Qu’est-ce qu’un étranger ? Une question oubliée
Une logique purement économique a imposé une image extrêmement dévalorisante de l’étranger. Ce discours tend à devenir la norme. Une logique de marché aux esclaves, qui est le signe d’une société dont les principes fondamentaux se délitent.
On tremble avec raison, en entendant un ministre du gouvernement de la République française, possible président de la République, parler de la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. N’est-ce pas la République qui est en train de vaciller ? Il n’y a pas là de grandiloquence. Les mots ne seront jamais assez fermes pour déplorer qu’on ait pu en arriver à ce point.
Heureusement, il est encore possible que cela suscite un tollé dans les partis politiques, sauf dans celui du ministre en question et au Front national. On parle de passage d’une « frontière » ; on parle d’un « flirt très poussé avec l’extrême droite ». Oui, une ligne est dépassée. Mais on peut craindre que tout cela reste peu convaincant. Car il semble qu’on ait du mal à articuler, à cibler avec exactitude ce qui pose problème dans la proposition de Nicolas Sarkozy.
Parler de passage de ligne reste bien métaphorique. Mais la difficulté d’aller au-delà de cette métaphore ne vient-elle pas du fait qu’on ne sait plus exactement ce que cela signifie, défendre le statut de l’étranger dans la République française ? Car il est nécessaire de reconnaître quelque chose de bien fâcheux : le projet de N. Sarkozy est dans la droite ligne du discours commun sur les étrangers en France, un discours qui conduit bel et bien au genre d’idées qui sont celles de J.-M. Le Pen, mais qui est plus ou moins implicitement accepté par une grande majorité des élites françaises, politiques, voire intellectuelles.
La démission des républicains n’a-t-elle pas commencé du jour où il est paru concevable à un ancien Premier ministre de gauche de déclarer que Jean-Marie Le Pen posait de bonnes questions, mais y apportait de mauvaises réponses ? Il était loin d’être le seul. C’est tout un discours sur les étrangers (les « immigrés ») qui s’est imposé dans les esprits. Et si Jean-Marie Le Pen a dit un jour une chose juste, c’est quand il a parlé de la « lépénisation des esprits ».
Ce discours, nous le connaissons bien. Il consiste à considérer les étrangers dans le cadre étroit d’un flux. Il s’agit d’un flux à canaliser. Logique purement financière (voire foncière), qui revient à placer l’étranger vis-à-vis de la France et des Français dans un rapport d’employé à son employeur, de locataire à son propriétaire. Logique de marché. Allons plus loin : logique de marché aux esclaves.
On a poussé ici et là de hauts cris lorsque N. Sarkozy a élaboré le concept d’immigration « choisie ». Concept absurde au demeurant : comme s’il n’existait pas de lois en France sur les visas et les permis de travail, comme si l’on passait les frontières sans façon. Mais bien sûr, c’est de bien plus qu’il s’agit. Il s’agit tout simplement d’aller faire ses achats sur le marché de l’immigration. Logique de marché aux esclaves, en effet.
« Gérer des flux » : canaliser cette masse, cette horde épouvantable que sont les étrangers. Qui ne pense l’immigration dans cette logique-là ? Qui, dans les principales élites politiques ? Une des sources du mal est l’habitude de dresser le soi-disant portrait-robot du Français prêt à voter Le Pen et à rendre les immigrés responsables de tous les maux de la France. Portrait-robot profondément méprisant, et faux, tout simplement. Certes, J.-M. Le Pen a passé le premier tour de la présidentielle de 2002. Mais que ne rappelle-t-on qu’au second tour, 82% des votants se sont dressés contre une France lépéniste, avec un taux de participation massif ?
Démission des élites, qui ont pourtant la charge d’articuler un discours politique et social et qui s’y refusent, préférant aller au-devant de peurs largement imaginaires, mais si bien projetées sur le peuple français que celui-ci pourrait bien finir par croire que c’est là une image ressemblante. Logique de démagogue qui cherche à flatter la foule en la rabaissant autant que possible à ses plus bas instincts. Certes, toute la classe politique française n’en est pas là. Mais elle est sur ce chemin-là, car implictement elle a accepté toute cette logique des flux, avec toute la logique digestive de la nécessaire « assimilation ».
Ce sont l’image et le statut de l’étranger qu’il est nécessaire de redresser. Non, un étranger n’est pas seulement une force de travail et une source de richesse d’appoint. Un étranger est, tout d’abord, un être humain. Il est là, il vit là, selon des lois. Il a des droits. C’est une première chose.
Mais il faut aller plus loin. Tout Etat de droit a un devoir sacré d’accueillir humainement l’étranger qui vit ou passe ici, et de faire en sorte qu’il s’y sente à l’aise, lorsqu’il y reste selon les lois. La logique actuelle consiste à penser que c’est à l’étranger de faire tous les efforts. C’est contre l’hospitalité, qui fait partie de la dignité d’une nation.
Il y a plus important encore. Si nous avons besoin des étrangers, ce n’est pas seulement pour des raisons économiques. Au fond de ce concept si répandu d’immigration économique, à la lumière duquel la figure de l’étranger est de plus en plus systématiquement pensée, il y a l’idée qu’idéalement, la France devrait vivre en parfaite autarcie. L’immigré idéal, selon cette vision, c’est l’immigré qui nous donne ce dont nous avons besoin, et qui repart chez lui. Une bonne partie de l’argumentation de la gauche en faveur de l’immigration est sous le joug de cette logique implacable, qui est aussi celle de l’employeur qui voudrait pouvoir renvoyer l’employé qui a fait ce qui était utile à l’employeur. Idéal de profit qui se comprend, mais idéal de profit uniquement, ce qu’on ne peut accepter.
Mais qu’est-ce qu’un pays sans la présence de l’étranger ? C’est d’abord quelque chose qui n’a jamais existé. Et surtout, un pays sans la présence de l’étranger, sans l’apport de l’étranger en tant qu’étranger, c’est un pays en voie de disparition. C’est un pays, en effet, incapable d’absorber de la nouveauté, incapable de se renouveler, incapable de penser l’avenir et qui se ferme narcissiquement sur son « identité nationale ».
Il y aurait beaucoup à dire sur ce mal français qui consiste à n’avoir plus d’yeux que pour son passé. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur cette République française qui n’a jamais très bien su se penser comme République. Poids d’une histoire grandiose, dans laquelle la République n’est qu’un segment ? Peut-être. Mais il est temps de réfléchir à cette image que nous avons de nous-mêmes, celle d’un pays qui ne peut que souffrir de la présence sur son territoire de gens qui ne parlent pas sa langue, qui s’habillent de manière bien distincte.
Il est temps de réfléchir sur cet esprit de clôture qui revient à considérer que tout ce qui nuance menace et que le temps n’est plus qu’à la préservation. Ne serait-ce pas que nous ne croyons plus en nous-mêmes ? Que nous nous sentons si faibles que tout ce qui viendra du dehors nous écrasera ? Il y a en tout cela un manque d’idéal.
Mais il faut, avant toute chose, se rendre capable d’articuler nettement les principes, retrouver le sens des devoirs sacrés qui unissent le citoyen à l’étranger, sans quoi la porte est ouverte au pire, sans quoi nous ne saurons plus faire la différence entre la Révolution française et la Révolution nationale.
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