Ségolène Royal, la crise sociétale et la démocratie
La république démocratique suppose l’existence d’une population sinon unie, du moins convaincue d’une nécessaire solidarité sociale, voire de destin historique, de telle sorte que la possibilité d’un compromis demeure au moins crédible entre les différents groupes ou couches qui composent la société. Or, n’est-ce pas cette solidarité qui fait défaut ? Comment la reconstruire ou, à défaut, en neutraliser les effets corrosifs, voire mortifères, sur nos institutions politiques ?
La possibilité et la crédibilité, lesquelles sont indissociables, de cette solidarité sont, en effet, compromises dès lors que les inégalités , en particulier celle des chances, s’accroissent dans un société qui ne reconnaît pas de hiérarchie prétendue naturelle ou sexuelle entre les individus, laquelle non-reconnaissance est un principe de base de l’idée démocratique.. Ceux d’en bas ne se sentent alors plus protégés par ceux d’en haut et encore moins appelés à partager le pouvoir, la richesse produite par leur travail, ni même à voir leur sort s’améliorer au fil du temps et des générations. Alors que ceux d’en haut, qui disposent des capitaux économiques et culturels, voire politiques et symboliques, accroissent leur sécurité personnelle, leurs revenus et privilèges, ceux du milieu et a plus forte raison d’en bas qui font l’immense majorité (80%) se voient condamnés à la précarité et à l’abandon de toute promesse de promotion par rapport à la situation de leurs parents : l’ascenseur social est aujourd’hui plus descendant que montant pour la plupart, et les inégalités entre les hommes et les femmes persistent. Or une société qui se veut démocratique et qui laisse aller l’aggravation des inégalités et de la précarité aux dépens du plus grand nombre, ce qui ne peut être ressenti du point de vue démocratique que comme une injustice, se décrédibilise elle-même et, en se décridibilisant, décridibilise l’idéal démocratique qu’elle revendique. Cette idéal n’apparaît plus alors que comme une fiction mensongère ou mystificatrice. Aristote signalait déjà que la démocratie n’est possible que dans une cité composée d’une classe moyenne largement majoritaire (disposant donc du pouvoir) ouverte à ceux d’en bas et d’une infime minorité de très riches, elle-même ouverte, et de très pauvres, très minoritaires, espérant s’extraire de leur misère.
Ainsi l’idéal démocratique et donc sa mise en oeuvre réelle sont dévoyés dès lors qu’ils "couvrent", voire légalisent, l’affirmation du pouvoir économique et politique exclusif des riches sur les pauvres ; le droit de propriété, en principe égal pour tous, est alors perçu et devient réellement alors le droit des propriétaires de moyens de production et d’échange d’exploiter les dépossédés, selon la critique que fait Marx du droit bourgeois fondé sur le droit de propriété.
Il apparaît alors un conflit irréductible entre la démocratie politique et le capitalisme économique dérégulé ou désencastré (Poliany) de toute finalité politique de justice pour tous. La capitalisme, contrairement au libéralisme régulé par le droit social, est par nature antidémocratique : rien de moins démocratique que son fonctionnement, le pouvoir exclusif du capital et des investisseurs, et sa finalité, le profit privé maximal. La capitalisme, dans sa logique propre, ne tient aucun compte d’un quelconque intérêt général qu’il confond du reste avec la somme des intérêts particuliers privés et de la seule demande solvable. ce conflit est au coeur de la réalité démocratique égalitaire en droit, mais inégalitaire en fait, pour qui ne la confond pas avec la fiction démocratique et l’image qu’elle se donne elle-même. Dans ces conditions, ceux qui, dans le cadre d’une dérégulation du droit du travail et de l’extension du chômage et de la précarité liées aux conditions de la mondialisation, souffrent de la fusion progressive du pouvoir politique et du pouvoir économique à laquelle nous assistons et qui s’exprime sous la forme de l’affaiblissement de l’état face au capitalisme mondialisé, sont alors tentés par des alternatives antidémocratiques et totalitaires de droite ou de gauche, à connotations religieuses ou non.
Cette tentation s’exprime sous les deux variants du social-nationalisme étatiste :
- Celui d’extrême droite qui au nom du peuple racial et raciste (Volk) tente d’unifier la société sous la dictature charismatique d’un chef disposant d’un pouvoir absolu et transcendant pour rétablir contre la réalité, perçue comme dissolvante, l’unité d’un destin triomphant contre les autres, tous, plus ou moins assimilés à des ennemis mortels extérieurs et intérieurs . La guerre nationaliste et communautariste est utilisée comme alors la seule alternative pour instaurer l’unité du peuple menacée et faire rêver d’une solidarité sociale impossible en démocratie libérale, individualiste et pluraliste.
- Celui d’une certaine extrême gauche étatiste totalitaire qui prétend chasser le mal (l’injustice) en dépossédant par la violence les détenteurs des richesses et faire de l’Etat dit de "démocratie populaire" ou "dictature du prolétariat" sans liberté politique et à parti unique le seul garant de la justice pour tous : la justice de classe contre la bourgeoisie propriétaire des moyens de production et d’échange.
Toute vision d’une société homogène et sans conflit social et politique, qu’elle soit de race ou sans classe, ne peut donc mener qu’au pire : au refus du pluralisme et des libertés fondamentales ; au déni et/ou au dévoiement de l’idée démocratique en son contraire : la soumission des individus à l’ordre collectif incontestable déterminé par ceux qui, au sommet de l’Etat, prétendent l’incarner sans contestation possible en lui sacrifiant les libertés individuelles. cette vision conduit donc à l’idée mystificatrice et liberticide d’une égalité réelle des positions (et non pas seulement des droits et des chances) garantie par l’Etat, alors même que le pouvoir exécutif devient le lieu par excellence de domination et d’exploitation en concentrant le pouvoir politique, le pouvoir législatif, juridique et surtout économique, Nous savons où (a) conduit nécessairement cette vision : au désastre, militaire, politique et économique, voire au meurtre de masse et au génocide.
D’où la tentation contraire de récuser le pouvoir de l’Etat par l’affirmation, à la fois politique et suprapolitique des droits de l’homme contre ceux de l’Etat et du collectif même démocratique, de l’individu contre toute suprématie autoritaire du lien social.
Lorsque l’Etat démocratique ne peut plus assurer sa mission de justice d’en haut, que la société s’individualise et que, sous le coup d’une compétition sociale de moins en moins ouverte et de plus en plus négative pour le plus grand nombre, surtout pour ceux de plus en plus nombreux qui en sont exclus, l’Etat rentre alors en crise ; son autorité n’est plus légitime, les individus quand ils ne refusent pas la démocratie, en transforment profondément la signification : l’intérêt général n’est plus perçu comme sa finalité principale, s’y substitue le respect des droits des individus dans le recherche de leur bonheur propre et collectif particulier. L’Etat ne peut rien exiger a nom de d’un intérêt général de plus en plus problématique dès lors que, sous la pression d’une économie marchande de plus en plus socialement dérégulée, il supprime ou privatise en en faisant une simple excroissance de l’économie de profit privé ses missions de service public. Le citoyen devient un consommateur des moyens d’assurer son droit au bonheur privé. L’Etat ne peut même plus exiger de faire et de se préparer à faire la guerre. L’idée de sacrifice pour l’Etat et la collectivité, comme celle d’impôt entre en une crise profonde de légitimité. Les individus se désidentifient de la communauté nationale, d’autant plus qu’il n’y a plus de risque de guerre d’agression violente et militaire extérieure sur le territoire ; l’idée de patriotisme s’efface, c’est-à-dire l’exigence du sacrifice personnel au profit du bien commun.
Les droits de l’homme deviennent donc la seule référence et priment sur les droits du citoyen, la distinction entre les deux devient même ambiguë : d’un côté , ils sont confondus, au profit des droits des individus, d’un autre côté, les droits des citoyens toujours accompagnés de devoirs vis-à-vis des autres et l’Etat sont rejetés au nom des droits de l’homme.
Les questions de société mettent tous les jours en évidence ce conflit : chacun et/ou chaque groupe revendique son droit au bonheur contre la loi démocratiquement votée ; les femmes, les enfants, les homosexuels, les immigrés réguliers et clandestins etc. refusent les règles politiques que l’on prétend leur imposer pour conquérir le droit à avoir des droits égaux, au nom des droits de l’homme avec ceux des autres : les hommes, les adultes, les hétérosexuels, les nationaux.
Mais il faut aussi comprendre ce qu’a de profondément, non seulement d’irrésistible, mais aussi justifié, cette montée des droits de l’homme contre le droit contraignant des Etats dans le contexte de l’idée démocratique dominante et ce qui conduit nécessairement l’Etat démocratique à ajuster en permanence et progressivement les droits du citoyens avec les droits de l’homme pour préserver un minimum de légitimité démocratique. Des droits démocratiques accordés aux citoyens qui ne seraient pas soumis aux droits des hommes et des femmes seraient perçus comme tyranniques par ceux qui se sentiraient nécessairement victimes d’une inégalité des droits, à savoir qu’ils feraient passer la loi majoritaire comme une loi qui pourraient contredire les droits individuels de l’homme ; ce qui, à terme, compromettrait la garantie des droits des citoyens en les soumettant aux devoirs collectifs décidés par telle ou telle majorité de circonstance ; c’est pourquoi, par exemple, l’abolition de la peine de mort, bien qu’elle ait été contraire à l’opinion de la majorité des électeurs à l’époque (1981-82), a été décidée par leurs représentants . C’est pourquoi le droit de vote des femmes s’est imposé comme un principe démocratique au regard de l’égalité entre les hommes et les femmes du point de vue des droits universels de l’homme. Et c’est pourquoi, enfin, la question du droit de vote et des droits sociaux des immigrés se trouve posée au regard des fondements même de la démocratie dont je rappelle qu’elle ne peut être telle que si elle est universelle.
Ainsi
s’introduit un décalage entre le droit positif des citoyens et
l’universalité des droits de l’homme. Un tel décalage voire, une telle
opposition plus ou moins temporaire, crée une dynamique pour faire
évoluer la démocratie dans un sens plus universaliste : on le voit en
ce qui concerne la question des femmes , l’homosexualité et
l’homoparentalité dont on peut déjà prévoir qu’elle ne pourra pas être
longtemps interdite. La liberté universelle tend à s’imposer contre
toutes les formes de discrimination dans l’usage des droits.
Ce
décalage entre droits de l’homme et droit positif dans tous les Etats
démocratiques exige donc des corrections permanentes de celui-ci au
regard de ceux-là sous le coup des revendications et des luttes pour
les faire aboutir.
Or ces luttes ne peuvent aboutir que si les citoyens peuvent s’exprimer directement et participer et éventuellement contrôler, voire contester le travail des élus, donc que si l’exigence de la démocratie délibérative est à la source de la formation de l’opinion et par conséquent de la démocratie électorale et représentative.
La crise sociétale, via le développement des inégalités dans le sens d’un recul de l’idée d’égalité des chances et des droits, met donc en cause l’Etat démocratique classique comme exercice de la souveraineté populaire unifiée et unifiante. Cette mise en cause exige, pour ne pas voir contestée l’idée démocratique elle-même, d’en finir avec une certaine idée de la république représentative capturée par des élites masculines de préférence, dont la supériorité statutaire ne peut plus être considérée comme l’incarnation de l’intérêt général , il est alors nécessaire de réinventer une démocratie pluraliste délibérative ou mieux délibérante qui met la multiplicité des intérêts et des conflits qu’ils génèrent au cœur de son fonctionnement normal. Quatre exigences doivent être prises en compte :
-
Celle d’écoute de tous ceux qui sont dans une situation de
discrimination et de perte d’avenir, donc de tout ceux qui souffrent,
de plus en plus nombreux, de l’inégalité croissante des chances et des
situations d‘enfermement dans l‘exclusion.
- Celle de mettre la réduction des inégalités au centre de tout programme politique démocratique par la redistribution, la cogestion et l’encouragement par la puissance publique de l’initiative et de la responsabilité personnelles.
- Celle de la diversification et la décentralisation des pratiques éducatives pour que tous puissent y trouver et y inscrire un projet personnel de développement de ses "capabilités" (A. Sen) dans un cadre de valeurs générales rationnelles concernant les savoirs et leurs usages responsable au profit de la société toute entière et en particulier des plus défavorisés ainsi des équilibres écologiques.
- Celle de préparer les esprits à une intégration européenne à finalité libérale et sociale qui seule peut faire de l’ouverture au monde une chance pour redynamiser la société, crispée sur elle-même et ses angoisses par la crise sociale et la décrédibilisation de la politique ; ce qui suppose une régulation des échanges économiques et sociaux en externe que seul l’espace européen peut offrir.
Ségolène Royal a le grand mérite de bousculer cette défiance mortelle vis-à-vis de la réalité paradoxale de démocratie représentative dans une société inégalitaire, laquelle est au cœur de la crise sociale et politique. En redonnant la parole aux citoyens les plus éloignés du pouvoir et par la réforme de nos institutions dans le sens de la participation (débats, jurys et budgets participatifs, non-cumul des mandats, réforme du Sénat, cogestion etc.) elle anime cette campagne, au point que tous les autres candidats sont obligés, chacun à leur manière, de faire écho à ses propositions et à sa démarche.
Le fait qu’elle revendique sa « féminitude » est un appel à ce que notre société, change son rapport au pouvoir et la représentation qu’elle a des priorités de la politique au profit de celles que d‘aucuns considèrent absurdement comme secondaires telles que : l’éducation , la vie familiale le sens des responsabilités vis-à-vis des plus défavorisés. La société ne peut renouer avec la démocratie vivante qu’en abandonnant le croyance que la royauté et le féodalisme virils et dominateurs, le machisme, sont indissociables de la symbolique politique et de l’autorité compétente.
C’est du reste pourquoi sa démarche suscite les mouvements de détestation et de rejets violents que l’on sait chez qui ne peut concevoir un pouvoir qui serait plus féminin sur le plan symbolique, ce qui veut dire plus authentiquement démocratique. Changer une idée monarchique obsolète de la démocratie , en réalité participative et citoyenne est aussi et surtout l’affaire du "féminin", en sachant que celui-ci appartient aussi aux hommes qui ont trop souvent tendance à le refouler derrière des simagrées viriles. Que ceci soit affirmé clairement par la candidate est une excellente nouvelle .
L’universel démocratique, nécessairement pluraliste, dans le crise sociétale et poltique que nous vivons, implique qu’une femme prenne enfin le relais de la responsabilité suprême pour que nous puissions "déviriliser" notre relation à la chose publique.
À l’heure ou la
machisme ordinaire tue une femme pas jour dans notre pays, il nous faut
délibérément abolir loi salique qui structure notre inconscient
politique.
Si être juste c’est aussi se
battre pour la cause des femmes, et contre toutes les discriminations
dont elles sont les premières "victimes" (et je n’ai pas peur,
contrairement à d’autres, de ce terme), cela passe aujourd’hui par
l’élection de Ségolène Royal : en tant que femme et que socialiste
libérale, elle est la seule candidate, pouvant être élue à l’élection
présidentielle, à incarner ce qui reste du désir de justice ,
indissociable de l’idéal démocratique, dans notre société.
Lire, du même auteur :
"La crise de le représentation démocratique" : http://agoravox.fr/article.php3?id_article=18323
et "Du bon usage de la démocratie" http://agoravox.fr/article.php3?id_article=19036
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