Soumission – Le Pays des Masqués

Le Pays des Aveugles (The Country of the Blind) est une nouvelle de H.G. Wells publiée en 1904, dont la portée allégorique n'est pas sans rappeler le mythe de la caverne de Platon, et dont les implications philosophiques et sociales s'avèrent criantes de modernité à l'heure où la France, enfin, « avance masquée » comme l'implorait le Journal du Dimanche dans sa Une prophétique du 4 avril 2020.
Dans l'épisode de la caverne, Platon nous montre des prisonniers enchaînés dans une caverne, et qui ne voient du vrai monde que les ombres projetées par la lumière du dehors sur le mur de la paroi du fond. Le philosophe est celui qui se délie de ses liens, tourne la tête et sort de la caverne, découvrant le vrai monde.
Dans le Pays des Aveugles, un homme, Nunez, se retrouve par hasard dans une communauté totalement isolée dont tous les membres sont aveugles depuis plusieurs générations en raison d'une maladie qui s'est développée malgré eux. Cette société vit en parfaite entente dans un environnement adapté à son handicap. Nunez, qui se rappelle le proverbe « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois », espère profiter de son avantage pour s'imposer.
Mais le rapport de forces est, en fait, inversé. Dans l'obscurité – les aveugles du récit dorment le jour et vivent la nuit, car il fait moins chaud – il est désavantagé par rapport à eux, habitués qu'ils sont à se mouvoir dans les ténèbres. Moqué, acculé et finalement menacé par une communauté qu'il renonce à « éclairer » et qui, bien au contraire, se montre de plus en plus hostile à son égard, Nunez doit se résigner à s'enfuir de la vallée maudite. Un jour de plus parmi eux et ce sont ses yeux qu'on lui arrachait, le privant à tout jamais de sa liberté de voir, mais lui garantissant en contrepartie une place à vie dans la communauté.
L'idée commune à H.G. Wells et Platon est ici celle du rapport de l'homme au monde sensible (ce qu'on voit ou croit voir n'étant pas nécessairement ce qui est) et de la dialectique descendante découlant de la soumission au principe anhypothétique, c'est-à-dire doté d'un degré de certitude absolu, « un principe universel qui ne suppose plus de condition » (Platon, La République). Toute « certitude » relative peut, à titre temporaire, reposer sur l'arbitraire du principe d'ignorance, mais elle ne peut perdurer sans risquer de se voir concurrencée par d'autres « certitudes » qu'à une seule condition : prouver qu'elle découle d'un principe supérieur, d'une vérité révélée, d'une connaissance décisive disqualifiant les autres. Mais « qu'est-ce que la vérité ? », demandait de façon si troublante Ponce Pilate à Jésus lors de cette entrevue fameuse relatée par les Evangiles.
Pour nos amis masqués qui, depuis le déconfinement, attendaient patiemment leur heure en grommelant sous leurs masques devant tant d'incivilités, peu importe la vérité : le jour de gloire est arrivé. Le port du masque se généralise, à l'extérieur comme à l'intérieur, et le sceau du pouvoir administratif a sanctifié une fois pour toutes la mise au pas des récalcitrants. « Bien fait pour leurs gueules », pourrait-on même les entendre chuchoter tout bas si l'on disposait de l'acuité auditive des aveugles du récit de H.G. Wells. « Comme ça, au moins, ils apprendront à respecter les autres ».
En matière de respect, ou plutôt de soumission, la vérité des « masqués », on le comprendra, n'est pas celle des « éveillés » ni celle des « complotistes ». Le principe premier auquel ils se réfèrent et dont la remise en cause n'est pas (pour l'instant) à l'ordre du jour est celui de l'infaillibilité du discours politico-médiatique. La télévision parle de recrudescence des cas, donc il y a recrudescence des cas. La télévision ne dit pas que le virus tue moins, donc le virus est toujours aussi meurtrier. La télévision parle de deuxième vague à l'automne, donc il va y avoir une deuxième vague à l'automne. Certains préfets (et non pas les médecins, soit dit au passage) imposent le port du masque à l'extérieur, donc le masque est indispensable. Pourquoi à Paris et pas à Amsterdam ? « Veux pas savoir ». Pourquoi à Biarritz et pas à Copenhague ? « Veux pas savoir ». Pourquoi le 6 août et pas le 23 juin ? « Veux pas savoir ». Et jusqu'à quand, au fait ? « Veux pas savoir. »
Le masqué de nos villes et nos campagnes se comporte à cet égard un peu comme l'aveugle du récit de H.G. Wells. La vérité du monde sensible lui échappe et lui passe par dessus la tête (de moins en moins de cas graves, de moins en moins d'hospitalisations, quasiment plus de décès, des courbes en cloche sans rebond dans tous les pays d'Europe) car elle est secondaire à la vérité immanente du mot d'ordre deleuzien : le vivre-ensemble requiert la soumission à quelque chose de plus grand, de plus haut, de plus inaccessible et, de par ce fait, à l'abri de toute critique ou remise en cause émanant de la base ou d'un outsider comme Nunez dans le Pays des Aveugles.
Si Nunez venait de Suède, d'Autriche, du Danemark ou des Pays-Bas (où la population survit sans masque, leur génétique étant étrangement très différente de la nôtre), il s'émerveillerait sans doute, dans un premier temps, de ce défilé de masques dans les rues de Nice ou de Toulouse : « Quel enchantement, mais quelle bizarrerie, aussi, avec la chaleur qu'il fait en ce mois d'août ! Serais-je tombé un jour de carnaval ? »
Il s'émerveillerait, certes, au moins jusqu'à ce que des policiers viennent le rappeler à l'ordre, un carnet de contraventions à la main. Voilà qu'il leur dirait : « Le masque est obligatoire, messieurs ? Il s'agit donc d'une cérémonie ? Ou d'une fête religieuse ? Laissez-moi le temps de m'en fabriquer un, et je reviens de suite. »
Nul ne sait comment nos valeureux policiers prendraient la plaisanterie, ni si notre voyageur nordique comprendrait à temps, avant de se retrouver au poste, qu'on ne rigole pas, au Pays des Masqués, avec l'eschatologie païenne de la Deuxième Vague encore plus haute que la Première. Mais comme dans le récit de H.G. Wells, je lui conseillerais plutôt de s'arracher les yeux ou de repartir illico là d'où il est venu en attendant, d'ici deux semaines, deux mois ou deux ans, que le Pays des Masqués soit redevenu la France.
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