Thomas Piketty ou le carrefour des sciences de l’à-peu-près
Arrivés ici, nous pressentons que la première loi fondamentale du capitalisme va surtout donner un coup de fouet magistral au boutiquier conquérant qui sommeille en tout petit-bourgeois. Partant de constatations dont nous ne connaissons pas encore le secret, Thomas Piketty nous révèle en effet que :
« Concrètement, le revenu national d'environ 30.000 euros par habitant actuellement en vigueur dans les pays riches se décompose approximativement en 21.000 euros de revenu du travail (70 %) et 9.000 euros de revenu du capital (30 %). (Idem, pages 94-95.)
Travail et capital délicieusement réunis partout... Puisque, dans la moyenne de la cuvette, chacun(e) d'entre nous y est un peu, même si, par ailleurs, les bouts de ficelle qui lui sont attribuables très personnellement peuvent se réduire à trois fois rien, peut-être même en une sorte d'antimatière, si jamais son patrimoine est négatif ou négatif le rendement qui en émerge... Mais la cuvette n'en reste pas moins rassembleuse : bravo, Thomas ! La cohésion sociale en sort manifestement renforcée... Par voie de conséquence le capitalisme, grâce à sa première loi fondamentale, c'est le règne de la fraternité... de cuvette :
« Chaque habitant possède un patrimoine moyen de 180.000 euros, et le revenu du capital de 9.000 euros par habitant et par an qu'il reçoit correspond donc à un rendement moyen de 5 % par an. » (Idem, page 95.)
Répétons que c'est bien à la première loi fondamentale du capitalisme que nous devons cette marmelade à 5% par an. Qui, elle-même, est le résultat du blocage de la molette, de sorte que :
« Là encore, il ne s'agit que de moyennes : certaines personnes touchent des revenus du capital très supérieurs à 9.000 euros par an, alors que d'autres n'en touchent aucun, et se contentent de verser des loyers à leur propriétaire ou des intérêts à leurs créanciers. Il existe en outre des variations non négligeables entre pays. » (Idem, page 95.)
Mais de ces différences et de ces variations, on s'en fout...
La preuve en est que, bien serré(e)s dans la cuvette, impavides, celles et ceux qui, le temps d'énoncer la première loi fondamentale du capitalisme, se sont hissé(e)s jusqu'à la moyenne, peuvent maintenant se "contenter"...
C'est déjà beaucoup.
Au surplus, avec la même cuvette ramasse-tout : α = r x β (qui n'est ni plus ni moins que la première loi fondamentale du capitalisme), il est possible, selon les propres termes de son inventeur Thomas Piketty de "cadrer utilement les débats"...
Le cadre est néanmoins un peu flasque,
« […] car il existe des catégories de revenus - en par-ticulier les revenus d'activité non salariée, ou le revenu "entrepreneurial" - qu'il est souvent difficile de décomposer précisément entre travail et capital ». (Idem, page 95.)
Qu'à cela ne tienne :
« Dans ces conditions, la méthode la moins imparfaite permettant de mesurer la part du capital peut être d'appliquer un taux de rendement moyen plausible au rapport capital / revenu. » (Idem, page 95.)
"Méthode imparfaite, taux plausible..."
Et ce n'est pas fini, la navigation au fil de l'eau...
« À ce stade, les ordres de grandeur donnés plus haut (β = 600 %, α = 30 %, r = 5 %) peuvent être considérés comme des points de repère utiles. » (Idem, page 95.)
Rien qu'un repère utile, notre 5 % venu d'on ne sait où et qui se trouve répété ici pour la troisième fois en moins de deux pages...
Nous glissons de mal en pis, et pour aller où ?
La première loi fondamentale du capitalisme ne serait-elle que romanesque ?
Thomas Piketty est décidément tout ce qu'il y a de plus fleur bleue... Ce qui est un avantage dans la rude science qui est la sienne, et pour le rayonnement de laquelle nous découvrons qu'il a adopté les méthodes de la chasse aux papillons...
Ainsi du redoutable problème de la "fixation des idées". Voyons cela immédiatement :
« Pour fixer les idées, on peut aussi noter que le taux de rendement moyen de la terre dans les sociétés rurales est typiquement de l'ordre de 4 %-5 %. » (Idem, page 95.)
C'est tellement typique, que nous ne connaissons encore vraiment que le taux de 5 % qui, ici, se met soudainement à flotter un peu : suspense insoutenable.
Comment revenir au port ?
Rien de plus facile, selon Thomas Piketty, qui n'y va pas de main morte quand il s'agit de la (sienne) première loi fondamentale du capitalisme :
« Dans les romans de Jane Austen et de Balzac, le fait que la rente annuelle apportée par un capital terrien - ou d'ailleurs par des titres de dette publique - soit égale à environ 5 % de la valeur de ce capital, ou bien encore que la valeur d'un capital corresponde à environ vingt années de rente annuelle, est une évidence, à tel point qu'ils omettent souvent de le préciser explicitement. » (Idem, page 95.)
Comme on le voit, la première loi fondamentale du capitalisme a bon caractère : elle se laisse mettre à l'épreuve par n'importe quoi...
D'ailleurs, Thomas Piketty tient chacune et chacun d'entre nous pour un(e) scientifique de haut vol, et nous gagne ainsi facilement à sa cause :
« Chaque lecteur sait bien qu'il faut un capital de l'ordre de 1 million de francs pour produire une rente annuelle de 50.000 francs. » (Idem, page 96.)
Soit dit en passant, cela est censé démontrer qu'en notre qualité de Jourdain(s) de l'économie, nous faisons de la pre-mière loi fondamentale du capitalisme sans le savoir. D'ailleurs, il pousse plus loin le bouchon, et en vient à affirmer que déjà, à leur époque, d'autres lecteurs ont calculé de même :
« Pour les romanciers du XIXe siècle comme pour leurs lecteurs, l'équivalence entre patrimoine et rente annuelle va de soi, et l'on passe en permanence d'une échelle de mesure à l'autre, sans autre forme de procès, comme si l'on utilisait des registres de synonymes parfaits, ou deux langues parallèles connues de tous. » (Idem, page 96.)
Donc la loi est vérifiée... aux environs immédiats de 5 %...
« On retrouve ce même type de rendement - environ 4 %- 5 % - pour l'immobilier en ce début de XXIe siècle - parfois un peu moins, en particulier quand les prix ont beaucoup monté, sans que les loyers les aient totalement suivis. » (Idem, page 96.)
De sorte que, l'un dans l'autre, nous restons dans le "type".
La terre, l'immobilier répondent parfaitement à l'inénarrable "tautologie" : α = r x β, et selon un 5 % tout à fait typique. Voilà pour les placements plutôt pépères.
Ensuite, nous passons à une rubrique nettement plus "sport" :
« Pour ce qui concerne le capital investi dans des sociétés - plus risqué par nature - le rendement moyen est souvent plus élevé. » (Idem, page 97.)
Car il est bien vrai qu'à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, et que, dès qu'il y a du péril, il y a du pognon qui peut valser. Les lois économiques sont décidément bien faites... Surtout quand on se permet de n'y vouloir rien comprendre... Bon, mais c'est comme ça, avec Thomas Piketty : un vrai poète qui ne se permet que des trucs permis à des poètes... Mais avant tout, notre guide est un poète des grands espaces, grâce à sa clé à molette vraiment multi-univers que revoici au coin du bois dont il se chauffe :
« La formule α = r x β permet d'analyser l'importance du capital au niveau d'un pays dans son ensemble, ou même de la planète tout entière. » (Idem, page 97.)
À l'échelle humaine, c'est déjà un peu l'infiniment grand.
Pas dans les nanotechnologies ? Si.
« Mais elle peut aussi être utilisée pour étudier les comptes d'une entreprise particulière. » (Idem, page 97.)
On aurait vraiment tort de s'en priver.
Et vlan, envoyez le biniou de Piketty !
Michel J. Cuny
4 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON