Souvenirs de guerre
Mon récent article sur la loi de février 2005 m’a valu quelques réponses avec des sous-entendus peu sympathiques... Le texte suivant fait partie d’une nouvelle que j’ai écrite, et montre qu’on peut dénoncer le colonialisme et garder l’amitié du peuple français.
Vivre une guerre, c’est faire d’une certaine manière l’expérience de la mort. Et les morts, dans l’Algérie des années 1960, étaient monnaie courante. Aucune famille n’échappa à cette comptabilité macabre. Aussi vivait-on la mort comme une fatalité dans la banalité. Elle m’était supportable, du moins je le croyais, tant que les victimes étaient des anonymes. J’ai découvert son horreur quand j’ai vu un jeune homme, accusé d’être l’auteur d’un attentat, étalé sur le bitume. Une balle tirée à bout portant avait fracassé sa tête. Il avait été exécuté, et exposé sur la place publique pour refroidir les ardeurs de tous ceux qui auraient la mauvaise idée de s’attaquer à nouveau à des soldats. La nuit de ce jour funeste, je me forçai à garder les yeux ouverts pour ne pas ressembler au cadavre du jeune homme. Mon sommeil fut ponctué de cris de frayeur. Ma mère tentait d’apaiser mes angoisses, en me caressant et en me chantant des complaintes.
J’ai été touché directement par la mort le jour où ma grande soeur,
qui avait rejoint le maquis, informa la famille de la mort au combat de mon
frère aîné. Avant que sa bouche ne se fermât sur la terrible nouvelle, j’avais
senti la terre s’ouvrir sous mes pieds. La mort enveloppait de son manteau
hideux le corps de mon frère. Elle fauchait, cette fois, un homme au visage connu
et aimé, s’attaquait à un nom de famille, le mien. L’admiration que je portais
au frère et au combattant, j’allais la vivre dorénavant au passé. Depuis ce
jour-là, les problèmes du temps de paix m’ont toujours paru plus ou moins
futiles, comparés à l’irrémédiable des événements du temps de guerre.
Ce frère-là, je trémoussais d’impatience avant d’aller le voir dans le douar où il revenait se reposer après de longues absences. Ni la distance, ni la chaleur torride de l’été, ni les oueds en crue en hiver, ni les barrages militaires ne désarmaient ma volonté de lui rendre visite. La dernière image que je garde de lui fut le jour où, à peine arrivé des lointaines montagnes, je le vis repartir. Ce jour-là, une grande opération de l’armée française avait été lancée pour nettoyer, comme on dit dans le jargon militaire, les maquis. Mon frère prit soin de me donner quelques conseils pour éviter quelque piège. Il me conseilla notamment de ne jamais parler en français si je venais à être arrêté par une patrouille.
De simples mots, au cours d’une banale discussion, pouvaient être une source d’informations pour les services de renseignements militaires. Sur le moment, je n’avais pas vraiment saisi l’importance de sa recommandation. Et comme de juste, je fus arrêté par une colonne de militaires qui rebroussait chemin à la fin du ratissage de la région. Un Martiniquais, un colosse de parachutiste, tenta de communiquer avec moi. Ces propos étaient dictés par une curiosité sympathique. Je restai de marbre. Je lus sur son visage une légère déception. Il sortit alors de son sac du chocolat et du pain d’épice, en tendant la main.
J’opinai de la tête, sans dire le moindre mot. Je pris les friandises
et les dévorai, tout en fixant mon bienfaiteur qui laissa courir sur ses lèvres
un léger sourire. Mais avant de bénéficier de sa générosité, j’avais été
terrifié, quelques heures auparavant, par d’autres militaires qui, du ciel,
larguaient généreusement des bombes sur des civils qui fuyaient dans le désordre
devant l’avancée des troupes à terre. Mon frère n’avait pas eu le temps de
m’expliquer toutes les facettes des tactiques militaires. J’avais foncé, en
compagnie d’autres enfants et de femmes, droit devant moi, avant de finir par
rencontrer d’autres civils qui fuyaient en sens inverse. Je compris alors que
les troupes françaises avaient encerclé toute la région. Pour la première fois,
je fus confronté sur le terrain à la science de la guerre. Cette confrontation
explique peut-être mon intérêt postérieur pour l’art de la guerre, et mon admiration
pour son maître incontesté, Clausewitz, général prussien et théoricien des
campagnes napoléoniennes.
Paradoxalement,
ce n’est pas au milieu des montagnes, pris dans la nasse des ratissages et sous
les grondements d’avions de guerre, que j’eus la peur de ma vie. Ce fut plus
tard, en pleine ville, sous le regard d’officiers de police, quand un bidasse
imbécile et méchant appuya sur ma tempe un gros calibre de guerre. C’était un
jour où un officier français avait été abattu, événement qui déchaîna la hargne de l’armée et de
la police.
Le soldat zélé m’ordonna d’aller dire adieu à ma famille. Je gardai le silence et ne bougeai point de ma place, dans un camion GMC bondé de compatriotes plus âgés que moi. Devant mon refus, mon tortionnaire poussa son cynisme jusqu’à aller chez moi inviter ma mère à venir me dire adieu. Elle le fixa de son regard de mère, qui dut désarmer le jeune homme à peine sorti des jupons de sa propre mère. A son retour, en dépit ou à cause de son regard torve, je compris qu’il avait échoué dans sa mission de déstabilisation. La conduite sadique de ce troufion ne m’a pas aveuglé au point de me pousser à mettre dans le même sac tous les soldats appelés à faire cette guerre. Je me souviens d’un soldat, je suis Breton insistait-il, (je ne connaissais pas évidemment les nuances historiques de la société française), et en tant que Breton je vous comprends, me dit-il, nous aussi en Bretagne, on nous a arrachés de nos terres, pour nous parquer dans les banlieues des villes industrielles. Il me tenait ces propos pendant qu’il faisait la sentinelle, le long d’une plage entourée de barbelés, où les Européens se baignaient. Aujourd’hui encore, je lui suis reconnaissant de m’avoir sorti des griffes de soldats devenus furieux après une attaque de la guérilla. Les combattants étaient descendus des montagnes pour narguer et l’armée et la police, en plein jour, et dans le centre ville. Ils avaient tiré sur le commissariat, et sur quelques guérites de campements militaires, avant de regagner leurs casemates dans les montagnes.
Cette opération militaire audacieuse avait surtout un but psychologique, car il y eut peu de pertes humaines ou matérielles. Les conséquences de ce défi devaient être effacées, pour rassurer la population européenne. Un couvre-feu fut instauré, une noria d’hélicoptères survolait la ville, les camions militaires sillonnaient les rues et des barrages bloquaient les issues de la ville. Une rafle de grande ampleur débuta. Par milliers, les hommes, jeunes et moins jeunes, furent transportés dans un stade. Pendant vingt quatre heures, j’étais parmi ces hommes affamés et fourbus.
Je dus mon salut à mon Breton, dont la section venait de prendre la relève. Il
vint vers moi et m’emmena vers un de ses collègues chargés de détecter les
suspects. Je fus libéré sur le champ. Ce brave soldat breton, qui campait au
dernier étage de notre école (le manque de casernes dans la ville pour recevoir
des milliers d’hommes avait obligé l’armée à réquisitionner le moindre local
disponible), m’avait pris en sympathie. Je devais lui rappeler un jeune frère,
dans une école, dans sa lointaine contrée. Son malaise, qui le rendait impatient
de retrouver les siens, m’avait ému.
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