Toute manifestation organisée par le pouvoir doit être boycottée
Dans une société libre et éclairée, le concept même d'une manifestation de rue organisée par le pouvoir a de quoi paraître absurde. À raison, car, dans les démocraties, l'usage et la logique font que l'on manifeste en général pour réclamer quelque chose, ce qui est antinomique avec l'exercice du pouvoir qui est précisément censé accéder (ou non) aux requêtes des manifestants. S'agit-il, alors, d'une incongruité du pouvoir macronien ? D'une confusion des genres ? La majorité se prendrait-elle pour l'opposition ? Il est tentant de l'imaginer et de s'en gausser. Il y depuis 2017 une tendance regrettable à considérer la Macronie comme un mouvement d'amateurs un peu gauches, ne sachant pas vraiment ce qu'ils font et accumulant les gaffes, au grand régal des journaux d'opposition plus ou moins contrôlés. Il s'agit en vérité du mouvement politique qui a le plus recours aux agences de communication et autres cabinets de conseil en stratégie, grassement rémunérés. S'il est bien des maux dont la Macronie est affligée, nous pensons que la bêtise n'en fait – pour notre malheur – guère partie. La propension aux grand-messes laïques diligentées par le pouvoir n'est en outre pas une invention du pouvoir macronien : il s'agit d'un instrument politique utilisé par les élites françaises depuis la Révolution. Par souci de clarté, nous appellerons ces mobilisations des "manifestations de régime", puisque la rue répond à un appel lancé par le pouvoir.
Quand le pouvoir convoque la rue : sociologie de la "manifestation de régime"
Pour comprendre les ressorts de telles manifestations et réaliser en quoi il s'agit d'un outil de contrôle social autant que d'un moyen d'auto-légitimation du pouvoir, il est en premier lieu nécessaire de poser une définition sinon sociologique de la manifestation de rue telle qu'elle est pratiquée en Occident. Elle a été définie par un universitaire français spécialiste des mouvements sociaux comme l' "occupation momentanée par plusieurs personnes d'un lieu ouvert public ou privé et qui comporte directement ou indirectement l'expression d'opinions politiques". Il s'agit le plus souvent d'opinions politiques en contradiction avec celles au pouvoir, ce qui est logique : dans sa forme pacifique, la manifestation est une forme de supplique plus ou moins insistante ; manifeste celui qui n'a d'autre moyens de peser sur les décisions politiques ; quant à celui qui est au pouvoir, il n'a nul besoin de manifester : il agit. Dès lors que les dominants se mettent à manifester comme s'ils étaient des dominés, il s'agit soit d'une reconnaissance de leur impuissance – et il est rare qu'un politique s'y abaisse –, soit d'une subversion volontaire de l'esprit par essence contestataire de la manifestation.
Parce qu'elle est précisément le propre des dominés généralement mécontents, la manifestation est aussi la mise en scène volontairement inachevée d'une situation révolutionnaire : on marche vers les lieux de pouvoir, sans pour autant les investir. La foule, galvanisée, occupe un espace public avec des signes visuels et auditifs de ralliement (banderoles, drapeaux, chants, slogans, bruits d'objets divers). Les manifestations de régime sont évidemment dénuées de ces attributs contestataires : c'est la solennité qui règne. Des signes de ralliement peuvent néanmoins y figurer : uniformes ou couleurs du parti au pouvoir dans les dictatures, signes "civiques" (du genre "Je suis Charlie") dans les démocraties. Il peut quelquefois arriver que l'on marche aussi vers les lieux de pouvoir, non plus pour leur marquer sa défiance, mais sa déférence, son attachement, comme ce fut le cas lors de la marche du 11 janvier 2015 dont le cortège a parcouru des lieux aussi symboliquement chargés que la Place de la République ou celle de la Bastille. Plusieurs sociologues avaient alors parlé d'un "État convoquant la rue" ; c'est ce même constat qui nous amène à voir dans de telles grand-messes une subversion de l'esprit manifestant par le pouvoir.
Moyen-âge, Révolution, régimes communistes : les manifestations de régime à travers l'histoire
Notons que le phénomène n'est pas nouveau. Ces grand-messes laïques s'inscrivent dans l'héritage occidental des processions sacrées médiévales, où il était bien vu – pour ne pas dire vivement recommandé – pour tout bon bourgeois de faire acte de présence. Ces processions pouvaient être ordinaires (en l'honneur du saint patron de la ville, pour Noël, Pâques, etc.) ou bien extraordinaires. C'est ce dernier cas qui retiendra notre attention. Les processions extraordinaires pouvaient être festives (célébration d'une victoire, venue du souverain dans la cité) ou bien expiatoires (dans le cas d'une épidémie, d'une excommunication, de soupçons de possessions démoniaques, de catastrophe naturelle etc.). Il s'agissait donc de conjurer ce que les autorités religieuses et politiques avaient défini comme le mal ou la punition divine. Si la présence était socialement recommandée dans les processions festives, elle revêtait souvent un caractère obligatoire lors des processions pénitentielles (ce qui a ironiquement contribué à propager les pandémies, notamment lors de la Grande Peste, au XIVème siècle).
La Révolution n'a pas signé la disparition de ces grand-messes, elle en a au contraire compris toute l'utilité et les a reprises à son compte en les laïcisant. La première d'entre elles est la Fête de la Fédération, tenue le 14 juillet 1790, soit avant même la première proclamation de la République (1792). D'autres ont suivi au fur et à mesure que la Révolution se radicalisait et tentait de substituer au culte catholique une nouvelle religion républicaine. Dès novembre 1793 furent ainsi instaurées les Fêtes de la Raison, remplacées au printemps 1794 par les Fêtes de l'Être Suprême. Bien que l'obligation de participation ne figurât pas dans les textes de lois votés par le Convention, il va de soi qu'au plus fort de la Terreur, ne pas prendre part à ces mascarades, et a fortiori les boycotter ouvertement, pouvait causer de sérieux ennuis.
Au cours de l'histoire récente, ce sont sans conteste les pays communistes qui ont porté au pinacle cette pratique de la manifestation organisée par le pouvoir. Qu'il s'agisse de l'URSS et de ses satellites de l'Est, de la Chine maoïste ou de la Corée du Nord, les régimes dits socialistes ont mis un point d'honneur à représenter un peuple en liesse, aussi joyeux qu'unanime. Voici ce qu'avait raconté la grand-mère russe, à présent décédée, d'un des membres de notre collectif : "Quand un politique du Comité Central arrivait depuis Moscou, ou pour les défilés habituels du 7 novembre et du 1er mai, on commençait les préparatifs des jours à l'avance. Des agitateurs allaient de porte en porte pour recenser les gens et pour leur demander d'être présents. Si la venue du politique tombait un jour d'école, les cours étaient annulés et les maîtresses nous emmenaient bien apprêtés pour acclamer le type et pour lui offrir des fleurs – il y avait tellement de bouquets que les organisateurs ne savaient plus où les mettre. Parfois une petite fille montait sur l'estrade pour chanter une chanson ou réciter un poème à la gloire de Lénine et du Parti : j'ai été désignée une fois, un mois à l'avance. Tout était joué d'avance, mais il fallait faire en sorte que ça semble spontané. C'était le plus difficile. Les ouvriers étaient ramenés en bus depuis leurs usines, rasés, coiffés et vêtus d'habits de travail neufs fabriqués à l'occasion. Les policiers et les agitateurs du Parti arpentaient la ville et s'ils trouvaient quelqu'un qui n'était pas au défilé sans justification, ils lui ordonnaient de s'y rendre sur le champ en notant bien son identité. À l'époque de Staline, être présent était une question de vie ou de mort ; après, la pression s'est relâchée, mais pour éviter les ennuis au travail et les mauvais regards, il valait quand-même mieux y aller."
Affermir son pouvoir et contrôler les masses
Les jalons sociologiques et historiques de ce phénomène étant posés, interrogeons-nous à présent sur leurs motivations politiques. Quels sont les buts du pouvoir lorsqu'il convoque la rue ? Qu'il s'agisse de "conjurer" un ennemi réel ou imaginaire, ou qu'il s'agisse de forcer des gamins à célébrer le régime en place, dans tous les cas ces manifestations sont, du fait même de l'obligation morale de présence, des outils de contrôle social et politique, notamment par le distinction opérée entre les "bons" citoyens et les autres. Elles ont aussi une vertu d'auto-suggestion aussi bien pour le peuple que pour le pouvoir. L'unanimisme affiché traduit une unité de volonté : il n'y a pas de place pour les opinions divergentes, la société est monolithe.
En France, la démarche est plus insidieuse : ce que la loi ne peut exiger sous peine de révéler la nature autoritaire du régime, la morale s'en acquitte à sa place. Les manifestations de régime sont dites "civiques" et non "politiques", ce qui coupe l'herbe sous le pied de ceux qui seraient tentés d'invoquer leur neutralité ou des considérations religieuses/philosophiques les empêchant de se mêler d'affaires politiques. Si la mobilisation est "civique", tout bon citoyen se doit d'y être. Point de policiers, ici : c'est la "conscience morale" (meilleure invention des élites) qui fait figure de flic intérieur. De fait, les intitulés consensuels de ces manifestations sont choisis avec soin pour que toute opposition, tout boycott ou toute critique apparaissent comme des crimes de lèse-humanité. Qui oserait remettre en cause ou boycotter une marche contre le terrorisme ou la haine, à moins de soutenir soi-même ces fléaux et risquer d'être ostracisé, voire poursuivi en justice comme ennemi de la société ? L'on ne sait d'ailleurs plus qui adhère sincèrement à la surenchère et qui le fait par souci d'être bien vu. Reconnaître, fût-ce dans un cercle privé, qu'on s'en moque, c'est prendre le risque de se mettre au ban du groupe bien-pensant, ou, au contraire, découvrir que les autres sont du même avis et que tous perpétuent une illusion collective semi-volontaire entretenue par la pression sociale.
Si nobles que soient les causes officiellement affichées, il n'en demeure pas moins que ce manifestations de régime comportent toujours un fond politicien.
Prenons à titre d'exemple la grande manifestation "transpartisane" du 14 mai 1990, officiellement intitulée "marche contre le racisme et l'antisémitisme". Elle faisait suite à la profanation du cimetière de Carpentras : toute la presse avait alors, sans fondement, accusé des membres du FN d'en être les auteurs, et de nombreuses voix s'étaient élevées pour réclamer l'interdiction du parti. C'est dans ce climat qu'avait été organisée la manifestation dite "transpartisane" réunissant plus de 200 000 personnes, parmi lesquelles le président de la République, François Mitterrand, ce qui était une première depuis la Libération. Sous des airs consensuels, il s'agissait bien d'une manifestation dirigée contre l'extrême-droite (soit, à l'époque, plus de 15% du corps électoral français), au vu des nombreuses banderoles réclamant la dissolution du FN et l'emprisonnement de Jean-Marie Le Pen. Cet épisode a par la suite servi l'agenda gouvernemental. Le projet de la loi Gayssot, en gestation depuis des mois, était jusqu'alors critiqué par une grande majorité d'historiens et par une partie non-négligeable de la classe politique au nom de la liberté d'expression ; il fut prestement adopté en juillet 1990, puisqu'il était devenu politiquement intenable de s'y opposer. Lors de l'examen de la loi, les députés socialistes se sont largement appuyés sur cette manifestation "massive" du 14 mai comme une expression de la volonté populaire réclamant une loi en ce sens.
Rebelote sous Hollande, le 11 janvier
Les socialistes n'ont toutefois pas l'apanage de ces grand-messes. Le 30 mai 1968, plus de 500 000 personnes ont ainsi manifesté à Paris en soutien au Général de Gaulle. Si le vieux président n'était pas présent dans la rue, l'ancien Premier ministre Michel Debré figurait en tête de cortège. Il s'agissait là encore de légitimer le pouvoir en crise. Des "comités pro de Gaulle" avaient ainsi été formés dans toute la France dès le milieu du mois par le parti gaulliste et la DST pour contrebalancer le mouvement insurrectionnel qui gagnait du terrain.
Il existe donc une spécificité française dans cette pratique. Contrairement aux dictatures où elles servent à mettre en scène un pouvoir à l'apogée de sa puissance, ici elles ont lieu lorsque le pouvoir connaît une crise, ou lorsqu'il souhaite créer un sentiment de crise pour des besoins politiques. Le narratif Hannibal ad Portas sert d'élément fédérateurs pour museler toute contestation et intenter des procès moraux, voire de vrais procès, aux critiques. Si ne pas vous rendre à une "marche civique" ne vous emmène pas en prison, ironiser ou médire sur elle peut bien vous y envoyer, sous des incriminations aussi fourre-tout que "apologie du terrorisme" ou "incitation à la haine".
Il s'agit donc bien d'un outil de contrôle social visant à distinguer les "bons" citoyens, un outil d'autant plus efficace qu'il est insidieux et qu'il repose sur une obligation morale implicite, intériorisée à force de propagande. Comme au Moyen-âge, il s'agit de conjurer ce que les autorités politiques et médiatiques, en tête du cortège, ont défini comme le mal absolu. Un ennemi invisible, dépersonnalisé, renvoyé à un archétype de Barbare (le terroriste, le raciste, etc.). La différence réside en ce que contrairement à nos ancêtres médiévaux, pour lesquels le mal à conjurer se trouvait à l'extérieur de la communauté, pour nos élites il est supposé se terrer en son sein, parmi le peuple même, ce qui rend d'autant plus suspecte la non-participation à de telles manifestations et a fortiori les critiques formulées contre elles.
Conclusion
Une fois tous ces mécanismes déchiffrés et toutes ces comparaisons historiques énoncées, se pose la question primordiale : faut-il se rendre à de telles manifestations si l'on est opposés au régime, mais que l'on se sent néanmoins concernés par la cause défendue ? Le présent article est rédigé par des citoyens ordinaires n'ayant nulle prétention moraliste. Il ne nous appartient pas de dire si moralement un dissident peut ou non participer à de tels évènements. En revanche, sur un plan strictement politique, dès lors que l'on a réalisé qu'il s'agit d'un instrument du pouvoir, et que l'on a compris les ressorts et la finalité de ces mobilisations, la réponse s'impose d'elle-même. Le fait d'être présent à un évènement organisé par des figures du pouvoir apparaît comme une approbation indirecte de celui-ci, qui d'ailleurs ne rechignera pas à prendre à témoin notre participation pour se légitimer, voire pour promulguer des lois allant dans le sens de son agenda idéologique. À partir de là, indépendamment des nobles causes qui leur servent de vernis, l'insuccès de ces grand-messes organisées par les élites apparaît objectivement comme la meilleure perspective pour la dissidence.
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