Richard Descoings : Après avoir lobotomisé Sciences-Po Paris, est-ce le tour des lycées français ?
Le missi dominici du président français Nicolas Sarkozy pour sa réforme du lycée français ne vient pas de nulle part. Après plus d’une décennie à la tête de Sciences-Po Paris qu’il a réussi à transformer en une copie informe d’universités américaines (elles-mêmes aujourd’hui en pleine crise avec l’effondrement du modèle américain), c’est donc un américaniste de premier plan, adepte du communautarisme à l’anglo-saxonne, de la langue anglaise comme seule vecteur de communication et de l’asservissement de l’éducation aux intérêts financiers, qui est chargé de préparer la réforme du lycée français.
Quand on connaît l’échec général de l’enseignement secondaire américain comme britannique, on peut s’interroger sur sa mission réelle : s’assurer que l’éducation des futures générations de citoyens français n’intègre plus (ou en tout cas le moins possible) les valeurs fondamentales de la République et qu’au contraire elle contribue à générer des armées d’individus au bagage culturel très limité et moralement fragmentés en micro-communautés incapables de se solidariser.
La charge paraît lourde ? Alors regardons les actes, et non les paroles, pour constater ce qu’une décennie de politique Richard Descoings a fait de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris :
. d’une institution qui possédait tous les atouts pour être l’un des pôles européens de formation des élites politiques de l’UE, il a fait une médiocre école sur le modèle MBA (un type d’enseignement aujourd’hui critiqué de toutes parts pour sa responsabilité dans la formation de ceux qui ont généré la crise financière mondiale), tourné fortement vers les Etats-Unis et poussant même l’aberration jusqu’à ne faire figurer que des références bibliographiques en Anglais pour les étudiants venant étudier à Sciences-Po et recevant une partie de leur enseignement dans la langue de Shakespeare1. Dans les milieux diplomatiques européens à Paris, l’avis est quasi-unanime, en une décennie le niveau de Sciences-Po Paris s’est fortement dégradé. Et encore, ne s’agit-il que d’un jugement sur le niveau pédagogique.
Pour le grand malheur des étudiants de Sciences-Po Paris, mais le bonheur des autres instituts d’Etudes politiques de province (Lille, Bordeaux, Strasbourg, Aix, Grenoble, Rennes, Toulouse, Lyon), c’est bien en province ou à l’université qu’on trouve désormais la qualité « sciences-po ». A l’IEP Paris ne règne plus que conformisme américaniste, provincialisme intellectuel et soumission à l’autorité, à l’image du « si petit monde » qui dirige la France depuis quelques arrondissements parisiens.
. passons d’ailleurs maintenant, à l’ « éducation civique » - qui est loin d’être un détail dans une institution qui fournit une part importante de la haute fonction publique, du personnel politique et des journalistes français. Les anecdotes sont nombreuses dans les ambassades à Paris sur les soi-disant « débats avec les étudiants de Sciences-Po » qui ont toujours été les moments forts du passage à Paris de représentants importants de gouvernements étrangers. La colère auprès du personnel de l’ambassade d’Allemagne de Joschka Fisher après un tel débat au moment du référendum sur la Constitution européenne après qu’il se soit rendu compte qu’aucune question des étudiants n’était spontanée et que toutes avaient été préalablement visées par la direction de Sciences-Po (alors qu’il avait expressément demandé un débat ouvert) n’est qu’un exemple parmi d’autres qui éclaire les valeurs « républicaines » du dit Descoings ? Seule Condoleezza Rice, dans cette ambiance propre aux « débats publics » de G. W. Bush, a dû trouver à son goût une telle méthode « démocratique ». Et en toute honnêteté, les étudiants et les enseignants sont aussi responsables : comment ont-ils pu laisser un directeur en arriver à créer une telle chape de plomb intellectuelle sur l’institution. Sciences-Po n’a certes jamais été « révolutionnaire » mais je l’ai connu doté d’une échine qui ne se courbait pas à la moindre pression. Loin de là !
. Continuons le tableau avec les enseignants-chercheurs. Là aussi le résultat d’une décennie à la Descoings est affligeant. La recherche sur l’Europe, qui était l’un des points forts de Sciences-Po, s’est entièrement étiolée en s’alignant complètement sur la parole institutionnelle. C’est Bruxelles et ses communiqués qui normalisent l’opinion émise. Mais de toute façon, c’est vers l’université et d’autres centres de recherche que la recherche de qualité sur l’Europe s’est déplacée. Et ce n’est certainement pas la sponsorisation des cours et de la recherche par de grandes entreprises privées (autre grande initiative « à l’américaine » du directeur de Sciences-Po) qui va améliorer la situation2 !
. Enfin avec la mascarade de « l ’ouverture de Sciences-Po aux élèves défavorisés ». Là, on touche au sublime ! Alors que depuis des années, l’IEP Paris (comme les autres grandes écoles) n’a cessé de voir sa diversité sociale se réduire (et elle n’était déjà pas bien grande avant), loin de tenter une réforme de fond qui permettrait une vraie diversification massive du recrutement (assurer qu’au moins 50% des élèves de Sciences-Po – contre 90% actuellement - ne proviennent pas de 3 catégories socio-professionnelles seulement : hauts fonctionnaires, cadres supérieurs et enseignants), Richard Descoings a lancé une opération de « charité ». Faisons l’aumône à quelques pauvres, et bien relayé par les médias parisiens, cela fera office de politique de diversification sociale. Et attention, toute critique est immédiatement qualifiée d’attaque contre ces pauvres méritants (sans aucun doute) qui bénéficient de ces mesures charitables. Imparable et totalement mensonger ! On est là dans le sarkozysme le plus éclatant ; et dans l’américanisme par excellence : le social, c’est la charité ; et vice versa3.
Voilà de quoi alimenter une réflexion sur la mission de la réforme des lycées et son exécutant. En tout cas, et sans nier qu’il faut bien entendu adapter le lycée aux nouvelles donnes de notre époque, je conclurai en rappelant que :
. les universités américaines sont en grande majorité nettement inférieures en qualité aux universités européennes, dont les universités françaises
. le niveau éducatif des lycées américains est une catastrophe que reconnait la grande majorité des citoyens américains (et dont d’ailleurs Obama a fait une priorité pour essayer de redresser l’effondrement éducatif du pays)
. le seul modèle que vise à implanter en France l’actuel responsable de la réforme des lycées est exactement celui qui a failli outre-Atlantique … et qui a conduit Sciences-Po Paris à n’être plus que l’ombre de ce qu’il était avant qu’il en prenne la direction. Mais en Sarkozie, comme le montre le cas des patrons de banques et leurs pertes abyssales, plus on rate, plus on est promu… du moment qu’on sert l’intérêt des puissants.
J’espère que cet article aidera lycéens et enseignants à mieux définir leurs positions dans le débat en cours sur cette éventuelle réforme des lycées. Il y va de l’avenir de la formation civique et intellectuelle des futures générations de Français, qui sont aussi bien entendu de futurs citoyens européens. Et avec Newropeans, nous nous battons pour que ces futures générations soient composées de citoyens responsables, c’est-à-dire dotés d’un fort esprit civique, d’une aptitude à ressentir et forger les solidarités citoyennes, et aptes à résister aux manipulations de droite comme de gauche et à refuser la soumission à l’autorité illégitime. Et tout cela s’apprend …. notamment dès le lycée !
Franck Biancheri4
1A part les soirées à Saint Germain des Prés et parler avec l’Anglais avec un accent français, on se demande bien quel peut bien être l’intérêt de venir étudier à Sciences-Po Paris en Anglais pour n’y trouver que des références aux publications anglo-saxonnes. Encore un exemple de baisse généralisée du niveau en terme de positionnement international.
2Encore un « copier—coller » du modèle américain qui va faire long feu du fait de la crise et de l’effondrement des budgets de sponsoring.
3Et nous ne nous attarderons pas sur les opérations « décentralisées » comme « Sciences-Po Paris à Menton », « à vocation méditerranéenne », qui coûte une fortune au contribuable local et qui accueille essentiellement des rejetons de riches moyen-orientaux plus fascinés par les boîtes de nuit de la Côte d’Azur que par le réservoir pédagogique d’un institut « club Med ». Cerise sur le gâteau : « Sciences-Po Paris à Menton » n’ayant aucune possibilité sérieuse de pérennité a étrangement jeté son dévolu sur un magnifique bâtiment (l’hospice Saint Julien) pourtant donné à la ville par une généreuse donatrice à condition d’être exclusivement utilisé à des fins médicales (hospice, hôpital). Outre le curieux montage juridique permettant de contourner la clause de la donatrice, la coûteuse réfection aux frais des contribuables alimente les conversations autour de l’idée que tout cela ne serait qu’une vaste opération immobilière dans le vieux Menton : cherchez la banque ! Source : L’Express.
4Franck Biancheri est président de Newropeans, directeur des études de LEAP/E2020. Diplômé de Sciences-Po Paris, en 1984, il avait à l’époque été élu représentant étudiant au sein du conseil d’administration de l’institut.
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