S’abstenir à moitié, est-ce bien raisonnable ?
J'ai passé récemment passé quelques heures dans un café parisien dans le cadre d'une conférence-débat politique. L'objet de la rencontre était en fait, pour une réunion de trois entités politiques, le M'PEP - Mouvement Politique d'Emancipation Populaire -, le PRCF – Pôle de Renaissance Communiste en France - et le club politique « Penser la France », de présenter leur campagne d'abstention aux élections européennes. Ayant appelé moi-même à cette abstention via cette page internet http://objectifdemocratie.org/pages/agir.html, j'étais plutôt content d'une telle initiative qui ne manquerait pas de venir renforcer la diffusion de cette idée. Par cette tribune, je tente de la relayer au plus grand nombre possible et j'y ajoute quelques réflexions à propos de ce qui me semble être un défaut de cohérence, qui n'invalide cependant pas la démarche, suffisamment subversive pour être soutenue.
Les orateurs appelaient donc à récuser l'Europe telle qu'elle était devenue, une Europe des marchands contre les peuples. Notons tout de suite que le projet européen à parfaitement bien fonctionné, puisqu'il est devenu ce qui avait été envisagé dès les années 1920, par les dirigeants de l'époque, les vrais dirigeants comme de nos jours, l'élite économique. Et ce projet n'était pas une question d'entente entre les peuples, si souvent avancée, mais une question purement marchande, à savoir la manière d'augmenter les profits et en particulier de contrôler les salaires par la mise en place d'institutions diverses. L'Europe est donc dès son origine un projet marchand, dont les multiples conséquences néfastes ont nécessité des trésors de propagande pour dissimuler son objet réel par divers objets plus généreux les uns que les autres. (Au stade de cynisme auquel sont rendus les gouvernants occidentaux, il y a lieu de considérer toute générosité d'Etat comme systématiquement douteuse). Si l'Europe sociale n'a jamais été envisagée, le démantèlement des structures protectrices nationales l'a par contre toujours été, se réalisant en fonction des opportunités (les néo-libéraux sont des gens patients), les meilleures étant bien sûr les crises, systémiques ou pas, qui offrent le prétexte à serrage de boulons économiques et politiques (libertés civiles). On nomme cet opportunisme la stratégie du choc1 et la dernière crise financière en est un cas d'école.
Nos orateurs, donc, présentèrent fort justement l'opinion publique actuelle en France et en Europe de l'Ouest tout au moins, comme potentiellement très réceptive à ce type de campagne, compte tenu des taux d'abstention déjà enregistrés lors des précédents scrutins européens. Sans qu'on l'y pousse, le peuple avait déjà rejeté en masse cette Europe dont l'unique avantage se résumait à pouvoir s'y promener sans changer ses sous au passage des frontières. Si on l'encourageait, alors on pouvait se permettre de rêver à quelque score fabuleux de nature à faire réfléchir, tant cette masse abstentionniste sur les suites à donner à ce refus ré-exprimé – un menaçant « on ne va vous le dire cent fois », par exemple – que les restés obéissants (les votants) qui ne seraient pas aussi grands marchands, sur le bien fondé de ce vote de soutien à des institutions a-démocratiques pré-totalitaires.
En termes de rejet, il y eut encore plus clair que l'abstention plus ou moins bien interprétable des précédents scrutins. Je veux parler de ce référendum d'il y a déjà huit ans sur l'opportunité de mettre en place une constitution européenne, le TCE de 2005. La réponse, éclairée malgré l'ampleur de la propagande institutionnelle répandue complaisamment par les chiens de garde2 du pouvoir en faveur du « oui », fut un « NON » retentissant. Pour les plus jeunes et les moins informés, le « non » s'est transformé trois ans plus tard en « oui » par l'intervention de notre assemblée nationale magicienne, et nous pouvons dire que la seule procédure démocratique – l'élection est une procédure de nature essentiellement aristocratique et très faiblement démocratique - de notre constitution a été niée ce jour là, suspendant de fait le régime faiblement démocratique en vigueur jusqu'alors, pour le remplacer par un régime lui aussi a-démocratique pré-totalitaire, un qualificatif bizarrement identique à celui utilisé plus haut pour l'Europe.
Dans notre réunion politique, dont j'ai peu parlé jusqu'à présent, cette référence au TCE revenait souvent dans le discours. Nous avions été 15 millions à indiquer que nous avions un problème avec l'Europe et les députés s'étant assis dessus, il y avait lieu de le redire, cette fois par l'abstention, disons encore plus forte que la dernière fois en 2009. Ici se situe le problème de cohérence qu'on peut nommer aussi évacuation de la cause de notre problème. En effet, le problème que nous avons, c'est avec notre représentation nationale que nous l'avons et non pas avec l'Europe. D'où vient cette Europe ? De cette assemblée qui nous l'impose depuis des décennies sans nous demander notre avis où en le niant lorsqu'elle le connaît. Cesser de participer à l'illusion électorale européenne – dans le cas présent c'est une double illusion puisque le parlement européen est de nature décorative. Nous abandonnons donc notre pouvoir à des gens qui n'en ont pas – et seulement à celle-ci, c'est dire que nous ne voulons plus de l'Europe mais que nous voulons bien encore de notre bienveillante assemblée qui nous l'impose. La tête du serpent n'a-t-elle pas ici rejoint sa queue ?
Bon, admettons qu'une abstention générale amène la France à sortir de l'Europe, que croyez que feront nos oligarques ? Ils tenteront de poursuivre leur politique néo-libérale par d'autres moyens et c'est vrai que cette Europe était un outil confortable pour mener un telle politique. Il suffisait à la représentation française d'abandonner son pouvoir à l'Europe sachant bien où elle allait, de surcroît sans contrôle démocratique, pour ensuite dire aux citoyens leur impuissance à contrôler diverses choses désagréables puisque c'était l'Europe qui avait désormais le pouvoir. Si cette Europe à fonction unique pour les gouvernements nationaux, celle de contourner les peuples en toutes choses n'était plus utilisable, on trouverait autre chose. Quel sens peut-bien avoir alors de vouloir censurer l'Europe, ce néo-libéralisme en action, alors qu'il habite au cœur des institutions françaises, comme si nous manquions de courage pour nous attaquer à notre véritable ennemi proche et puissant plutôt qu'à son valet, plus faible et lointain. Notre ennemi c'est notre néo-libéralisme national et c'est donc les institutions nationales qu'il nous faut censurer ou les deux pour marquer le coup.
La cohérence veut donc que nous nous abstenions tant pour les municipales que pour les européennes.
J'entends bien que la politique économique est plutôt décidée au parlement - ou plutôt avalisée puisque les vrais décisions sont ailleurs - et la censure des législatives serait apparemment plus appropriée que celle des municipales. Il se trouve que nous n'avons pas de législatives en vue, mais considérer que les municipales seraient des élections à part, comme hors système, relève d'un argumentaire opportuniste. Ce serait faire fi de la contamination généralisée des élus des partis hégémoniques par la cause du grand marché libérateur, et que les dégâts produits en local restent des dégâts dont nous ne voulons pas.
Cela étant l'essentiel reste ailleurs. La nature du pouvoir est la même, qu'il soit municipal, cantonal, régional, parlementaire ou gouvernemental. Il se confond avec une caste de politiciens professionnels (la politique étant éventuellement une seconde profession) qui par l'élection, ont confisqué le pouvoir du peuple pour en user comme ils l'entendent, à la poursuite d'intérêts le plus souvent divergents de ceux du peuple. Pour sortir de ce système que nous pouvons qualifier d'oligarchie élective (le gouvernement d'un petit nombre promus par l'élection) et non pas de démocratie - ceci est une usurpation de terme destinée à tromper l'électeur -, tout scrutin hormis le referendum - procédure démocratique par excellence – doit être censuré par l'abstention la plus large possible.
J'entends aussi la plainte injustifiée de ceux confondant la description du pouvoir actuel avec un rejet irrationnel de type « tous pourris ». Demandons à l’association Anticor son point de vue sur cette possible pourriture. Pour ma part je dis que ces élu.es sont globalement des personnes insignifiantes, sans qualités particulières et que si vertueuses qu'elles soit au départ, elle finiront par se comporter comme le système souhaite qu'elles le fassent au même titre que le libéralisme, autre système, impose à de placides commerçants de se faire une guerre économique sans merci dont il se passeraient bien.
Nos orateurs n'ont pas manqué non plus de bien marteler le fait de considérer l'abstention non comme un désertion mais bien comme un acte citoyen. Car cela ne va pas de soi en effet, en particulier dans les milieux les plus politisés, ceux-là même qui font une critique pertinente du poids des médias et de la propagande pour le modèle dominant en général. Ce faisant ils ne s’aperçoivent pas que cette symbolique du devoir de voter est le plus solide outil de formatage des esprits à la conservation du système politique tel qu'il est. Les uns gouvernent à leur convenance, les autres votent régulièrement, gratifiés à chaque fois d'une campagne électorale s'apparentant à un match sportif, puis subissent une fois les jeux terminés. C'est bien le peuple abstentionniste, heureusement en augmentation, mais dont la croissance doit être encouragée, qui montre une belle cohérence, comparant les actes aux paroles et agissant en conséquence, en ne participant pas. Une preuve s'il en fallait de la maturité de ce peuple jugée amorphe. Il ne l'est pas. Il ne veut plus de cette escroquerie institutionnelle que constitue notre pseudo-démocratie réprésentative.
L'heure est à l'abstention générale, pour tous les scrutins à venir jusqu'à l'établissement d'une véritable démocratie, que nous pourrions nommer la 1ère république démocratique française.
En attendant soyons « tous dissidents en 2014 »
Voir aussi les tribunes :
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/pour-une-abstention-generale-146554
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/misere-du-vote-blanc-et-de-l-146763
Notes :
2Les nouveaux chiens de garde, d'après Serge Halimi, film http://player.vimeo.com/video/77299015
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