Surtout, ne pas voir la réalité sociale
On parle de l’inconscient psychanalytique, nous refoulons certaines réalité mentales pour trouver une forme d’équilibre ou sombrer dans la névrose. Mais il y aurait également un « inconscient social », les réalités du jeu social étant souvent cruelles, nous les renvoyant dans un coin obscur de nos esprits, là où elles ne viennent pas nous déranger.
Lundi dernier j’accompagne mon amie à l’hôpital pour une petite intervention chirurgicale. J’emmène avec moi ce livre dont je vous ai déjà parlé : Chômeurs qu’attendez vous pour disparaître ? Comme elle stresse un peu avant l’intervention, l’interne passe pour la rassurer. Il essaie de faire drôle, lui lance quelques bonnes blagues et lui conseille, en voyant le livre sur la table : "Ne lisez pas ça, ce n’est pas bon pour votre moral !" Je reste interrogatif, c’est très significatif d’une attitude qui règne dans la population. Ne regardons pas la réalité, elle fait trop mal. Préférons-lui une représentation faussée et escamotons le réel. "De toute façon, le chômage baisse, il n’est plus qu’à 8,3 %", alors que même les statisticiens officiels manifestent pour qu’on ne publie pas ces chiffres trafiqués. La réalité c’est que près de 20 % de la population est au chômage total ou partiel et que plus d’un million de Français survivent avec le RMI. Nombreux sont ceux qui renoncent à s’inscrire sur les listes de l’ANPE pour ne plus subir l’absurde du traitement administratif. On nous dit que tout ça c’est la faute à mai 68 qui a cassé la valeur travail.
Mais revenons à mon propos : le déni de la réalité sociale.
C’est un phénomène intéressant ; nous croulons sous les émissions
psychologisantes et Psychologies magazine est la meilleure vente de la
presse hebdomadaire en France. Mais ce qu’on oublie c’est qu’il y a
aussi un inconscient social. Cet inconscient est
constitué de la somme des habitudes du groupe social dans lequel j’ai
baigné dans mon enfance et qui se traduit par des gestes, des
attitudes, des modes de pensée, tellement "incorporées" disent
les sociologues, qu’on finit par les croire innées. Dans le contexte
scolaire par exemple, on va considérer que tel enfant est "doué" sans
prendre en compte le fait que ses parents appartiennent à un milieu
aisé où la culture est valorisée et où de nombreux objets de culture
sont présents. Le premier objet culturel étant par ailleurs le langage.
La réalité sociale, c’est que ces biens culturels (pour ne parler que
d’eux) sont inégalement répartis. Là où ça devient difficile c’est dans
la perception qu’on en a. Bien sûr on ne voit que ça. Quand on est à la
sortie de l’école, chacun regarde l’autre parent et a vite fait de le
classer dans telle ou telle catégorie. Mais bon, c’est comme le
sentiment intérieur de rejet qu’on peut parfois ressentir à l’égard de
l’autre, l’étranger, celui qui n’est pas comme moi. Je le ressens mais
je ne reconnais pas que je le ressens, parce que ce n’est pas bien de
ressentir ça, il ne faut pas être raciste. Là, c’est un peu le même
mouvement, je vois bien que ce parent doit habiter deux rues plus
loin, vous savez, là où il y a ces HLM. Il y a plein de signes qui
m’informent : ses vêtements, ses attitudes, son langage, etc. Je ne peux pas reconnaître que j’effectue ce jugement, ce n’est pas bien,
nous sommes en république, nous sommes tous égaux, alors je le refoule
quelque part dans un coin. Dans cette répartition inégale des biens
matériels, culturels qui définit très fortement l’accès aux places sociales
se jouent de forts effets de domination. C’est ce que j’essaie de
montrer un peu crûment dans l’effet 4x4 qui illustre bien ce propos à
mon sens.
Mais cette réalité est douloureuse à supporter, autant pour le dominé
que pour le dominant ; il est donc préférable de ne pas la voir comme
telle (d’où les vitres teintées sans doute). Comment fait-on pour
l’habiller de telle sorte qu’elle devienne plus supportable ?
Une des premières mécaniques qui opère cet habillage est la rationalisation :
on trouve une explication apparemment rationnelle à cet état de chose.
"Il y a toujours eu des riches et des pauvres, on n’y peut rien, c’est
comme ça." En Asie, on va même jusqu’à penser : "Il a fait de mauvaises
actions dans ses vies antérieures, c’est pour cela qu’il est mendiant
aujourd’hui, c’est son karma." C’est très confortable pour "l’économie
psychique" du social. On peut aussi construire des explications du
genre : "Il est pauvre parce qu’il est assisté. Si on ne lui donnait pas
de quoi manger et se loger il irait travailler sur les chantiers du
bâtiment et au bout de quelques années il pourrait monter sa propre
entreprise et devenir riche à son tour." Il y a aussi : "S’il avait travaillé à l’école il n’en serait pas là
aujourd’hui." Cette version est intéressante, parce qu’on a pu
l’entendre dans son enfance et on se rend compte que la personne
concernée va souvent l’intérioriser elle même. Ce qui donnera
éventuellement : "Si seulement j’avais travaillé à l’école, je serai
devenu autre chose." Là un autre type d’explication apparaît : celle de la faute
morale, intéressante pour celui qui juge, comme pour celui qui
est jugé. Celui qui juge se sent dédouané, il est du bon côté, du côté
du bien, de celui qui a été un bon élève, donc qui a mérité sa place.
"Moi j’ai travaillé pour y arriver" est un argument qu’on entend
souvent. Mais elle est intéressante aussi pour celui qui est jugé, "au
sens psychique", parce qu’en se sentant coupable il reste une
possibilité quelque part : celle de réparer, de s’amender. "Si je
reprenais des études, je pourrai réparer ma faute." La dynamique de
cette logique du jugement moral, c’est qu’elle verrouille les rapports
de domination. Elle a en fait deux sous-produits : la soumission et la
rébellion.
Bien sûr vous pouvez me rétorquer que c’est binaire de raisonner avec
des catégories aussi simples : dominants/dominés, soumission/rébellion,
et que la réalité est plus complexe. Vous avez raison, mais commençons
avec des catégories simples et voyons si elles nous aident à
appréhender la réalité sociale qui nous entoure. Parce qu’une des
difficultés c’est que nous avons intégré ces catégories simplistes et
elles participent justement à la construction sociale que nous opérons
sans toujours nous rendre compte que nous la faisons. Bien sûr qu’il
n’y a pas que les bons et les méchants, n’empêche, on mène encore les
guerres avec cet imaginaire-là.
Revenons sur cette idée d’un inconscient social. Il y a une réalité
dans laquelle je suis prise et que je refoule pour ne pas la voir.
Heureusement que nous parvenons à faire cela. C’est un peu comme lorsque
les factures s’accumulent et que je me dis "tout va bien" le temps d’un
week-end ou plus. Si nous ne parvenions pas à faire ça, la vie serait
insupportable. Le problème apparaît quand nous faisons du refoulement une
pratique systématique. La réalité finit par se rappeler à nous, le
banquier nous appelle, etc. Il y a un "retour du refoulé" social.
Le slogan de la valeur travail qu’on essaie de nous fourguer en ce
moment participe de cet inconscient social. Quand on nous assène cet
argument, on reste un peu hébété ; ben oui évidemment, on peut pas être
contre, ça va de soi. Ben peut-être que justement ça va pas de soi.
Peut-être que ce qu’on nous présente comme une solution, c’est justement ce qui
fait problème. Oui, vous avez bien entendu, ce qui fait problème, c’est
la valeur travail justement. D’abord parce qu’une réalité massive de
nos sociétés postindustrielles c’est que le travail n’est plus
accessible pour tous en tout cas sous sa forme d’emploi salarié stable
tel qu’on se le représente. Le chômage de masse est une réalité que les
économistes considèrent comme "structurelle", autrement dit "ça fait
partie du système". Après, on maquille ça comme on veut, les Anglais
nous disent qu’ils ont résorbé le chômage à 4 %, mais ils ont fait
rentrer à peu près le même pourcentage de la population active dans la
case handicapée. C’est fort, non ? De plus, ils sont les inventeurs d’un
nouveau concept, celui de working poor, le "travailleur pauvre".
Autrement dit, de plus en plus de gens travaillent dans la société
anglo-saxonne, mais ne sortent pas de la pauvreté. Même chose chez nous.
(Entre être pauvre et faire un travail pénible,
et être pauvre et aller à la pêche, vous choisissez quoi ? - Si vous
faites partie de ceux qui vont à la pêche pendant que leur argent
produit de l’argent, essayez quand même de répondre).
Bon, faisons un postulat : ce n’est pas l’absence de la valeur travail
qui fait problème mais bien l’absence de travail tout court. Et comme
on a vu que lorsqu’il y a du travail il est de plus en plus pénible
pour ceux qu’on va appeler, disons, les "déclassés" et qu’il est aussi
très pénible pour les ingénieurs de chez Renault, posons également que
le travail peut lui même être un problème selon la façon dont on l’envisage.
Posons enfin qu’une réalité indéniable est que le pays ne s’appauvrit
pas mais qu’il s’enrichit. On est obligé d’ajouter un autre postulat :
ce n’est pas l’absence de valeur travail qui pose problème mais l’excès de valeur profit.
Ben oui ! c’est au nom de la valeur profit qu’on licencie, qu’on
maintient dans la précarité et qu’on pressurise un nombre croissant de
personnes dans les entreprises...
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