Réflexions sur Sadiq Khan et les racines chrétiennes de l’Europe
Il me semble que si Pierre Moscovici peut aujourd'hui féliciter Sadiq Khan pour son parcours et sa brillante élection, c'est avant tout en raison des racines chrétiennes de l'Europe qui se nomment : universalité, reconnaissance de l'individu et liberté des choix.
En début de semaine, l'élection du candidat travailliste Sadiq Khan à la Mairie de Londres a fait couler beaucoup d'encre et a suscité des échanges musclés sur les réseaux sociaux. Non pas parce que le parti conservateur du premier Ministre David Cameron cédait l'une des plus importantes capitales du monde à ses opposants du Labour, alternance qui mériterait certainement une petite analyse politique, mais parce que le nouveau maire, et c'est inédit, est musulman. Et aussi musulman. Et, au fait, vous le saviez ? Le nouveau maire de Londres est musulman.
Notons que Sadiq Khan lui-même a balayé ce focus insistant porté sur sa religion (surtout en France, du reste) en faisant la liste de tous les aspects de sa personnalité au sein de laquelle sa religion n'est qu'un élément parmi beaucoup d'autres : fan de Liverpool (foot), britannique, d'origine pakistanaise, travailliste etc... et il a promis d'être le maire de tous les londoniens. De fait il a été élu par une grande variété de londoniens, des banlieues à fortes proportions d'immigrés aux beaux quartiers en passant par les milieux d'affaires, recueillant 57 % des voix.
Ses parents, respectivement modestes chauffeur de bus et couturière, ont quitté le Pakistan dans les années 1960 pour s'installer dans des logements HLM du quartier londonien de Tooting où il est né en 1970. Bon élève, le jeune Sadiq Khan fait des études de droit, devient avocat spécialiste des droits de l'homme et entre en politique au Parti travailliste. Son programme pour Londres est donc clairement marqué à gauche. Il tient cependant au statut de place financière acquis par la capitale et fait campagne en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l'Europe.
Mais Sadiq Khan est musulman, les médias nous l'ont répété en boucle, et il n'en fallait pas plus pour déclencher une avalanche de réactions outrancières.
Du côté du "vivrensemble" triomphant, nous avons par exemple Anne Hidalgo. Il est assez normal qu'elle s'exprime sur ce sujet, elle se trouve elle-même à la tête de Paris, grande capitale européenne, et son élection a également constitué une première, celle de placer une femme à la mairie de Paris. Certainement encouragée par la proximité politique qui existe entre elle (PS) et son nouvel homologue du Parti travailliste, il lui fut d'autant plus facile de laisser parler sa joie de voir un musulman accéder à la mairie de Londres et d'y déceler le summum de la démocratie, du progrès et de l'humanisme. Pour Anne Hidalgo, Sadiq Khan a une grâce unique, celle d'être musulman, celle d'être autre, celle de venir de la diversité. Sa caractéristique musulmane n'est pas un fait parmi d'autres traits de sa personnalité, c'est au contraire ce qui le rend meilleur qu'un autre.
"Il s’est taillé une place dans l’histoire (...) Il est le premier musulman élu à la tête d’une grande ville européenne. Et il est aussi un progressiste, un humaniste et un démocrate. Oui, c’est un exemple pour nous."
A l'autre bout de la France et de l'échiquier politique, le maire de Béziers Robert Ménard, proche du Front national, a eu tout autant de mal à se détacher de la religion du nouveau maire. Alors que l'accession de Sadiq Khan à d'aussi hautes responsabilités pourrait susciter de l'admiration pour l'intégration réussie que ce parcours représente, il préfère y voir le signe que le "grand remplacement" a commencé, signifiant ainsi qu'aucun Musulman, intégré ou pas, ne saurait être accepté en Europe. C'est un rejet complet qui est ainsi acté par Ménard, pas du tout un accueil sous condition d'intégration. Sadiq Khan est musulman, et toute personne musulmane est un danger pour l'Europe, point.
#Londres a désormais un maire musulman. Un tournant historique qui symbolise le grand remplacement en cours. .. #SadiqKhan
— Robert Ménard (@RobertMenardFR) 7 mai 2016
Rappelons que le "grand remplacement" est une théorie "démographique" véhiculée par l'extrême-droite sur la base du différentiel de fécondité entre les Françaises "de souche" et les immigrées d'Afrique du nord et d'Afrique noire. Sauf que l'on observe une baisse de la fécondité des femmes musulmanes qui, bien qu'avec un certain retard sur leurs congénères occidentales, sont en train de les suivre sur le chemin de la transition démographique, aussi bien dans les pays musulmans qu'en Occident. Les discours tonitruants sur la "conquête de l'Europe par le ventre des femmes musulmanes" alimentent régulièrement un discours de la peur qui correspond aujourd'hui plus à des fantasmes qu'à la réalité démographique. Yves Montenay de l'Institut Turgot explique que pour que la minorité musulmane actuelle devienne la majorité en Europe, il faudrait une fécondité de 8 enfants par femme pendant plus de 150 ans, ce qui est complètement exclu. Mine de rien, même sous un voile ou une burqa, les femmes musulmanes ont compris tout l'intérêt de la contraception. C'était une parenthèse, mais les termes employés par Ménard rendaient ce petit détour nécessaire.
Suite à l'élection de Sadiq Khan, les tenants du "grand remplacement" n'ont pas hésité à forcer le trait pour mieux asseoir leur théorie fumeuse, en faisant courir l'intox que Mme Khan, tête nue pendant toute la campagne, se serait voilée dès l'élection acquise ! C'est complètement faux, ainsi que l'ont démontré, sans grande difficulté d'ailleurs, plusieurs médias dont Atlantico.
Autre circonstance amusante que je prends un malin plaisir à évoquer, Donald Trump s'est déclaré prêt à faire une "exception" pour Sadiq Khan au regard de sa proposition d'interdire aux musulmans l'entrée sur le territoire des Etats-Unis pour des raisons de sécurité. On ne pouvait mieux démontrer la "stupidité" d'une telle mesure.
Je pense qu'Anne Hidalgo et Robert Ménard se trompent tous les deux, car "l'autre" n'a aucune raison intrinsèque d'être meilleur ou pire que "le même."
Au milieu de ces réactions brûlantes, Pierre Moscovici est venu rajouter un petit grain de sel terriblement irritant sur ce qu'on pourrait appeler avec Alain Finkelkraut notre "identité malheureuse". Interrogé sur son sentiment suite à l'élection du nouveau maire de Londres, notre ancien ministre a confié à BFM TV sa conviction que :
"L'Europe est une communauté de valeurs, un grand dessein et un grand destin culturel. Même s'il est vrai que sur notre continent il y a une majorité de la population de religion ou de culture chrétiennes, l'Europe n'est pas chrétienne. Je ne crois pas aux racines chrétiennes de l'Europe - ou alors on peut parler de racines, mais je crois que l'Europe est diverse, unie et diverse."
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=QrX89xUmuB0&w=672&h=378]
La presse a surtout relayé l'extrait : "L'Europe n'est pas chrétienne. Je ne crois pas aux racines chrétiennes de l'Europe." Et il est vrai qu'il l'a martelé avec vigueur. A partir de là le buzz était assuré.
Pour @pierremoscovici ; "l'Europe n'est pas chrétienne, je ne crois pas aux racines chrétiennes de l'Europe, l'Europe est diverse" #SadiqKhan
— BFM Politique (@BFMPolitique) 8 mai 2016
Je n'aime pas terrasser mes adversaires en laissant de côté ce qu'on peut dire à leur décharge, et ça vaut aussi pour Moscovici. Je pense donc qu'il n'est que justice de souligner qu'il s'est repris sur l'expression "racines chrétiennes" : "ou alors on peut parler de racines, mais ..."
Il n'en demeure pas moins que pour lui, même en admettant un passé chrétien que la présence de multiples croix, chapelles, églises et cathédrales rend incontournable, et même en admettant une évolution historique française et européenne où le christianisme a eu une part considérable (empereur Constantin, baptême de Clovis, nos Rois de France de droit divin etc...), il n'en demeure pas moins, donc, qu'il considère l'Europe comme une sorte de page blanche où l'héritage du passé n'aurait nullement posé sa marque. L'Europe est un projet, l'Europe est diverse, l'Europe est ce qu'elle est, indépendamment de toutes références antérieures.
Il est vrai que quand on voit la façon dont notre Education nationale française s'acharne à dévitaliser les programmes scolaires, tant en histoire qu'en français ou en latin et grec (et même en mathématiques, m'a-t-on dit, alors que l'apprentissage du raisonnement et de la logique ne ferait certainement pas de mal), on s'effraie du désert culturel devant lequel on place nos enfants, et on ne peut s'empêcher de craindre ces "projets" qui semblent vouloir effacer progressivement toute idée de mémoire pour ne garder que celle d'un futur forcément toujours plus beau et plus humain. Pour Moscovici, l'Europe doit être le projet d'un agrégat de diversités et il ne voit pas d'autre moyen d'y parvenir que de couper net le rapport à nos racines.
Or il me semble au contraire que si Sadiq Khan est aujourd'hui à l'éminente place qui est la sienne, si de nombreux autres européens issus de l'immigration musulmane (ou d'autres origines) jouissent de postes enviables et de la considération de leurs concitoyens au point d'être parfois élus pour défendre leurs intérêts, c'est avant tout précisément en raison des racines chrétiennes de l'Europe.
Le christianisme a apporté au monde la notion de l'universel et il a rendu obsolète toute distinction entre les fidèles et les païens. Les premiers informés de la naissance du Christ sont les bergers (évangile de Luc), personnages écartés de la société juive de l'époque car ils sont peu instruits, vivent dans les champs et ne se montrent jamais à la synagogue. Ensuite viennent les mages (évangile de Matthieu). Ils viennent de loin, ils viennent d'ailleurs, mais peu importe, eux aussi reçoivent le message de Dieu. Après la résurrection, les apôtres partent en mission et baptisent au nom du Christ. Très vite un problème surgit : peut-on baptiser un Romain, un Corinthien, un Cappadocien etc... directement, ou faut-il d'abord que ces personnes se convertissent au judaïsme ? Au premier concile, celui de Jérusalem, l'opinion de Pierre l'emporte : on baptise tout le monde directement. D'ailleurs Pierre avait compris depuis longtemps qu'aux yeux de Dieu il n'y a pas de purs et d'impurs et qu'il pouvait sans problème se rendre dans la maison du centurion romain Cornelius, par exemple (Actes des Apôtres).
Le christianisme a aussi fait porter l'attention sur les individus : pour Dieu, chaque homme est unique, chaque homme est précieux et c'est chaque homme dans son individualité qui reconnait (ou pas) dans le Christ le sauveur fils de Dieu, quelles que soient ses origines et sa position dans le monde. Le groupe n'est plus le moteur de chaque homme, mais chaque homme devient moteur avec ses talents propres au sein des groupes auxquels il appartient.
Enfin, le christianisme nous a apporté la liberté de choix. C'est ainsi que libéré de la nécessité d'être conformes aux attentes sociales, les européens ont pu développer leur curiosité et étancher leur soif de connaissance. Au cours des siècles suivants, il s'en suivit un extraordinaire développement de la société européenne sur le plan du savoir comme sur le plan des sciences et techniques, puis sur le plan du développement économique et démographique.
C'est parce que cette société est ouverte, savante et libre qu'elle a pu accueillir et intégrer au fil des siècles des personnes de toutes origines ethniques et géographiques, de toutes religions et de toutes professions.
Un blogueur anglais a recensé une dizaine de cas de personnes non musulmanes qui ont acquis des postes électifs éminents dans des pays musulmans. Il cite notamment le cas du gouverneur chrétien de Jakarta en Indonésie, premier pays musulman par le nombre d'habitants (250 millions). Son but était de contrer les remarques acides consécutives à l'élection de Khan sur le fait qu'on "ne verrait pas de maire chrétien d'une grande ville musulmane." Mais ces cas ne sont selon moi pas comparables à ce qui se passe en Europe. En effet, s'il est bien question de religions minoritaires, il ne s'agit pas de personnes issues de l'immigration mais de citoyens d'origine ethnique et culturelle conforme aux habitants du pays considéré.
De plus, on observe aujourd'hui très clairement un mouvement d'élimination des populations chrétiennes ou juives dans les pays musulmans ravagés par le terrorisme et l'intégrisme islamiste. Le totalitarisme de quelque nature qu'il soit ne supporte pas l'autre et le chasse ou l'élimine sans pitié.
Je pense donc que Pierre Moscovici se trompe complètement en reléguant les racines chrétiennes de l'Europe au rang de curiosité du passé pour célébrer uniquement la diversité, symbolisée par Sadiq Khan, vers laquelle il faudrait tendre selon lui. Au contraire, s'il a l'occasion de féliciter le nouveau maire de Londres, c'est parce que l'Europe, et l'Occident en général, avec les immenses ressources de leurs racines chrétiennes, sont devenus les régions du monde les plus ouvertes et les plus tolérantes, celles qui aujourd'hui attirent toutes les victimes du terrorisme islamiste dans l'espoir d'y trouver protection et prospérité.
Illustration de couverture : L'une des multiples chapelles des Hautes-Alpes, dans la Vallée des Fonts de Cervières - Photo personnelle.
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