Quand « la blanche » devient le carburant du monde de la finance
Roberto Saviano dans son dernier livre "Extra pure. Voyage dans l'économie de la cocaïne" (1) révèle combien cette diabolique poudre blanche est devenue le carburant du monde de la finance comme le pétrole est celui de notre monde contemporain. Le narcotrafic représente aujourd'hui une des premières industries au monde. La carte de la planète est dessinée par le pétrole côté face, mais aussi par ce « pétrole blanc » côté pile - Or noir et or blanc pour la blancheur de la poudre et le blanchiment de l'argent- Dans ce voyage au bout de cette nuit que "la blanche" illumine avant de l'assombrir, l'auteur nous révèle l'autre face du capitalisme mondial que sont les réseaux structurés de ce commerce clandestin qui ont réussi à tisser leur toile et qui, par leur puissance financière, sont devenus indispensables tant chez les tradeurs pour leur consommation personnelle que pour les grandes institutions bancaires afin de gonfler leurs bilans financières.
UNE NOUVELLE PUISSANCE OCULTE...
Dans le monde, environ 210 millions de personnes – soit 4,8 % de la population âgée de 15 à 64 ans ont consommé des substances illicites au moins une fois au cours des 12 derniers mois. Avec un chiffre d'affaires estimé entre 300 et 500 milliards de dollars, le trafic de drogue est devenu le deuxième marché économique au monde, juste derrière les armes, mais devant le pétrole.
Les bénéfices et les sommes en jeu sont colossaux. En effet, les profits des petits et grands trafiquants sont immenses. Le chiffre d'affaire du trafic de stupéfiant est colossal ; si les trafiquants de drogues étaient un pays, leur PIB les classerait au 21è rang mondial, juste derrière la Suède. Malgré la répression, l'ONU estime que seuls 42% de la production mondiale de cocaïne est saisie (23% pour l'héroïne). Dans certains pays de production ou de transit, comme le Mexique, ce sont de véritables contre-pouvoirs occultes qui font régner la terreur et corrompent les rouages de l’État.(2)
Le commerce de la drogue comme marchandise prohibée est extrêmement lucratif : Roberto Saviano dans un interview à l'Obs affirme :" le marché de la drogue est celui qui connaît actuellement la plus forte expansion.Si la demande de pétrole est toujours soutenue, celle de la coke explose. Mais la cocaïne reste le marché le plus profitable du monde. On estime sa production entre 788 tonnes et 1060 tonnes par an et le marché à 352 milliards de dollars. Vous pouvez rencontrer de grosses difficultés pour vendre des diamants de contrebande, mais je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui n'arrive pas à vendre de la coke. Si je veux faire un investissement, disons de 1000 euros, dans une action d'Apple, au bout d'un an je gagnerai 1300 ou 1400 euros. Si je fais le même investissement en cocaïne, au bout d'un an, je gagnerai 180.000 ou 200.000 euros. Il n'y a rien qui va vous faire gagner autant. Et la violence du business est à la mesure de ce chiffre d'affaires."
Dans son livre on y croise des dealers de rue qui gagnent 4 000 euros par mois, des dealers de la bourgeoisie qui en gagnent 30 000 et des brokers de coke qui en gagnent plusieurs millions. On assiste à des centaines de meurtres, parfois opérés avec un calibre 7.65 et un fusil à canon scié, « qui ne sert pas à tuer, car les billes de plomb se contentent de déchirer les tissus, c’est une marque de mépris ». ( lien).
La coke circule aux quatre coins du monde « en compagnie d’ananas en boîte, dans des conserves de lait de coco, parmi cinq tonnes de pétrole en barils et deux tonnes de pulpe de fruits surgelés, imbibant des vêtements, des tissus d’ameublement, des lots de jeans et les diplômes d’une école de plongée ». Ces derniers jours 400 kg de cocaïne ont voyagé dans deux conteneurs de poissons surgelés de Colombie en Espagne . ( lien)
Avec la mondialisation de ce nouveau marché, les réseaux se sont structurés et comme dans le commerce légal, ce sont les gros distributeurs du produit qui ont pris de l'ascendant dans ce marché noir de la blanche.
"La révolution s'est produite quand Pablo Escobar dit « El Magico », le parrain colombien de Medellín,a passé un accord avec Félix Gallardo surnommé « El Padrino », ancien de la police judiciaire fédérale du Mexique. C'est Félix Gallardo qui créa les cartels mexicains en structurant le territoire en zones et en établissant un modèle de cohabitation entre cartels. Depuis, les règles du jeu ont changé. On a assisté à une escalade dans l'horreur. Au Mexique, la guerre de la coke a fait des dizaines de milliers de morts (plus de 50.000 morts entre 2006 et 2012). De nouveaux cartels apparaissent avec "des structures plus flexibles, une grande familiarité avec la technologie, des massacres spectaculaires, d'obscures philosophies pseudo-religieuses liées à une fascination pour les films violents et les émissions de télé-réalité. Et une furie meurtrière à faire pâlir tous ceux qui les ont précédés. Les acteurs se multiplient. Les Zetas et la Familia, assassins sanguinaires, ont pris le pire des corps paramilitaires, le pire de la Mafia et le pire des narcotrafiquants".(lien) .Dans ce monde occulte ultralibéral, à la concurrence exacerbée, la lutte pour le leadership est sans fin et particulièrement meurtrière. Dans ce milieu aussi la terreur est le seul mode de gouvernance.
Avec l'argent de la coke, on achète d'abord les politiciens et les fonctionnaires, et ensuite on recycle discrètement dans les banques. Les organisations criminelles disposent d'énormes quantités d'argent liquide à investir et à blanchir. Les gains du narcotrafic représentent plus d'un tiers de ce qu'a perdu le système bancaire en 2009, et Saviano affirme, comme l'a dénoncé le FMI, que les liquidités des mafias ont permis au système financier de rester debout pendant la dernière crise de 2008. La majeure partie des narcodollars est donc bien absorbée par l'économie légale. Ainsi " plusieurs milliards de dollars ont transité par les caisses du Cartel de Sinaloa vers des comptes de la Wachovia Bank, qui fait partie du groupe financier Wells Fargo. Elle l'a reconnu et a versé en 2010 une amende de 110 millions à l'Etat fédéral, une somme ridicule comparée à ses gains de l'année précédente de plus de 12 milliards de dollars. D'après le FBI, la Bank of America aurait permis aux Zetas de recycler leurs narcodollars. HSBC et sa filiale américaine, HBUS, a payé un milliard de dollars d'amende au gouvernement américain pour avoir blanchi de l'argent du narcotrafic".(lien ) Les banques qui ont leur siège à Wall Street et dans la City ne sont pas les seules à entretenir des liens privilégiés avec les barons de la drogue. Au Lichtenstein, Luxembourg, Andorre, la République de Saint-Marin, Monaco, on ne sait pas vraiment ce qui se passe en termes de flux d'argent et dans les banques françaises, italiennes ou allemandes, c'est motus et bouche cousue.
...POUR DE PLUS EN PLUS DE CONSOMMATEURS DE CETTE DROGUE DE LA PERFORMANCE
Comme dans tout commerce, licite ou prohibé, si les vendeurs prospèrent, c'est parce que le marché existe avec de plus en plus de consommateurs de par le monde. Il faut admettre que la cause profonde de ces dérives est bien dans les dysfonctionnements érigés en dogme dans ce monde ultra-libéral. L'intensification de la compétition et la dictature de la vitesse, de la performance et de la réussite à tout prix dans le monde du travail d'une part, l'exacerbation permanente des désirs et des attentes des consommateurs d'une part rendent inconcevables les échecs et insupportables les frustrations . Il y a ceux qui trouvent un chemin en restant dans les clous mais de plus en plus nombreux sont ceux qui utilisent des subterfuges légaux ou illégaux pour tenter d'arriver à tout prix à leurs fins pour ensuite tomber dans le piège de ces nouvelles dépendances : dépendance à des paradis artificiels pour les consommateurs, dépendance à un enrichissement facile et à une consommation de biens sans limite pour les trafiquants de proximité. La cocaïne serait à la fois l’emblème et la pointe avancée d’un capitalisme qui a fait de la rapidité de la circulation du capital et d’un taux maximal de retour sur investissement sa seule matrice, quel qu’en soit le coût humain. « Plus le monde accélère, plus il y a de coke », écrit Saviano. « la coke, quelqu’un autour de toi en prend », de « l’infirmière qui change le cathéter de ton grand-père : avec la coke, tout lui semble plus léger, même les nuits », aux « extras qui serviront au mariage samedi prochain, s’ils ne sniffaient pas, ils n’auraient pas assez d’énergie dans les jambes pour tenir toutes ces heures », en passant par « ce notaire chez qui tu espères ne plus jamais devoir retourner et qui prend de la coke afin d’oublier les pensions alimentaires qu’il verse à ses ex-épouses », ou bien encore « le chauffeur de taxi qui peste contre la circulation avant de retrouver sa bonne humeur ». Pour être toujours au top, pour aller toujours plus vite on se dope et c'est ainsi que la coke, cette "drogue de la performance" irrigue tous les secteurs de l'économie, du trader à Wall Street au livreur de Pizza à Los Angeles. Ainsi peu à peu cette poudre blanche est devenue le carburant de ce capitalisme débridé , tant par ses effets accélérateurs de performances individuelles que par l'argent qu'il permet de recycler dans le système financier. Carburant ultra-explosif à l'énergie dévastatrice et terriblement mortel.
Si le rapport mondial 2013 sur les drogues constate que la consommation de la cocaïne stagne dans les pays occidentaux elle se généralise dans l'ensemble du monde. Aux, Etats-unis et en Europe la consommation des nouvelles substances psychoactives( NSP) explose et l'usage de stimulants de type amphétamine (STA), augmente dans la plupart des régions.(lien )
Face à cette pandémie et aux millions de morts, dus à la fois à la criminalité des réseaux de distribution et à l'addiction, les Etats, devant la puissance de cet "or blanc", en sont réduits à un éternel jeu douteux du chat et de la souris où la frontière entre les trafiquants et la police est particulièrement poreuse.
Il faudra bien qu'un jour, les pouvoirs publics, dont un des rôles et de protéger tous les citoyens, reconnaissent les dysfonctionnements du système et prennent leurs responsabilités en la matière en se donnant les moyens de "lever le rideau" en traitant ouvertement cette plaie du monde contemporain. Pour vider de sa substance ce commerce illicite, il faudrait d'abord que les Etats osent assurer le contrôle de toute la chaîne de distribution des produits stupéfiants jusqu'à des officines médicalisées ou spécialisées pour s'attacher la demande. Tout en continuant à mener une lutte acharnée contre les trafiquants de drogues internationaux il faudrait contenir la contagion vers les plus fragiles et les plus jeunes pour ensuite se donner les moyens prophylactiques de diminuer la consommation dans l'ensemble de la population. C'est une bataille de longue haleine qui doit être coordonnée à l'échelle internationale mais c'est la seule façon d'asphyxier et de vider de sa sève ces organisations maffieuses et criminelles en leur confisquant leur raison d'être : un juteux marché.
En continuant à cacher ce commerce derrière le rideau de l'illégalité on ne fait que laisser libre cours à cette activité, très lucrative pour certains mais aussi très dangereuse pour l'ensemble de la société. En nous accompagnant dans ce Gommora mondialisé, au péril de sa vie, Roberto Saviano continue inlassablement à lever le voile sur un des cancers de ce monde où la performance et l'argent règnent en maître. Souhaitons que les gouvernants prennent la mesure du problème et cessent de faire croire, comme c'est le cas dans la lutte contre le "terrorisme international", que c'est par quelques démonstrations de force et par la sophistication technologique des moyens de surveillance que l'on éradiquera ce fléau. Mais en ont-ils réellement la volonté tant les intérêts des uns et des autres se confondent ?
_______________________
(1) Roberto Saviano est écrivain, journaliste et essayiste. Son premier livre, « Gomorra. Dans l'empire de la Camorra » (Gallimard, 2007), s'est vendu à 5 millions d'exemplaires dans le monde. Le film tiré de son livre a remporté de très nombreuses récompenses dont le Grand Prix du jury à Cannes en 2008. Il a également publié chez Robert Laffont « la Beauté et l'Enfer », « le Contraire de la mort. Scènes de la vie napolitaine » et « Le combat continue. Résister à la Mafia et à la corruption ». Son nouveau livre, « Extra pure. Voyage dans l'économie de la cocaïne », est sorti le 16 octobre chez Gallimard. ( l'Obs 18/10/2014)
(2) Chiffre de 2011 Rapport de l'ONU Informations extraites du site Planètoscope
32 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON