Thomas Piketty en face des divins capitalistes dont il s’agit de s’attirer les bonnes grâces...
Outre qu'il se refuse à voir la cicatrice installée en permanence par la lutte des classes dans le corps et dans l'intelligence des exploités de ce monde, Thomas Piketty s'organise pour les dissuader, autant que cela lui est possible, de tenter le moins du monde de repartir à la bataille. S'il faut l'en croire, l'affaire est réglée : ils n'auraient absolument rien à y gagner. Puisque, selon lui, il s'agit seulement d'un problème de partage, il est bien clair qu'il faut, pour recevoir sa part, l'obtenir au mérite ou bien encore à la génuflexion devant les puissants de ce monde...
D'un côté, il est assez clair que, pour ceux qui savent la lire, la cicatrice recouvre quelque chose de terrible, qui est tout simplement, comme Thomas Piketty l'a écrit précédemment, "l'extrême violence". Mais cette même cicatrice, en ce qu'elle peut servir à taire la profondeur de la blessure reçue, finira par pouvoir être traduite, pour les intéressés à la perpétuation de l'exploitation d'autrui, dans le doux langage d'une inégalité qui nous vaut ici un nouveau poème :
« Elle heurte de plein fouet les conceptions les plus communes de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas, et il n'est guère étonnant que cela débouche parfois sur la violence physique. » (Idem, page 74.)
La violence physique ?... Mais oui, bien sûr, des insurgés... Elle serait donc juste et donc justifiée, celle-ci... Voilà qui est sympa. Et comme elle est juste et justifiée, il est parfaitement normal que le pouvoir de l'État bourgeois fasse tirer dessus, sans que jamais aucun responsable de cet État ne puisse être inquiété...
C'est triste, mais la dictature de la bourgeoisie ne fait ici que son boulot, n'est-ce pas ? On peut s'en affliger... Et Thomas Piketty autant que quiconque :
« Pour tous ceux qui ne possèdent que leur travail, et qui souvent vivent dans des conditions modestes, voire très modestes dans le cas des paysans du XVIIIe siècle comme dans celui des mineurs de Marikana, il est difficile d'accepter que les détenteurs du capital - qui le sont parfois de façon héréditaire, au moins en partie - puissent sans travailler s'approprier une part significative des richesses produites. » (Idem, page 74.)
Est-ce vraiment le problème ? S'agit-il d'une question de dimension des parts ? N'y a-t-il pas d'abord et avant tout ce fait incontestable que le nécessaire des uns fait le surplus des autres ? C'est-à-dire que ce qui manque à l'un pour se maintenir en vie conditionne très directement non seulement le taux de profit de celui qui lui fait face, mais aussi l'ensemble du gâteau qu'il sera en mesure de redistribuer à sa convenance d'investisseur, ici ou là un peu partout dans le monde, ôtant ainsi à la fois le pain et le travail à qui il voudra, au titre des diverses lois d'homéostasie dont la finance internationale est l'ultime garante...
Capital-travail, certes. Mais, rien qu'une affaire d'inégalité... Répartition, partage... Pour Thomas Piketty, une chose ne fait aucun doute - et ceci vaut à l'échelle mondiale et sans doute depuis très longtemps (depuis les débuts de la révolution industrielle ?) : il y a un gâteau... qu'on se répartit plus ou moins justement.
Par conséquent, sitôt qu'une certaine menace pèse sur la présence de ce gâteau dans la vitrine, on sent que notre jeune professeur d'économie commence à ronger son frein. Dans l'âme, il est un vrai "partageux". Il considère qu'en aucun cas, les "inégalités" ne doivent nous rendre nous-mêmes injustes et fort peu prévoyants. Il nous le déclare tout net... Le sort de celles et de ceux qui n'ont que leur travail pour survivre plus ou moins aux limites de l'impossible n'est pas spécialement enviable :
« Et, en même temps, chacun peut comprendre que si la totalité de la production était consacrée aux salaires et si rien n'allait aux profits, alors il serait sans doute difficile d'attirer des capitaux permettant de financer de nouveaux investissements, tout du moins dans le mode d'organisation économique actuel (on peut bien sûr en imaginer d'autres). » (Idem, page 74.)
Eh oui, messieurs et mesdames, vous voici coincé(e)s !... Ou on vous donne tout, ou on ne vous donne quasiment rien. Car, sitôt que vous réclamez une part un peu plus grosse, on vous apprend que ce n'est pas une question de dimension de la part... Que vous en êtes à vous engager sur une très mauvaise voie au bout de laquelle il n'y a plus que la question de savoir qui commande aux fusils de la propriété privée des moyens de production. Y en a qui sont pas d'accord ?... L'exploitation vous a quotidiennement dépouillé(e)s de la part de surproduit qui aurait pu vous servir à développer vous-mêmes votre système de production. Et voilà que vous n'avez même pas la politesse minimale de vous soumettre aux conditions que vous imposent ceux qui vous ont si gentiment (oh, le joli contrat de travail !) mis sur la paille. Conditions qui, seules, leur permettront de s'enrichir plus encore, et de se doter des moyens de disqualifier le travail - et donc les moyens de survie - d'un nombre important de vos petits camarades !...
Et maintenant, Thomas Piketty est très en colère :
« Sans compter qu'il n'est pas forcément justifié de supprimer toute rémunération pour ceux qui choisissent d'épargner plus que d'autres - à supposer bien entendu qu'il s'agisse là d'une source importante de l'inégalité des fortunes, question que nous examinerons également. » (Idem, pages 74-75.)
Épargner ?... Épargner surtout aux travailleurs et travailleuses de base le souci que pourrait leur occasionner la disposition d'un salaire qui dépasserait rien que de quelques centimes ce qui leur est tout simplement nécessaire pour retrouver les forces physiques, psychiques et intellectuelles dont il faut disposer pour retourner gaiement se faire voler, de minute en minute, sa vie et sa santé par les heureux épargnants de Londres ou d'ailleurs.
Des beaux discours comme celui de Thomas Piketty, les pauvres mineurs de Marikana ont dû en entendre quelques-uns, et puis ensuite ils ont entendu siffler des balles, avant de devoir commencer à ramasser des cadavres.
N'empêche que l'économie (l'épargne !) est belle pour la direction générale : 75 euros au lieu de 500 ! Le lendemain, de Grande-Bretagne jusqu'en Afrique du Sud et ailleurs très certainement, il y aura eu du gâteau de platine pour tout le monde. De quoi rassurer Thomas Piketty ?
Michel J. Cuny
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