Que vaut la vie d’un homme ?
La France découvre étrangement que l’on meurt quand il y a des combats. Dans le monde on meurt, beaucoup : de faim, de maladie, d’accidents domestiques, de travail, de la circulation. Dans tous ces cas-là, les responsabilités de tierces personnes peuvent être plus ou moins engagées. Parfois totalement, comme un accident responsable, comme une famine organisée. Cependant, hors le suicide, il y a trois circonstances où la responsabilité d’un ou plusieurs autres est engagée à 100 %, ce sont : le meurtre, la guerre et l’attentat.
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Il y a quelques temps déjà, je m’étais fait la réflexion si un candidat au poste de président de la République se posait la question de savoir qu’élu il avait le risque d’engager la vie d’autres hommes, comment il abordait cette question, comment il y répondait et comment il l’assumerait. Quoi qu’il en soit, un président de la République a par délégation des vies entre ses mains. Cela est diffus et permanent par l’action des forces de l’ordre et par le genre de société qu’il va aider à moduler, orienter. Cela devient évident dans le cas d’intervention extérieure.
Il y a les cas douloureux de prises d’otages par des terroristes. On va obtenir la libération en versant des rançons, des rançons qui peuvent atteindre un million d’euros. On a là le prix d’une vie humaine. Dans la position difficile de savoir s’il faut plier ou non, avec la pression des familles, avec sa propre conscience, et la perspective de la colère populaire si par le non-paiement de la rançon l’otage était tué, la solution la moins douloureuse est de payer. Mais dès que l’on met en balance deux autres éléments : 1- avec cette somme on sauverait peut-être de la famine en Afrique plus de 40 000 personnes que l’on pourrait nourrir pendant un an. On sait que le prix de l’inconnu Africain tombe à 25 € l’âme. On solde la vie ailleurs ; 2- on sait pertinemment qu’avec cette somme des armes et des munitions vont être achetées, des explosifs. Et que les armes vont servir et qu’elles feront des morts. Là on ignore combien. 100 peut-être. Dans ce cas précis la vie d’un otage vaut 100 autres vies, et en plus on paye le bourreau. La vie de l’innocent explosé vaut 1 % de celui sauvé. On lui a à lui aussi trouvé un prix. Mais les actualités récentes nous donnent aussi le prix d’une vie. Ou du moins le prix de l’image d’une vie. Cette image a été fixée par des arbitres payés eux 330 000 euros (1 356 Africains sauvés) à 45 millions d’euros. C’est le second solde : la vie d’un déshérité baisse considérablement à 55 centimes d’euros. Pas chère la vie.
Les Français découvrent ainsi que la guerre tue et que ses enfants y meurent. Dix. Ces vies-là ne seront jamais rendues. Il y a deux aspects : le premier qui est l’horreur de la mort, accentuée quand l’âge est bas. Le second c’est que l’exposition n’est pas la même. Un soldat en guerre est exposé, et il le sait. Celui que l’assassin trucide sans raison est exposé, mais par le hasard et sans volonté et sans le savoir. Cela ne change rien au fait de la mort, mais cela ne change rien à la douleur, mais cela apporte cette connaissance du danger et du risque pris, une sorte de contrôle maléfice sur sa propre vie, un contrôle indirect dans lequel la chance va jouer. L’innocent qui passe dans la rue où explose une bombe, il n’a pas choisi de prendre de risque. Cette différence évidemment est plus littéraire que concrète. Cependant cela change le prix médiatique d’une mort. On se demande toujours pourquoi dans l’actualité on parle plutôt de cet accident-là, que de cet autre, de ce meurtre-là plutôt que de cet autre. C’est un mystère complet. Cette semaine, il y a eu des attentats en Irak, il y a eu aussi récemment des fusillades entre Hamas et Fatah, et un attentat au Pakistan. Le triste bilan, c’est en Algérie un total de 70 morts depuis jeudi dernier et également aujourd’hui au Pakistan 57 morts ce qui porte à 1 200 morts en un an, ce qui est un chiffre tragique, mais dont on parle peu. Comme l’information ne tourne jamais autrement qu’à 95 % autour de nous, les 70 et 57 morts innocents pèsent bien moins lourds que nos 10 Français, eux engagés dans une guerre au risque et au péril que leur a fait prendre la France. Le prix médiatique d’une vie est aussi disparate que celui d’un otage vis-à-vis d’un affamé d’un pays misérable. Bien sûr qu’il y a une évidente distorsion qui se comprend. Mais n’y a-t-il pas quand même une distorsion beaucoup trop grande ?
En ce moment, il y a une polémique quant à l’âge des militaires, le soutien logistique, le tir ou non d’amis. Laissons cela. Autre chose m’intéresse, même si ce débat a son intérêt. Il y a trois aspects qui m’ont choqué.
- L’un est difficile à exprimer car il y a malgré tout la douleur des familles, mais je tiens à l’exprimer. En Afghanistan c’est une guerre, chacun le sait. Il n’y a rien de nouveau. La mort de 10 Français n’est dans l’absolu ni une surprise ni plus tragique que les autres soldats tués de toute nature qui sont engagés sur le terrain. De ce fait, alors qu’il y a un autre théâtre brûlant et que la paix peut être en jeu, que la France préside le Conseil européen, la présence du chef de l’Etat et de son ministre des Affaires étrangères étaient en France ou même à Bruxelles ou à Moscou ou à Tbilissi, mais ni à Cap Nègre ni à Kaboul. Cette présence n’apportait rien, de plus l’habitude jusqu’à présent est ce qui se passe aujourd’hui, un hommage devant les dépouilles en France. Cela ressemble à une très mauvaise opération de communication. Dans tout le processus de guerre, la mort de ces dix pauvres soldats, quelle que soit la tristesse de leur mort, ne change rien de fondamental et la présence, un voyage éclair qui plus est, non préparé et sans autres alliés ou interlocuteurs, du président est une ineptie de plus.
- Le second est ce qui a été rapporté et qui m’a atterré. Il semblerait que Sarkozy ait voulu en rajouter après avoir dit si c’était à refaire on le referait, mais qu’il voulait parler de la mission et non de l’embuscade, bien sûr. Plus le temps passe, plus on découvre l’immense profondeur du je-m’en-foutisme de ce chef d’Etat. C’est le Mai-68 du jouissez sans entraves. Lui, il s’exprime et agit sans entraves. Ce mauvais jeu de mot lui est venu, il l’a sorti. Il est incapable de mesurer la dimension de choses et la portée des paroles. C’est un bateleur de fête foraine de seconde zone qui a tellement eu l’habitude que ses réparties de baveux fassent de lui un champion, bien médiocre, du débat, encensé par la presse et sa cour, qu’il sort par réflexe tout ce qui lui passe par la tête. Et bien évidemment, dans le même cadre, il se sert de l’émotion en taclant violemment la presse qui lui demande quelles ont été les conditions de cette embuscade. Il leur dit en substance : vous n’avez pas honte. Ce n’est pas le moment. Cela lui permet au passage de reprendre la main et de s’exclure de ses responsabilités. Sa colère compassionnelle contre les journalistes et en public efface tout. Comme d’habitude.
- Le troisième est sa déclaration immédiate et ferme pour dire que cela ne changerait rien et que les Français resteraient. Ce genre de déclarations est stupide car dans une guerre on n’est pas dans le cas d’un attentat d’une ambassade dans un autre pays. Les soldats meurent et tout le monde sait que la mort de 10 soldats ne va pas, là non plus, faire partir les armées. C’est la défaite qui va les faire partir. Il se trompe complètement de registre. Ce n’est pas une action d’intimidation pour faire partir les Français, c’est un acte de guerre. C’est tout. Et à qui veut-il en remontrer ? C’est d’abord parfaitement stupide, car l’auditoire à qui il s’adresserait comme un petit coq sur ses ergots est complètement insensible à ce genre des propos. Il n’est même pas sûr qu’il les écoute. Mais ce que je trouve de parfaitement odieux c’est qu’il parle au nom de la vie d’autres hommes. Cette déclaration est pour moi profondément indécente. Nous sommes justement en période de deuil. Son discours eut été de la tristesse, de réconfort et si des honneurs a une signification lorsque l’on meurt tiré comme un lapin, les honneurs. La fermeté devait s’afficher autrement. Je crois qu’il aurait dû aussi plutôt se dire que sa décision a engagé la vie de 700 hommes, et qu’il est comptable de 10 d’entre elles. Cela aurait dû lui donner un peu de gravité et de dignité.
Il est triste de mourir sur un champ de bataille. La vie vaut 45 millions d’euros ou quelques grammes de plomb. Il est triste de mourir quand l’heure n’est pas venue et qu’un autre a décidé de la choisir sans votre accord.
Vignette la mort d’Atala Girodet
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