Tout est-il bon dans le cochon ?
Le Nouvel Observateur a fait l’objet d’une condamnation en référé, pour atteinte à la vie privée de Dominique Strauss-Kahn, à la suite de la publication du numéro consacré à « Belle et Bête », le livre de Marcela Iacub. Que ce soit le dossier lui-même ou la formulation de la Une plus qu’ambigüe qui l’accompagnait, ce numéro ne pouvait que susciter la réprobation générale du public comme de la profession, et le Nouvel Observateur ne pouvait qu’être condamné.
Cette affaire regrettable entachera durablement l’image et la réputation du Nouvel Observateur, et pourtant, de manière incompréhensible, il semble que la leçon ne soit pas tirée de ces évènements ni que les questions fondamentales sur l’avenir du journalisme ne soient pas posées.
Pour le Nouvel Observateur, tout est bon dans le cochon
« Tout est bon dans le cochon », c’est, en substance, la ligne de protestation contre cette condamnation du Nouvel Observateur, que propose Laurent Joffrin, dans le numéro contraint à publier cette condamnation en première de couverture. Le Nouvel Observateur ne ferait pas appel de la condamnation pour « apaiser la polémique » alors qu’il disposerait de « forts arguments juridiques ». Qui peut le croire ? La réalité est bien plus prosaïque et gênante : La faute du Nouvel Observateur est caractérisée sur le plan juridique mais elle relève aussi sans aucun doute, du domaine de l’éthique journalistique, et des valeurs de la République.
Qui se souvient de cette phrase magnifique et prophétique de l’allocution prononcée par François Mitterand lors des obsèques de Pierre Bérégovoy, il y a juste 20 ans :
« Toutes les explications du monde ne justifieront pas que l'on ait pu livrer aux chiens l'honneur d'un homme et finalement sa vie au prix d'un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d'entre nous. »
A moins qu’on ne considère que Dominique Strauss-Kahn n’ait plus aucun honneur, et qu’au titre de « roi des cochons », on puisse le livrer « aux chiens », cette phrase devrait être inscrite au fer rouge dans l’esprit de chaque jouurnaliste ; les pires crimes ont commencé par le déni de la dignité humaine, et François Mitterand avait pointé avec lucidité et gravité, le danger immense qu’il représente pour la République et pour la liberté et la dignité de chacun de ses citoyens. Vingt ans après, à l’heure du numérique, la menace est encore plus grande, et il est du devoir et de la responsabilité de la Presse et des journalistes de protéger ces valeurs et ces « lois fondamentales de la République ». C’est l’honneur de la Presse, et « l’Obs » n’a pas été condamné injustement ou avec excès, comme le soutient Laurent Joffrin, par des arguments spécieux : arguties d’avocats, inimitié historique entre le Nouvel Obs et DSK, ou pire, légitimité pour les journalistes du Nouvel Observateur de s’intéresser aux pratiques sexuelles d’un homme politique au prétexte que tout a déjà été commenté par l’ensemble de la presse mondiale dans les détails les plus intimes et graveleux.
On comprend l’ire de Jean Daniel et de la Société des Rédacteurs qui sont les victimes collatérales des manquements de la direction de la rédaction, à la charte que tout journaliste du Nouvel Observateur doit signer et s’engager à respecter.
Elle témoigne surtout d’une dérive dangereuse d’une certaine presse « d’information générale » sur la pente glissante et nauséabonde du sensationnalisme et de la manipulation intéressée. Certes, il s’agit d’un travers ancien et funeste de la presse française depuis Emile de Girardin, mais il s’est accentué dans la modernité et a franchi les limites de l’acceptable en un temps de crise où la manipulation de la part des élites et le spectacle de leurs dissensions mesquines et cruelles n’est plus supportable. Ces fameuses élites médiatiques ont transgressé les règles non écrites non pas de la morale ou de la décence, comme elles se plaisent à le faire accroire, mais du système de valeurs de la République qui cimente la nation. C’est le sens profond et majeur de la réprobation populaire qu’a suscité cette affaire qui semblait pourtant seulement relever du règlement de compte habituel dans le microcosme parisien mêlant politiques, journalistes et auteur littéraires. Ceci est sans aucun doute l’indicateur sérieux d’une exaspération grandissante vis-à-vis de l’attitude des élites et des medias, de la part de citoyens qui les rappellent à l’ordre : les valeurs fondamentales de la République et de la dignité humaine ne sont pas négociables !
A l’heure où la presse écrite traverse une crise à laquelle il n’est pas sûr qu’elle survive, il s’agit de poser clairement la question de la contribution de certaines politiques éditoriales à ce divorce entre la presse et les lecteurs. La révision des politiques éditoriales est nécessaire pour arrêter l’hémorragie du lectorat, quitte à ce que les promoteurs de cette folle course en avant au scoop et au scandale soient remerciés.
Cochon qui s’en dédit
Dès lors, on comprend mal la stratégie de dénie développée par le Nouvel Observateur, en lieu et place d’une reconnaissance pleine et entière d’une faute grave, dont l’acceptation aurait été tout à son honneur ; au lieu de ce sursaut salutaire qui aurait permis de renouer avec la confiance, on assiste à un exercice de justification qui dit assez qu’il ne s’agissait pas d’une erreur de parcours, ni d’une faute de goût, mais du sentiment de détenir un pouvoir absolu : celui d’être les seuls détenteurs du savoir, de faire l’opinion, de transgresser toutes les lois et valeurs, y compris les plus essentielles. Cette liberté revendiquée est si absolue qu’elle se teinte paradoxalement d’un totalitarisme vaguement inquiétant.
On demeure perplexe et profondément inquiet face à un dossier de défense dont la forme et le fond sont truffés de références littéraires, historiques et pseudo philosophiques qui fleurent bon l’exercice de sauvetage laborieux : Belle et Bête est comparé aux Fleurs du mal et à Madame Bovary, Marcela Iacub côtoie Baudelaire, Jules Verne, Anatole France et Georges Simenon ; l’affaire prend des accents de combat épiques entre la liberté de création et le droit à la protection de la vie privée…
Manifestement, le Nouvel Observateur campe sur ses positions, et revendique sa politique éditoriale.
La fable du bouc et du cochon
Laurent Joffrin s’attache à camper le Nouvel Observateur en victime expiatoire de l’ignorance des foules, de l’inconstance des juges et la cruauté de ses confrères ! Face au cochon, le Nouvel Observateur revendique sa qualité de bouc émissaire ! C’est une fable mais, hélas, elle n’est pas de La Fontaine et l’on en tire une leçon singulière : le bouc, figure de l’innocence et de la vertu, serait victime du cochon figure de la perversité.
Les mails envoyés par Marcela Iacub à Dominique Strauss-Kahn et qu’il a produit à l’audience laissent pourtant soupçonner sans ambiguïté, une manipulation, un véritable complot contre DSK :
« Cher Dominique. Après tant de mensonges et d’esclandres, je me sens obligée maintenant de te dire la vérité. Je sais que tout cela n’est pas très beau à entendre, mais ma conscience me tourmente depuis presque un an. Je me suis laissé entraîner d’une manière un peu légère dans un projet te concernant, auquel je n’aurais pas dû participer. Les gens avec lesquels j’ai travaillé m’ont un peu dégoûté après coup parce qu’ils se sont servis de moi comme d’un instrument pour te nuire… »
Sophie Des Déserts, dans son article « Marcela ou les infortunes de la liberté (manipulatrice ou manipulée) » s’emploie à nier la réalité du complot, avec un incomparable aplomb, et la virtuosité que confère l’habitude de cet exercice périlleux de déminage. Les contenus des mails sont pourtant suffisamment explicites et clairs sur la réalité d’une entreprise de destruction, et la tentative de transformation de la Marcela manipulée en Marcela manipulatrice, pour aussi brillante qu’elle soit, ne risque pas de convaincre son monde. Elle ne repose que sur une interprétation psychologisante personnelle et un questionnement sur la plausibilité du complot : le moins que l’on puisse dire, c’est que la démonstration est un peu courte. Elle n’hésite pas d’ailleurs, à dresser un portrait à charge de Iacub, réduite à « une midinette humiliée ».
Quant à Jacques Drillon, dans le même dossier, il commet un article « Le monde à l’envers » en s’évertuant à crédibiliser et à condamner un hypothétique retournement de situation au profit de DSK et au détriment du malheureux Nouvel Observateur, qui de coupable reconnu par la justice devient une victime du cochon.
Cette affaire devrait laisser des traces au Nouvel Observateur et dans l’ensemble de la presse, invitée à réfléchir à ses missions et son éthique professionnelle, mais surtout, elle incite d’ors et déjà les citoyens à demander des comptes à ses medias ; ils y sont d’autant plus fondés, qu’ils la subventionnent largement, en particulier, les plus grands titres.
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