ce qu’il ne voulait pas ?
Je vous livre mon explication du processus de déconstruction du peuple et de fabrique du consentement.
Le peuple c’est la population considérée comme une force politique, c’est-à-dire, une population de citoyens. Le peuple souverain est composé de citoyens, c’est-à-dire de personnes détenant une part de la souveraineté. À ce titre sa parole doit être libre pour débattre et délibérer, c’est-à-dire prendre part à la décision politique. Pour des raisons pratiques, les citoyens peuvent se réunir pour choisir un représentant qui parle en leur nom. Le régime politique est dit démocratique.
Mais, dès lors qu’un représentant ne reçoit pas mandat impératif des citoyens qui l’ont choisi et qu’il ne peut être révoqué si sa parole n’est pas conforme à leur volonté, ces citoyens sont dépossédés de la part de souveraineté qui leur revenait de droit.
Est-ce qu’un peuple peut exister sans citoyen ? Non.
Est-ce qu’un peuple est souverain si ses membres citoyens ne sont pas détenteurs de la part de souveraineté qui leur revient ? Non.
Dans ces conditions, le peuple ne dispose plus de sa force politique et de sa raison d’être. La souveraineté du peuple a été accaparée par ses représentants. Le régime n’est plus démocratique.
Il est remplacé par le régime que choisissent les élus (il y a le choix), notamment par celui qui émerge inévitablement du lot soit par choix, soit par prise du pouvoir. C’est le grand chef qu’on appelle en France, le Président de la République, en Angleterre ou en Italie, le premier ministre, en Allemagne, le chancelier, ou en Suisse, le Conseil fédéral (mais pour ce dernier pays, c’est un cas à part, car la souveraineté du peuple n’y a pas été totalement accaparée par ses représentants).
Pour que ce peuple redevienne une force, il doit donc récupérer sa souveraineté. Sans force, il est une masse vouée à choisir ses petits chefs ou le grand chef. Le pouvoir possédant la caractéristique de dévoyer celui qui le détient, le chef, petit ou grand, lutte pour préserver son pouvoir. Mais c’est un double combat, car il doit lutter férocement au sein des autres chefs qui veulent rogner son pouvoir et, en même temps, il doit lutter de façon paradoxale contre les citoyens qui l’ont choisi de telle manière qu’ils consentent à être spoliés de leur souveraineté en leur faisant croire qu’il est leur représentant fidèle. Mais les chefs ont pris la précaution de faire la loi pour qu’ainsi le mandat impératif soit interdit et donc que le mandat ne puisse être révocatoire. C’est pour cela que le candidat est souvent réélu.
Le peuple n’a donc pas les moyens légaux de récupérer sa souveraineté. Il n’a d’autre choix que de la retrouver autrement. Mais pour qu’il puisse le faire, il faut d’abord qu’il se reconstitue, car il est devenu une masse atomisée d’individus dont la conscience citoyenne s’est, pour un certain nombre d’entre eux, totalement ou partiellement délitée.
Si le nouveau régime a mis en place une stratégie pour conserver définitivement aux chefs leur pouvoir, celle-ci vise la conscience politique de l’individu et les liens sociaux qui peuvent encore le relier et ainsi lui donner une force et une intelligence collective avec les autres. Pour leur passer le goût de la liberté réelle, les individus doivent croire qu’ils sont libres et qu’ils n’ont pas besoin des autres. La notion de liberté doit donc être pervertie pour atteindre le libre-arbitre des individus. D’autre part, le besoin naturel des autres doit être compensé par la satisfaction d’une multitude de petits besoins. L’esprit des individus doit être accaparé par l’esprit concurrentiel et la multiplication de situations de choix strictement matériels à même de les détendre. Le régime mettra en place une économie compatible avec l’esprit concurrentiel et la multiplication des besoins.
Ainsi, lorsque tous ces individus seront satisfaits matériellement et se sentiront en sécurité matérielle et que le rapport concurrentiel sera admis comme naturel, il sera impossible que la conscience citoyenne puisse émerger.
Par contre, si les besoins matériels et/ou le sentiment de sécurité venaient à ne pas être satisfaits, l’individu sera limité dans les situations de choix. Il en ressentira de la frustration et retrouvera son goût pour la vraie liberté. Il recherchera alors sa dose de liberté et aussi à satisfaire ses besoins soit de manière illégale, soit en retissant des liens sociaux pour retrouver une force collective. La première méthode peut conduire à déstabiliser une économie et un régime à moins que la loi ait prévu que la loi du plus fort soit normale, ce qui n’est pas très difficile lorsque le lien concurrentiel a été intégré. La seconde méthode conduira les individus à se réunir d’abord pour des causes tout à fait matérielles comme des collectifs de consommateurs.
Mais si les besoins ne sont toujours pas satisfaits ou que les individus éprouvent un plaisir nouveau à retrouver une force collective, le régime des chefs sera en danger tandis que la masse se transformera petit à petit en peuple.
À moins encore que la situation devienne telle que, soudainement, trop d’individus ne trouvent plus du tout de satisfaction matérielle (en cas de pénurie par exemple) et que le régime en place ne parvienne plus à combler ses frustrations. Dès lors, une partie de la masse peut se reconstituer très rapidement en peuple citoyen et c’est la révolution. C’est comme cela que ça s’est passé en 1789 : une famine.
Il n’y a pas de démocratie sans peuple. Lorsque règne l’individualisme, le peuple est divisé, le peuple est affaibli et le régime en place est libre d’instaurer des décisions que le peuple ne veut pas. Or, le projet du néolibéralisme est précisément, d’atomiser le peuple pour le transformer en une masse d’individus-entrepreneurs se faisant concurrence, enfermés dans une quête perpétuelle de choix matériels. Pour parvenir à ces fins, le grand chef recrute des professionnels de la psychologie comportementale (les cabinets conseils) qui sont chargés d’amener le peuple à consentir à ce qu’il ne veut pas. C’est la fabrique du consentement de Walter Lippman, le père du néolibéralisme, cher à Mc Ron, président de la start-up nation d’individus-entrepreneurs.
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Je vous recommande quelques liens. En suivant ces liens des bibliographies vous seront proposées.
Un article qui présente le livre de Barbara Stiegler et suffisant pour bien vous introduire dans les spécificités du néolibéralisme. « Il faut s’adapter »
Une vidéo qui traite de la publicité et de la fabrique du consentement.« Comprendre l’idéologie néolibérale »
Une autre vidéo avec Naomi Klein "Le plus grand succès du néolibéralisme : la colonisation de nos imaginaires."
Une vidéo avec Barbara Stiegler : « l’idéologie des biais cognitifs »
Une vidéo sur Edward Bernays, le bras armé du néolibéralisme qui a inventé la propagande : « Comment manipuler l’opinion ».
Une vidéo avec Pierre Dardot et Christian Laval : « Comment le néolibéralisme défait la démocratie »
Licence Creative Commons
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