Sommes-nous suicidaires ?
Si les chiffres du chômage constituent un bon indicateur de la santé d’un modèle économique, il convient de prendre avec sérieux les dernières statistiques fournies par Eurostat. La question qui se pose est donc de savoir jusqu’à quand les peuples accepteront de se sacrifier sur l’autel de l’économie politique financiarisée.
La nouvelle est tombée sur l’ensemble des prompteurs : la zone euro compte en septembre 2012 11,6% de chômeurs (http://epp.eurostat.ec.europa.eu/tgm/table.do?tab=table&plugin=1&language=fr&pcode=teilm020). Plus inquiétant, la tendance reste à la hausse et elle touche tous les états de la zone, y compris l’Allemagne même si nombre de commentateurs relèvent déjà que le taux de chômage y reste à un taux historiquement bas (20.000 chômeurs de plus quand les experts en attendaient deux fois moins http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/10/30/le-marche-du-travail-se-deteriore-en-allemagne_1783102_3214.html).
S’il fallait nous rassurer, nous pourrions nous dire que les chiffres du chômage et les tendances ne sont pas meilleurs à l’échelle planétaire, et ce sans discuter ici de la qualité des emplois générés par l’économie mondialisée (http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=24287&Cr=emploi&Cr1).
Bien évidemment, les analystes économiques autorisés, notamment français, continueront à soutenir que chaque pays doit traiter des causes qui, à l’intérieur de ses frontières, sont à l’origine de l’augmentation du nombre de chômeurs et qu’en France, il s’agit bien évidemment de tous ces ennemis héréditaires de l’emploi que sont le coût du travail lié à un système de protection sociale caduque dont il faudra bien un jour accepter de se séparer. A ce sujet, les milieux autorisés comptent bien sur les hommes actuellement au pouvoir pour faire passer la pilule amère des « réformes nécessaires ».
On pourrait également se dire qu’il y a bien en Europe, et plus précisément dans la zone euro, une politique économique quasi commune ou tout du moins fondée sur des principes communs fixés par la troïka aux commandes de la région. Une chose est certaine, si le chômage était simplement dû au poids du système de protection sociale, le chômage serait un particularisme français, ce qu’il n’est manifestement pas. Nous pourrions ajouter hélas puisqu’au moins nous serions définitivement fixés sur la question.
Force est au contraire de constater que l’Espagne, le Portugal ou la Grèce, soit les pays ayant mis en œuvre les réformes préconisées par ladite Troïka (abaissement des coûts salariaux, démantèlement des services publics etc…) sont les plus touchés par l’augmentation du nombre de leurs demandeurs d’emplois…
D’ailleurs, il était possible de lire dans Le Monde du 12 septembre 2012 (http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/12/la-troika-desserre-l-etau-sur-le-portugal_1759078_3234.html) que la Troïka desserrait son étau, je rajouterai « austéritaire », sur le Portugal lors même que les résultats souhaités n’étaient pas atteints en termes de dette publique. Apparemment le desserrage n’a pas été suffisant.
Dans le même temps, et d’une façon pour le moins surprenante, il était demandé aux états, et notamment à la France, de ratifier un traité, le fameux Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG), lequel ne se contentait pas de fixer des mécanismes de régulation au niveau européen comme on aurait pu l’attendre d’un traité d’intégration mais fixait dans le marbre les principes même d’une politique économique dont l’échec était tout autant patent que concomitant. Vous avez dit rationalité ?
En France, l’argument principal du gouvernement dit socialiste en charge de faire adopter le texte négocié par Nicolas Sarkozy avec la chancelière allemande, reste qu’il faut « rassurer les marchés », antienne répétée à longueur d’ondes et de colonnes comme un mantra. Les mauvais esprits noteront que lesdits marchés semblaient pourtant alors rassurés par l’état de la France qui empruntait à des taux dits négatifs tandis qu’un pays comme la Slovénie, cité par Jean-Luc Mélenchon sur BFM TV (http://www.jean-luc-melenchon.fr/2012/10/24/invite-de-bourdin-direct-sur-bfmtv/) sans avoir été contredit, emprunterait lui à 6% lors même qu’il satisfait aux critères fixés par le traité en terme de dette publique (3% du PIB).
Or, s’agissant des marchés qu’il s’agirait in fine de rassurer afin qu’ils puissent investir dans l’économie réelle et participer du bonheur de tous, une chronique parue dans Le Monde de l’économie du 9 octobre dernier (http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/10/08/le-suicide-de-la-finance_1771946_3234.html), et rédigée par Paul Jorion, présenté comme économiste et anthropologue (http://www.pauljorion.com/blog/) interpelle. Il livre une analyse des derniers actes de résistance de la finance aux tentatives non abouties de lui apporter quelques contraintes. Il conclut son article par une référence à Arnold Toynbee (http://fr.wikipedia.org/wiki/Arnold_Joseph_Toynbee) lequel aurait écrit « les civilisations ne meurent pas assassinées, elles se suicident ».
En cause, la vision « court-termiste » des élites en général et de la finance en particulier de leurs privilèges laquelle les empêcherait de voir venir l’effondrement du système qui les leur assure (le mythe des aristocrates qui dansaient toujours à la veille de perdre définitivement la tête). Et de s’interroger sur leur motivation qui, selon lui, demeurerait problématique.
Mais pourquoi s’étonner du fait qu’un groupe défende ses intérêts particuliers ? Ne sommes-nous pas, à nouveau, dans un discours moralisateur qui attendrait de chaque acteur un comportement spontanément dirigé vers un bien commun que personne n’aurait défini préalablement et qui reste finalement si difficile à définir ?
Ainsi, la question est bien en amont de savoir quelles sont les règles à mettre en œuvre qui, au nom d’une vision politique de la société, n’autoriseraient pas de tels comportements. A défaut, il est bien évidemment illusoire de penser qu’un acteur va spontanément choisir de ne pas bénéficier d’une situation qui lui est profitable au motif qu’elle pourrait causer un préjudice à des tiers, sauf bien évidemment si ce préjudice est si important qu’il menacerait à terme l’existence même de celui qui l’a causé. Mais nous l’avons vu avec la crise de 2008, il s’agit d’une pure hypothèse d’école, les états volant systématiquement au secours du secteur bancaire et nous allons mieux comprendre pourquoi dans quelques lignes.
Certes Paul Jorion indique que « la finance dispose donc des moyens de neutraliser toute tentative de réduire la nocivité de ses pratiques ». Mais il présente ce fait comme une fatalité sans en démonter les mécanismes.
Il participe du discours qui tendrait à penser que le politique est structurellement passé, comme pouvoir, sous la coupe de la sphère financière.
Or, une telle réalité n’a rien de naturelle ni d’inéluctable. Elle n’est que le résultat d’un rapport de forces effectivement très largement favorable, pour l’heure, à ce que l’auteur nomme « la finance » et ce qu’il faudrait analyser avec davantage de précision aux fins de comprendre ce qui se joue.
Trop nombreux sont ceux tiennent un discours de façade contre « la finance » ou « les marchés ». A l’inverse, rares sont ceux qui prennent la peine de caractériser plus précisément l’objet de leur critique. Il en résulte le plus souvent une dénonciation « spectaculaire » dont l’un des grands moments restera sans doute le fameux discours dit « du Bourget » de François Hollande (http://www.youtube.com/watch?v=up62HaC6cFI). Ce dernier, en prise avec la montée dans les sondages du score du candidat du Front de Gauche, s’était enfin décidé à endosser sur la scène du théâtre politique le rôle du pourfendeur d’une finance soudainement accusée de tous les maux.
Or, non, Monsieur Hollande, « la finance » n’est pas sans visage et oui, elle a un nom, ou pour être plus précis, plusieurs. Et nul doute que vous les connaissez très bien. N’êtes-vous pas allé à la City rassurer « les investisseurs » (http://www.dailyactu.com/international/francois-hollande-je-ne-suis-pas-dangereux-11661.html) ? L’un de vos conseillers les plus proches, Emmanuel Macron, présenté par certains comme le jeune loup de la « gauche du futur » n’a-t-il pas fait ses armes et sa fortune à l’occasion de son passage au sein de la banque Rothschild qui, en France, joue un rôle comparable à celui de Goldman Sachs aux Etats-Unis dans sa capacité à placer des hommes à elle au cœur de l’administration (voir sur le sujet le livre de Martine Orange http://www.crashdebug.fr/index.php/loisirss/livres/5467-rothschild-une-banque-au-pouvoir ) ?
Vouloir ainsi isoler et déconnecter « la Finance » et « les marchés » de leur environnement et notamment du monde politique s’avère effectivement très commode. Une telle attitude permet de faire jouer à plein la méthode du bouc émissaire et de passer à côté d’une responsabilité bien plus collective.
C’est également la thèse défendue par Goeffrey GEUENS dans son livre « La finance imaginaire » paru en 2011 (http://www.franceinter.fr/emission-la-bas-si-j-y-suis-archives-2011-2012-la-finance-imaginaire) lequel n’hésite pas à épingler y compris le discours altermondialiste lorsqu’il participe à la doxa qui pose une sphère économique comme affranchie et indépendante d’un pouvoir politique qu’elle aurait supplanté quand tous les efforts de la sphère financière consistent à tisser des liens de toute nature avec les classes dirigeantes des Etats afin de s’assurer de leur collaboration au développement de leurs intérêts. Preuve que le politique reste bien, pour eux, le cas échéant une menace et donc un pouvoir qui leur est supérieur.
Ainsi, parmi les nombreux exemples qu’il cite dans son ouvrage sur le sujet, Geoffrey GEUENS rappelle que ce sont deux secrétaires au Trésor américain démocrates, Robert Rubin et Larry Summers, qui sous Bill Clinton, démantelèrent les garde-fous mis en place au sortir de la crise de 1929. Pour en être remercié par ceux dont ils défendirent si efficacement les intérêts, ils furent en fin de mandat nommés pour l’un vice-président de Citigroup et l’autre directeur du gestionnaire de hege funds D.E. Shaw & Co.
Mais la liste des connivences dressée par l’auteur (preuve à l’appui – voir notamment ses annexes très détaillées), y compris du côté des « socialistes » européens laisse également pantois : Wim kok (ancien premier ministre des Pays-Bas à l’origine de la dérégulation du marché du travail) et que l’on retrouve dans les conseils d’administration d’ING, de Shell et de TNT, Tony Blair devenu consultant de JP Morgan Chase et Zurich Financial, Gerhard Schröder, nouveau conseiller de la famille Rothschild, président de Nord Stream AG et administrateur du groupe pétrolier TNK-BP ou même Michel Rocard qui mit son expérience au service du géant britannique du capital-investissement Terra-Firma… A vous de découvrir les autres.
Dans ces conditions, se demander si la finance adopte un comportement suicidaire revient à escamoter une part conséquente de la question qu’il conviendrait de se poser et ce d’autant que l’histoire lui donne largement raison. Plus personne ne conteste le fait que la finance privatise les bénéfices et socialise les pertes.
Une fois replacée l’industrie financière dans le contexte politique qui lui permet d’exercer librement son influence, la responsabilité des peuples dans leurs choix politiques apparaît de façon plus éclatante. L’état de nos sociétés en pleine révolution réactionnaire devrait nous inciter à nous demander si nous ne sommes pas suicidaire car in fine, et les chiffres du chômage nous le rappellent, les victimes ne sont certainement pas les grands financiers de ce monde.
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