Sauver l’école ou les apparences ? Une lettre interne qui accuse l’administration de l’Éducation nationale
Pour l’administration de l’Éducation nationale, ce ne sont pas les résultats qui fournissent matière à statistiques, mais les statistiques préalablement établies qui déterminent les résultats.

On le soupçonnait déjà, dira-t-on ! C’est vrai ! On le déduisait de comportements divers, comme ceux observés en commission d’examen : pour obtenir un pourcentage voulu de reçus, on jouait entre examinateurs à ajouter, selon les coefficients des disciplines, des points supplémentaires aux candidats en dessous de 10 /20 pour leur faire atteindre artificiellement la moyenne de l’admission. Ou encore on baissait à volonté la moyenne jusqu’à l’obtention du pourcentage de reçus fixé d’avance.
La lettre d’un inspecteur d’académie à un principal au ton comminatoire
Mais, sauf erreur, on ne connaissait pas de document écrit qui fournît le mode d’emploi impératif de cette politique insensée. C’est désormais chose faite depuis la publication dans le numéro 2 de juin 2008 de la revue de l’ACOP (Association des Conseillers d’orientation psychologues de France) d’une lettre de l’inspecteur d’académie de la Haute-Saône, datée du 21 mars 2008, qui s’en prend avec une rare violence au principal du collège de Jussey. On la lira en note ci-dessous (1).
On ne peut qu’être frappé par son ton comminatoire, sa redondance volontairement blessante de formules autoritaires qui ne souffrent pas de réplique : « Je vous demande expressément, fulmine l’inspecteur … Il est hors de question … Je vous enjoins de … Le taux ne dépassera pas … Ce taux atteindra … Je précise, si besoin était, que ces minima constituent une injonction de l’inspecteur d’académie… ».
Mais quel est donc le crime commis par le malheureux principal ? Il ne s’est tout simplement pas conformé aux quotas préalablement fixés par l’inspecteur d’académie : ainsi le taux de redoublement des élèves de 6e en juin 2007 a-t-il été de 9,6 % dans son collège quand il était de 5,7 % dans le département, soit « près du double », tempête l’inspecteur qui lui fixe 7 % pour juin 2008. En 4e, c’est encore pis ! Le taux est « de quatre fois supérieur au taux départemental ». Il ne devra donc pas dépasser cette fois 10 %, tonne l’inspecteur. Quant au taux de passage des élèves de 3e en 2de générale et technologique, il n’est que de 48,1 % quand la moyenne du département est de 60,6 %. L’inspecteur en exige immédiatement 55 % !
Une administration seule au centre de l’École
On ne saurait mieux illustrer le mal dont souffre l’Éducation nationale. Elle est malade de son administration attachée à se mettre elle-même au centre de l’École, en lieu et place du savoir et de l’élève. Ce qui lui importe avant tout c’est de présenter l’image avantageuse d’une institution qui diffuse efficacement le savoir avec des taux de réussite honorables pour susciter approbation et même félicitations. Seulement, cette lettre montre l’envers du décor : sous des apparences flatteuses, la réalité est moins rose. Et puisqu’elle ne répond pas aux attentes administratives, qu’à cela ne tienne ! L’administration en livre une représentation falsifiée : les statistiques sont dopées, truquées, fixées d’avance quoi qu’il en coûte. Et qui peut douter qu’il en coûte la qualité du service public d’éducation ? Car que signifie diviser par deux les taux de redoublement ou de fixer des quotas obligatoires de passage en seconde sans se référer le moins du monde au niveau atteint par les élèves ? Cette lettre d’inspecteur d’académie révèle ainsi quatre moyens mis en œuvre pour la ruine de l’École publique.
1- Savoir, travail et intérêt de l’élève discrédités
Il est d’abord aisé d’en déduire que ce n’est pas le niveau de savoir de l’élève qui importe, puisque les quotas imposés ouvrent automatiquement les portes de la classe supérieure à certains élèves, même s’ils n’ont pas les connaissances minimales requises. La leçon n’échappe pas aux élèves : ils savent que, dans cette École-là, il n’est pas besoin de travailler pour « passer » ; les 12 % qui séparent le collège de Jussey de la moyenne du département de la Haute-Loire finissent par faire du monde. Le discrédit est donc jeté sur le travail et le savoir.
Il y a pis. Qu’un élève soit ainsi balancé dans la piscine sans savoir encore nager et soit donc promis à la noyade, l’administration s’en moque pourvu que le taux de passage, qu’elle brandit, lui vaille les applaudissements. L’intérêt de l’élève n’est donc pas davantage la préoccupation de cette administration. Seuls l’intéressent les quotas qu’elle fixe arbitrairement, et le narcissisme de ses membres soucieux de conserver leurs avantages.
2- Les professeurs discrédités
Il découle de ce désintérêt pour le niveau de l’élève que le conseil de classe peut n’avoir aucune importance : l’administration s’en tamponne le coquillard ! Il n’a qu’un pouvoir consultatif. Le discrédit est cette fois jeté sur le corps professoral. L’inspecteur rappelle justement au principal que le "pouvoir décisionnel" lui appartient et qu’il peut à volonté suivre ou non les avis des conseils de classe pour satisfaire aux quotas qui lui ont été fixés.
3- Une administration de valets sans conscience
Le ton autoritaire de cette lettre lève, d’autre part, le voile sur le type de relations qui s’instaure au sein de la hiérarchie, dès lors que l’échelon inférieur ne se conforme pas aux ordres. Ne peut-on pourtant comprendre l’attitude du principal de Jussey ? Soucieux de l’intérêt de ses élèves, il a cru pouvoir, avec les avis des conseils de classe, répartir le flux des élèves sans tenir compte de quotas ni de moyenne départementale. Tant pis si son collège est en dessus ou en dessous des moyennes départementales ! Ce qui compte pour lui, c’est l’intérêt des élèves. Il s’agit donc bien d’une objection de conscience qui mérite le respect. Mais sa hiérarchie n’en a cure ; elle entend qu’il obéisse au doigt et à l’œil sans état d’âme ! Il lui faut se soumettre ou se démettre.
On comprend dès lors que ne peuvent rester dans la fonction que des valets sans conscience pour faire les sales besognes qu’on exige d’eux. On l’avait déjà deviné à voir aussi le niveau culturel de recrutement de certains chefs d’établissement qui connaissent si mal leur langue maternelle. Dans un établissement d’éducation, c’est tout de même un comble ! Mais des individus incultes sont moins exposés aux problèmes de conscience et sont surtout reconnaissants à leur hiérarchie de les avoir élevés, malgré leur indignité.
4- Un univers d’aliénation
Enfin, quand un individu s’affranchit de la réalité pour lui substituer ses désirs et ses fantasmes, il ne manque pas d’inquiéter son entourage. Ne parle-t-on pas de folie ? Qu’en est-il quand une administration organise une représentation de la réalité à sa convenance, qui apparaît au seul bon sens très éloignée de la réalité ? Dans quel univers contraint-elle ses membres à vivre ? C’est elle qui détermine selon son caprice ce qui est bien et ce qui est mal, fût-ce en contradiction avec le sens commun ; elle peut inventer à sa guise des fautes de service pour sanctionner le récalcitrant et appeler folie ce qui est raison et inversement raison ce qui est folie. À quel désastre pareille aliénation collective ne prépare-t-elle pas ?
C’est bien le diagnostic qu’invite pourtant à formuler la lettre de cet inspecteur d’académie soumis lui-même sans doute aux mêmes oukases que lui intiment les échelons supérieurs. Or une institution est en péril, quand son administration délire, c’est-à-dire qu’elle prétend plier la réalité à ses désirs jusqu’à la falsification. Cette administration n’est au service ni du savoir ni de l’élève ni des professeurs, mais d’elle seule pour la plus grande satisfaction d’une oligarchie qui y voit sans doute une des méthodes capables de ruiner le service public de l’Éducation dans l’attente d’une privatisation. Un rapport de 1996 de l’OCDE, dont on a déjà parlé sur Agoravox, intitulé d’un euphémisme volontairement abscons « La Faisabilité politique de l’ajustement », (2) en indique le mode d’emploi pour éviter la révolte des citoyens que cette ruine ne manquera pas de frapper. Paul Villach
(1) Voici la lettre de l’inspecteur d’académie de la Haute-Loire au principal du collège de Jussey, publiée par le N° 2 de la revue de l’ACOPF de juin 2008.
« Vesoul, le 21 mars 2008,
Monsieur le Principal,
Conformément aux objectifs qui vous ont été assignés à votre arrivée au collège de Jussey, je vous demande expressément de bien vouloir corriger dès cette année scolaire les taux de redoublement.
Il est hors de question que ce taux pour les élèves de 6e soit près du double du taux départemental observé en juin 2007 (9,6 % contre 5,7 %).
Je vous enjoins d’user de votre pouvoir décisionnel pour faire en sorte qu’à l’issue de cette année scolaire, il redescende pour le moins à 7 %.
Le taux de redoublement en fin de 4e est plus de quatre fois supérieur au taux départemental. Il ne dépassera pas 10 % pour la présente année.
Enfin le taux de passage des élèves de 3e en seconde générale et technologique est de 48,1 % alors que celui du département est de 60,6 %.
Ce taux atteindra obligatoirement pour le moins 55 %.
Je précise, si besoin était, que ces minima constituent une injonction de l’inspecteur d’académie qui s’applique à tous les personnels de votre établissement. »
(2) Paul Villach, « La Casse du Service public d’Éducation est bien programmée depuis 1996 par l’OCDE », Agoravox, 28 mars 2008
29 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON