Sociologie d’un buveur de prune au comptoir d’un bistro parisien
Bientôt, dès le premier janvier 2008, il ne sera plus permis de fumer dans les bars, restaurants et autres bistros. Le sujet a été débattu jusqu’à plus fumer et je ne reviendrai pas sur le bien-fondé ou non de cette décision, même si elle peut sonner pour certains le glas de la dernière gorgée de bière accompagnée de volutes. Mon propos est plutôt de cerner comment trois groupes sociaux à la psychologie et aux comportements bien tranchés vont devoir cohabiter après cette date fatidique. Je ne veux pas parler du dualisme fumeurs et antitabac, mais des consommateurs au zinc, en salle et en terrasse, qui jusqu’à présent ne se côtoyaient guère.
Certes, les catégories de consommateurs ne sont pas tranchées net ; quelques nomades inclassables vont d’un endroit à l’autre sans prédilection et ne sont pas représentatifs d’un groupe spécifique de clients. Mais si les trois communautés citées existent bel et bien quel que soit l’établissement, elles ne se ressemblent et ne se rassemblent pas. Les touristes et les provinciaux, on en croise bien sûr un peu partout dans les restaurants et débits de boissons, mais ils n’interviennent pas dans ce schéma car ils ne sont que de passage, ce ne sont pas des habitués.
La terrasse est bien souvent l’apanage des m’as-tu-vu, des dragueurs et des jeunes femmes jambes haut croisées attendant une conversation, une consommation offerte, ou une rencontre rémunérée ou non et plus si affinités. On y boit, on y mange, non poussé par la soif ou la gastronomie, mais pour y être vu, écouté, remarqué et pour voir, mater et lorgner. C’est le lieu idéal pour commander une tomate à la mozzarella sur du pain Poilâne, qu’on abandonnera à moitié grignotée. Le fin du fin étant de chipoter dans son assiette, pied nus dans des mocassins, si possible avec un tatouage parant la cheville, arborant au nez des Ray Ban (qu’il faudrait pourtant ménager si l’on veut aller loin, si l’on en croit le proverbe). Le téléphone est vissé à l’oreille répondant sur un ton prétentieux et audible par tous à un correspondant sur un thème qui met en avant. Ce sont d’ailleurs les mêmes individus que l’on retrouve bronzés en été sur la Côte avec le même téléphone et la même suffisance à la terrasse d’un Sénequier, le sourire encore plus carnassier et plein de sous-entendus ! A la table voisine, d’audacieux buveurs de Schweppes, n’arrivant pas à placer l’accent tonique, balbutient des compliments en un anglais hasardeux à des Américaines en vacances.
Quant aux jeunes femmes seules qui attendent le Prince Charmant ou l’opportunité solvable et généreuse qui payerait un demi loyer, elles auront donc bientôt l’embarras du choix pour demander du feu ou une cigarette en guise d’introduction, quand les fumeurs du zinc se seront repliés par nécessité à l’extérieur. Mauvais choix, soit dit en passant, car le fumeur dragueur en quête de rencontre fortuite allait déjà en terrasse avant la menace d’interdiction de fumer. Les arrivants potentiels n’ont pas du tout la même mentalité, ils claquent à bon escient et s’embarrassent peu de chichis.
La salle est plutôt le lieu des familles, des timides et de ceux qui veulent lire, écrire ou discuter au calme ou bien faire des confidences moins tonitruantes que celles des amateurs de terrasse. On y entend des phrases définitives lancées par des mères excédées à des gamins odieux ayant du mal à rester assis :
- Aude (pouvant être avantageusement remplacée par une Vanessa infernale), on ne joue pas avec les frites, pense aux petits Africains qui meurent de faim !
Ou bien :
- Jean Robert, enlève immédiatement ce Play Mobil de ta purée !
Les femmes, avec leur meilleure amie, y disent des choses « époustouflement » graves, parlant de Paul (le petit ami du moment) qui fait la gueule depuis qu’il sait qu’il a été trompé par Brice (son bon copain), même si ce n’était pas important et qu’il devrait comprendre. On parle soldes, gynécologue, vacances et RTT. Et puis, on ne dit, ni au zinc ni en terrasse :
- Tu peux me passer un Tampax, je viens de me faire surprendre. Cela demande un peu de feutré, que seule la salle noyée dans le brouhaha autorise.
Les timides restent seuls à leur table le nez dans le journal, devant un café qui refroidit, ils ne se plaignent pas des fumeurs, car ils ne se plaignent jamais de rien. Ils attendent l’improbable qui ne se produira jamais ici au bistro ou ailleurs. Ils se suicident en silence et à petit feu dans l’indifférence totale. Personne ne se souviendra d’eux quand ils ne reviendront plus à leur place habituelle et resteront chez eux abrutis par les tranquillisants et les séances de psy.
Le zinc est le lieu des habitués, des collègues buveurs d’anisette à la sortie du bureau, des piliers de bistro à l’imper fripé et au pantalon maculé de taches équivoques lançant de tonitruants « remettez-nous ça, Patron ! » Les buveurs de rouge n’ont pas attendu l’engouement pour les bars à vin pour écluser au bar, même si les plus fauchés attendent maintenant les happy hours pour y lever le coude. Le comptoir est l’endroit de prédilection des brèves du même nom. On y parle fort, on ne se prend pas au sérieux et on fume. Tout y est possible, de la blague triviale ou bien graveleuse au propos pseudo philosophique se voulant doctoral :
- Elle habite rue Taillebourg, elle me la taille et je la bourre !
Ou de plus graves considérations sur un Loto ou un tiercé presque gagné mais hélas non joué du fait de circonstances obscures ou encore de réparation de placards à portes coulissantes du côté de Cergy ayant nécessité l’aide d’un beau-frère menuisier du dimanche. Le comptoir est le lieu des propos approximatifs et des émois prolétariens du genre :
- Il a osé me traiter de pédagogue ! Moi, un père de famille irréprochable !
Suivi d’une main plaquée sur une épaule et d’un apaisant :
- Ne t’en fais pas, il a pas dit pédophile !
Rien à voir avec les appels téléphoniques à Megève, les exclamations sur les stock-options ou les castings imminents des gens qui se pavanent à la terrasse ! On est vraiment dans trois mondes différents. Une blonde aux cheveux ternes et au manteau élimé ne sortira jamais au zinc :
- J’ai oublié mon press-book dans un taxi, va falloir refaire toutes les photos !
Elle dira plutôt :
- Merde, j’ai filé un bas dans le métro ! Robert, la même chose !
Ces mondes vont se côtoyer sous peu. Comment vont-ils arriver à se supporter, au début, se fréquenter ou s’éviter ensuite ? La Guerre de Troie aura-t-elle lieu derrière un cigare et une prune bien tassée ?
La salle est l’endroit des gens qui ont faim, qui ont envie d’être à l’aise, non dérangés par les bruits de la rue et le regard atone ou bovin des passants regardant dans leur assiette ou reluquant les cuisses de leur compagne. On y commande des plats chauds, des garbures, des choucroutes, des cassoulets et éventuellement des steaks-frites. On y boit un thé ou un chocolat chaud, c’est aussi le temps d’un kir à siroter en attendant les plats. Le kir se boit rarement debout à l’inverse du Ricard ! Quelques femmes soucieuses de leur ligne y consomment des salades océanes ou nordiques non pour se démarquer, mais pour ne pas encore grossir. Avec quelques kilos en moins, elles reviendraient bien en terrasse, mais là, pour l’instant et vu l’embonpoint trop visible, il serait excessif d’y parader. On est loin de ceux de la terrasse qui en dehors de la mozzarella préfèrent le carpaccio et le plat léger prétentieux avec garniture de salade au roboratif accompagné de haricots tarbais.
Quant à ceux du comptoir, quand ils y mangent, ils se contentent de jambon beurre cornichons et de sandwichs au pain ordinaire, quelquefois de saucisses avec des frites, les effluves du moutardier leur remontant au nez et le cendrier à portée de la main quand ils ne jettent pas leurs mégots au sol, faute de réceptacle.
Au comptoir, on boit sec. D’abord parce que c’est moins cher et plus convivial. L’argument économique n’est pas négligeable quand on compare les tarifs. La différence se fait sentir très vite dès la deuxième consommation, surtout pour les smicards et les rmistes ! Le zinc est l’apanage du pauvre qui a soif ; mais bien sûr, on y croise aussi quelques radins et d’incontestables aficionados de l’endroit. Avec l’interdiction de fumer, les accros à la cigarette vont être doublement pénalisés par le prix à la fois du tabac, mais aussi des consommations bien plus chères en terrasse. Et dire que certains antifumeurs osent encore dire non à la double peine !
On ne lit pas non plus la même chose. Accoudé au bar, on parcourt surtout Le Parisien ou un journal de course. En salle les choix de lecture sont beaucoup plus variés. Des étudiants révisent leurs cours, certains cadres leurs dossiers avant de retourner au bureau ou à un rendez-vous. D’autres sont plongés dans la Critique de la raison pure, le dernier Ohran Pamuk ou un polar de série noire où fleurit la langue verte. Par contre, en terrasse, on se doit de lire quelque chose de connu et dont on a récemment parlé à la télévision, pour se faire remarquer. Longtemps, le Da Vinci Code a tenu en haleine, mais aujourd’hui, Angot, Beigbeder ou Les Bienveillantes peuvent faire l’affaire. Les enthousiasmes passant aussi vite que les goûts vestimentaires, les consommateurs qui veulent se placer et avoir l’air d’initiés sont quelquefois dépassés par la mode. On lit donc, en délaissant un chèvre chaud qui refroidit sur un lit de roquette et de mâche nantaise un peu défraîchie, en humant les gaz d’échappement des véhicules passant bruyamment dans la rue. Seuls les plus impliqués dans le thème de la terrasse savent reconnaître celles qui sont placées dans des rues piétonnières pour avoir le plaisir d’y respirer écologiquement d’autres miasmes qu’automobiles. En plus léger, si on a de beaux genoux et un maquillage à la limite du vaporeux sans vulgarité excessive, on peut se plonger sans conviction dans le dernier Marc Lévy en l’attente de la rencontre qui va changer la vie. Le seul texte qui ne sera jamais lu ni en salle, ni en terrasse et encore moins au comptoir même après cinq pastis, c’est bien la lettre de Guy Môquet !
Quand les fumeurs seront dehors, le paysage bistrotier va changer radicalement. Certains ne viendront plus soit pour des raisons financières, soit par idéologie. Peut-être iront-ils acheter un pack de bières dans une supérette et iront-ils boire sur un banc public avec les clodos ! Ils ne tiendront pas très longtemps avec les riverains, la police qu’elle soit de proximité ou non, car ils seront mal vus du fait de tapage diurne ou nocturne qu’ils pourront occasionner. Même si les buveurs de rue ne sont pas ivres et ne troublent pas l’ordre public, les mentalités ne sont pas prêtes à les supporter. Sauront-ils s’imposer et boire en fumant dans les rues ? Personnellement j’en doute, mais on peut encore rêver d’un monde non normatif. Il ne restera plus que les parcs et jardins pour y boire en fumant et encore, car il y a des enfants qui jouent !
Par contre fumer en terrasse va déplacer les hostilités. D’abord, les antitabac vont vouloir s’approprier l’endroit et évincer les fumeurs de la terrasse, au début en la coupant en deux zones ensuite en essayant d’éliminer la cigarette de ces lieux en invoquant le principe de précaution. Les voisins ayant un appartement surplombant les bistros et restaurants s’en mêleront et obligeront les propriétaires des bars et restaurants à installer des auvents ou une toiture afin d’éviter la remontée des fumées qui pourrait incommoder les habitants en étage quand ils ouvrent la fenêtre. Dépenses supplémentaires, travaux, augmentation de tarifs, seuls les plus aisés pourront se permettre de prendre une bière, un café et surtout une prune double avec un cendrier à portée de la main.
Et puis, les bourgeois bohêmes venus à vélo et les jeunes gens dynamiques au cachemire mordoré et aux bottes en lézard, qu’ils soient fumeurs ou non, supporteront-ils longtemps les fumeurs éméchés répétant jusqu’à plus soif :
- Le sens interdit, je te jure, j’l’avais pu vu ! Merde, quatre points, c’est lourd ! Heureusement j’avais pas encore picolé, sinon, bonjour l’alcootest !
La grande question est donc : que va-t-il rester de l’esprit de Café-Bar-Restaurant quand plus personne n’y sera pour fumer un verre à la main ? Peut-on espérer un retour à la convivialité et aux soirées entre amis au domicile de l’un d’eux qui subira (?) le lendemain les odeurs de tabac froid et les mégots écrasés dans les assiettes à côté des restes de merguez et de salade décomposée ?
Mais peut-être verra-t-on un jour, pas si lointain, des fumeurs passant le dos courbé et la tête basse devant un débit de boissons qui leur sera dorénavant interdit d’accès car sans tabac, cachant honteusement de la main la cigarette jaune qui sera cousue sur leur veste.
33 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON