Quand Steinbeck condamnait... Sarkozy
Le Prix Nobel de littérature 1962 savait parfaitement de quoi il parlait lorsqu’il décrivait : d’une part l’exploitation des classes populaires, la précarité des travailleurs ou les galères sans fin des accidentés de la vie ; d’autre part la rapacité des actionnaires, le mépris des propriétaires fonciers, la soif de possession d’aventuriers sans scrupules, la complicité d’un personnel politique cynique...

Malgré les illusions nées, dans les pays occidentaux, des évènements de 1968 et des immenses espoirs qu’ils ont suscités, rien n’a véritablement changé depuis cette époque, et John Steinbeck mort, les fondamentaux des relations sociales sont restés identiques. Nous assistons même, dans le cadre d’une mondialisation largement utilisée comme alibi par le patronat et les partis politiques complices, à une régression généralisée des droits des travailleurs, à une paupérisation des classes populaires, à une augmentation significative et dramatique du nombre des sans-abri et des mal-logés. Une régression, circonstance aggravante, amplifiée par l’individualisme et le consumérisme que vendent, à des populations de plus en plus anesthésiées par les discours dominants, les tenants du modèle libéral anglo-saxon, et notamment les politiciens de droite et les médias audiovisuels souvent placés, au mépris de toute éthique, entre les mains d’entrepreneurs sans états d’âme ou de serviteurs complaisants du pouvoir.
Normal de la part des possédants : ils protègent leur « gâteau » et, faute de répondant dans les milieux populaires ou les partis de gouvernement censés les défendre, se sont mis en tête, en un vieux réflexe atavique de classe, d’accaparer toujours plus de richesse, fût-ce en appauvrissant ceux sans lesquels ils ne seraient rien : les employés et les ouvriers. Certes, il y a bien ici et là des réactions, mais elles prennent trop souvent l’allure d’épiphénomènes que les oligarchies observent sans grande inquiétude. Ces mêmes oligarchies qui ont poussé un soupir de soulagement au spectacle des manifestations organisées en France contre les retraites : trop peu de monde dans les rues pour inquiéter le pouvoir, et d’insupportables cortèges « bon enfant » là où les cris de colère et les poings levés de rage auraient dû dominer pour contrer les scandaleuses régressions sociales.
Une faute collective dont la majorité des salariés ne prend pas la mesure, inconscients que ces travailleurs sont de leur force potentielle, bien réelle, face à ces oligarchies dominatrices et rapaces. Car les gouvernants et les patrons sont, pour la plupart d’entre eux, foncièrement des pleutres. Á cet égard, quiconque s’est opposé en entreprise au pouvoir en place sait à quel point la détermination de ce pouvoir est le plus souvent soluble dans la peur dès lors que les salariés, ces animaux domestiques trop fréquemment relégués au rang de bétail productif, retroussent les babines et montrent les dents au lieu de scander mollement des slogans éculés. Encore que cette saine réaction ne soit malheureusement d’ores et déjà plus d’actualité dans un nombre croissant d’entreprises, pilotées désormais depuis des sièges sociaux américains, suisses ou irlandais, et dont les unités de production, dirigées localement par des relais sans le moindre pouvoir de négociation, subissent l’ignoble chantage à la délocalisation. Et c’est ainsi que la météo sociale est progressivement passée d’un temps fraîchissant de force modérée à une forte houle.
Mais une forte houle, hélas, inopérante car le plus souvent intérieure ! Une houle qui agite la conscience de chacun, mais sans cristalliser, avec d’autres consciences individuelles, sur un avis de tempête collectif. La faute au chômage, à la précarisation grandissante, à l’individualisme, à la propagande de l’oligarchie, mais aussi à ces constantes de la relation des hommes à leurs dirigeants et à leurs gouvernants que décrit si bien John Steinbeck dans « Rue de la Sardine » : « Les choses que nous admirons le plus dans l’humain : la bonté, la générosité, l’honnêteté, la droiture, la sensibilité et la compréhension, ne sont que des éléments d’échec dans le système où nous vivons. Et les traits que nous détestons : la dureté, l’âpreté, la méchanceté, l’égoïsme, l’intérêt purement personnel, sont les éléments mêmes du succès. » Et c’est bien là l’énorme paradoxe de nos démocraties, gangrénées par cet aveuglement du plus grand nombre : nous admirons les premiers, les humanistes, les hommes et les femmes de progrès, les personnes de dialogue ; mais, dans l’espoir vain de bénéficier des miettes du banquet des puissants, nous élisons les seconds, les cyniques, les mégalomanes, les arrogants, les égotiques, le plus souvent alliés au grand patronat et aux dynasties fortunées. Pire encore : nous les réélisons lorsqu’ils ont pourtant été pris la main dans le sac des abus de biens sociaux, des prises illégales d’intérêts, des trafics d’influence ou du népotisme.
Le désordre n’est pas dans les faits, mais il est dans les esprits
Cynique, mégalomane, arrogant, égotique, tel est précisément l’homme – un archétype ! – que les Français ont porté à la tête de l’État en mai 2007, enfumés par un discours démagogique pourtant contredit par son action passée, tant sur le plan sécuritaire* que sur celui des finances**. Et que dire des rapports de dépendance maladive que cet homme entretient vis-à-vis des grandes fortunes ? Et, de manière plus générale, de son rapport à cet argent qui le fascine ? Que dire également de sa récupération compulsive des faits divers les plus monstrueux pour manipuler l’opinion ? Fût-ce, comme il vient de le faire avec l’horrible assassinat de Laetitia Perrais, en tordant le cou à la vérité et en instrumentalisant sans vergogne la mort de cette jeune fille pour désigner des boucs émissaires ? Sans le connaître – mais il a tant vu de ses semblables dans les hautes sphères de la finance, de l’industrie, de la politique –, Steinbeck a parfaitement décrit Sarkozy, comme il a parfaitement décrit le comportement moutonnier des masses en jetant sur elles un regard tout à la fois ethnographique et sociologique. Un regard dur pour les dominants et indulgent pour les dominés. Un regard simplement lucide.
Mais un regard qui a su saisir et traduire dans des romans puissants les moments où la révolte germe, enfle et se répand après un long temps de colère impuissante. Une révolte qui couve aujourd’hui dans de nombreux pays, et pas seulement dans des nations arabes où les libertés et l’accès légitime aux fruits de la croissance ont été trop longtemps confisqués par des dictateurs et des autocrates sans scrupules au profit de clans ou d’oligarchies. Un syndrome qui pourrait très bien débarquer de ce côté-ci de la Méditerranée tant sont fortes les attentes de la population française, et tant est inexistante, quand elle n’est pas délibérément régressive, la réponse d’un exécutif de plus en plus coupé du peuple.
Dans un article du 21 juin 2010 intitulé Climat social : l’avertissement lucide de... Tocqueville, je montrais que dans la France en apparence calme de janvier 1848 avaient déjà germé les fruits de la révolte qui allaient conduire quelques semaines plus tard à une révolution, avec à la clé la chute de la monarchie de Juillet et l’avènement de la IIe république. Seul Alexis de Tocqueville l’avait perçu comme en témoigne cet extrait de son discours du 27 janvier à l’Assemblée Nationale : « On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute. On dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. »***
La lumineuse prédiction de Tocqueville dans la France de 1848 vient de trouver une nouvelle illustration en Tunisie où les kleptocrates du clan Ben Ali-Trabelsi n’ont, à l’image de notre calamiteuse diplomatie, rien vu venir de la révolution qui a balayé le dictateur et ses complices. Et si, en France, nous étions également, toutes proportions gardées, dans les mêmes dispositions d’esprit que les Français de janvier 1848 ? Eu égard à l’incroyable déliquescence de l’exécutif, au mépris du chef de l’État pour la fonction publique, à l’essorage par le pouvoir en place des classes populaires toujours plus maltraitées, rien ne semble désormais impossible. « Qui sème le vent récolte la tempête ! » dit avec sagesse le proverbe. Un proverbe que les caciques de l’UMP et les membres du « Premier cercle » feraient bien de méditer !
* Malgré les artifices mis en œuvre depuis des années pour faire chuter les chiffres de la délinquance, et notamment le recours accru à la main-courante qui n’entre pas dans les statistiques officielles, les atteintes aux personnes (meurtres, viols et agressions diverses) ne cessent d’augmenter alors que les effectifs de police et de gendarmerie ne cessent de diminuer !
** Nicolas Sarkozy est le champion du creusement de la dette sous la Ve République, ayant œuvré avec un zèle inégalé à la faire exploser, que ce soit comme ministre du Budget (1993-1995) du gouvernement Balladur, ministre des Finances (2004-2005) du gouvernement Raffarin, et président de la République depuis 2007.
*** Un extrait plus long et ô combien spectaculaire de ce discours figure dans l’article de juin. N’hésitez pas à le lire, il est d’une confondante actualité.
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