« Remettre les Français au travail » : paresse de l’esprit, ivresse de la matraque (2/2)
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Le travail est l’un des thèmes récurrents de la campagne présidentielle de 2007. Mais son traitement prend la forme d’un drôle de discours qui a bien le vent en poupe, depuis grosso modo la réforme des 35 heures. Il s’agit du fameux sermon en forme de retour de bâton selon lequel il faudrait « réhabiliter la valeur travail » et « remettre les Français au boulot », étant donné que « les 35 heures les ont rendus fainéants »... C’est devenu le leitmotiv de nombreuses personnalités en mal d’idées (voire d’idéaux...). On se souvient par exemple des propos du député UMP Jacques Barrot (devenu commissaire européen aux transports) : « Nous sommes dans une société de pétanqueurs » ; ou encore de ceux d’Ernest Antoine Seillière, alors patron du Medef, qui félicitait le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin avec ces mots : « Après des années de propagande fallacieuse sur les loisirs, vous avez sifflé la fin de la récréation. » Ces déclarations ne sont pas des actes isolés ou accidentels : je pourrais en tartiner des pages tant cette antienne a été reprise en chœur par toutes les voix matraquophiles de France. Laissons la parole au Conseil économique et social (CES), à travers un extrait de l’un de ses rapports, sobrement intitulé La place du travail : « Il ne semble pas, au travers des études et enquêtes qualitatives qui ont pu être réalisées à ce sujet, que la part relativement moins forte du travail dans la vie des personnes ait constitué une source de démotivation. En revanche, le travail précaire, l’insécurité de l’emploi, l’absence de déroulement de carrière et de valorisation des qualifications représentent dans l’opinion des travailleurs des facteurs beaucoup plus puissants de démotivation que la mesure quantitative du temps consacré au travail (1). » Et paf ! Prends ça dans ta face ! Ironie du sort, ce rapport avait été commandé par feu le gouvernement Raffarin dans le but officieux de « taper » sur les 35 heures... Soit dit en passant, avez-vous remarqué que le « travaillez plus pour gagner plus ! » initialement promu par ce même gouvernement (et le suivant) s’est transformé par la suite en « travaillez plus ! » tout court puis en « travaillez gratuitement pour sauver la France ! » (suppression d’un jour férié pour financer l’aide aux personnes dépendantes)... À quand le « payez pour avoir l’honneur de travailler ! » ? On voudrait dévaloriser la valeur « travail », on ne s’y prendrait pas autrement ! Si les Français travaillent certes relativement moins longtemps que dans d’autres pays développés (2), ils travaillent surtout beaucoup mieux : leur productivité horaire est l’une des plus élevées au monde, équivalente à celle des Américains et très supérieure à celle des Britanniques (3) ! Pour des feignasses présumées, c’est plutôt pas mal, non ? Et comme diraient justement les Anglo-Saxons, l’efficacité d’une action ne se mesure pas au temps passé mais bien aux résultats obtenus... isn’t-it ? We have to be result-oriented : les Français semblent l’avoir bien compris. Le travail reste en outre une valeur très importante à leurs yeux, après la famille, mais bien avant les amis, les loisirs et la politique. Dans les années 90, cette tendance s’est même accentuée, à l’inverse d’autres pays européens comme l’Irlande, le Danemark ou la Grande-Bretagne (4). Et puis si la France était vraiment une patrie de tire-au-flanc, pourquoi figurerait-elle parmi les pays qui attirent le plus d’investissements étrangers (5) ? Au fond, c’est juste une question de bon sens : s’il y a du chômage et une croissance molle, ce n’est assurément pas la faute des Français qui soi-disant rechigneraient à bosser plus... En réalité, c’est le contraire ! C’est parce qu’il y a du chômage et une croissance molle que les Français travaillent « si peu »... Créez de l’activité et de l’emploi, ceux qui ont déjà un job pourront alors travailler plus et les chômeurs pourront eux travailler tout court ! * Les chômeurs, accusés de se complaire dans l’oisiveté grâce aux Assedic, constituent un gibier de premier choix, dans cette espèce de chasse aux sorcières paresseuses. Le député UMP Jean Auclair l’a résumé avec une grande finesse : « Les chômeurs ne veulent pas travailler ! Être payés à ne rien faire, voilà ce qui les intéresse (6) ! » (Reconnaissons-lui au moins le mérite de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas). Une simple opération arithmétique, d’un niveau école primaire, suffit pourtant à montrer l’escroquerie intellectuelle. D’un côté, il y a en France environ 230 000 offres d’emplois non pourvues (7). Admettons encore que ces emplois soient majoritairement des emplois temporaires, à temps partiel ou payés autour du Smic (BTP, restauration, hôtellerie, services aux personnes...). De l’autre, environ 2 700 000 chômeurs « officiels » en 2005 (plutôt 4 000 000 en fait... si on prend en compte les demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE mais non comptabilisés dans le chiffre officiel, comme ceux qui recherchent un CDD ou un temps partiel, ceux qui ont travaillé plus d’un mi-temps au cours du mois précédent...) et 1 200 000 RMIstes. À ma droite donc, 230 000 offres non pourvues ; à ma gauche, au moins 3 900 000 personnes qui voudraient bien un emploi. Autrement dit, il y a dans le meilleur des cas 3 600 000 personnes pour qui, a priori, il n’y a pas d’emplois disponibles... Cette froide vérité mathématique nous rappelle une trivialité (pas si triviale visiblement) : les chômeurs ne sont responsables ni de leur état (on ne choisit pas d’être chômeur, on y est contraint) ni du fait qu’ils puissent galérer pour trouver du boulot. Saviez-vous de plus qu’en France un tiers des créations d’entreprise est le fait de chômeurs (8) ? Plutôt pas mal pour des « parasites » ! Surtout quand on connaît l’impact considérable de la création d’entreprises sur l’emploi (près de 600 000 emplois concernés en 2003). Ces créations auraient été beaucoup plus difficiles sans le soutien financier des Assedic que le chômeur entrepreneur peut continuer à toucher lorsqu’il prépare et démarre son projet de boîte. Réduire les Assedic implique donc paradoxalement de prendre le risque de compromettre ce potentiel d’entreprises et d’emplois. Continuons. Un des versets essentiels de la Bible du citoyen moderne affirme que « la consommation est le moteur de la croissance et donc de l’emploi (9) ». Consommer devient une sorte de geste patriotique : tu aimes ton pays ? Alors dépense ton argent, tu soutiendras la croissance et l’emploi et tu généreras des recettes pour l’État (via la TVA). Amen ! Or, à ce jeu-là, les plus « patriotes » ne sont pas ceux que l’on croit. En effet, les ménages les plus modestes - dont font partie l’écrasante majorité des chômeurs - consacrent la quasi-totalité de leur revenu à la consommation, contrairement aux personnes aisées qui consomment beaucoup moins (en proportion de leur revenu) car épargnent beaucoup plus(10). Etant réinjectées dans la consommation, les Assedic (tout comme les autres aides sociales) ne sont donc pas des dépenses sèches et inutiles qui partent en fumée... bien au contraire ! Et si les gens aisés consommaient « autant » (c’est-à-dire dans la même proportion de leur revenu) que les chômeurs, l’économie se porterait formidablement mieux et le chômage diminuerait... De ce point de vue, les chômeurs sont ainsi de meilleurs patriotes ! * « Les Français ne travaillent pas assez », « ils ne pensent qu’aux loisirs », « les chômeurs ne veulent pas bosser », etc. Ce discours sur le travail est aussi erroné que perfide. Son matraquage n’a en effet rien d’innocent. Il arrive à faire d’une pierre deux coups, en permettant d’un côté de dédouaner les décideurs politiques et économiques, et de l’autre de nous faire culpabiliser : « Si vous êtes pauvre, chômeur, précaire, si vous avez du mal à joindre les deux bouts, s’il n’y a pas assez d’emplois pour tout le monde, s’il y a des déficits sociaux colossaux, non seulement ce n’est pas de notre faute, mais en plus, c’est de la vôtre ! » Or, quand on culpabilise, on ne se plaint pas, on ferme sa gueule, on rase les murs... La culpabilisation comme stratégie de maintien de l’ordre et de la paix sociale... dans un contexte où justement les raisons de se mobiliser et de se révolter se multiplient ! Pourquoi accepter de jouer le rôle de bouc émissaire ? S’il faut remettre quelqu’un au travail, ce ne sont pas les Français mais plutôt ceux qui sont censés les gouverner. À eux d’imaginer et d’appliquer des solutions efficaces pour répondre aux problèmes chroniques de la France : créer des emplois durables et « décents », combler les « fractures sociales », réduire les déficits, etc. Et s’ils n’en sont pas capables, par paresse ou par incompétence, qu’ils abandonnent leurs responsabilités et leurs privilèges et laissent leur place à d’autres, plus motivés par œuvrer pour l’intérêt général que par exhiber leur bouille à la télé... 1 : CES (Conseil économique et social), La place du travail, juillet 2003. Rapport rédigé par Bernard Vivier et disponible sur http://www.ces.fr. 2 : D’après l’OCDE, le nombre moyen d’heures annuelles ouvrées par personne ayant un emploi était en 2004 de 1441 en France, 1443 en Allemagne, 1454 au Danemark, 1357 aux Pays-Bas, 1363 en Norvège, compris entre 1550 et 1700 pour la majorité des autres pays de l’Europe des 15, 1789 au Japon et 1824 aux États-Unis. Source : Perspectives de l’emploi de l’OCDE, 2005. 3 : Source 1 : OCDE, productivité horaire, données 2002 par rapport au niveau USA (100) : France 103, Allemagne 101, Royaume-Uni 79, Japon 72. Source 2 : Eurostat, productivité par heure de travail, données 2003 par rapport à la moyenne de l’UE à 15 (100) : France 115, Allemagne 103, Royaume-Uni 89, Japon 79, USA 113. 4 : Étude European Value Survey, parue dans le n°277 de la revue Futuribles (juillet-août 2002). 5 : Tableau de bord de l’attractivité de la France, 2e édition, AFII (Agence française des investissements internationaux), juin 2005. Disponible sur http://www.investinfrance.org. 6 : En séance à l’Assemblée nationale, le 02 février 2005. Propos rapportés par le quotidien Ouest France du 03 février 2005. 7 : ANPE. 8 : APCE (Agence pour la création d’entreprise), données 2003. 9 : Ce qui est vrai : la consommation est le principal contributeur du PIB, de l’ordre de 50 à 60 %, loin devant l’investissement des entreprises. 10 : Étude BIPE, Les comportements financiers des ménages par groupes sociaux, décembre 2003. Le taux d’épargne des ménages appartenant aux 10 % de tête de la distribution des revenus atteint pratiquement un tiers de leur revenu. À l’opposé, les 10 % de ménages les plus modestes ont au contraire un taux d’épargne largement négatif. |
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