Turquie : nettoyages ethno-religieux d’un pays laïc

Les nettoyages ethno-religieux de notre pays laïc
Baskin Oran
AGOS
N° 687
29 Mai 2009
“Pendant des années, les personnes d’identités ethniques différentes ont été chassées de notre pays. En vérité, c’était le résultat d’une approche fascisante.” [Nota CVAN : propos du Premier ministre turc Erdogan]. Erdoğan n’a pas été assez loin. Car dans notre pays ‘laïc !’, nous n’avons pas seulement fait des nettoyages ethniques, mais nous avons continué systématiquement à faire un nettoyage ethno-religieux d’une façon organisée. Et cela continue de nos jours.
Oui, il est vrai que le premier ministre a des incohérences. A propos des 40 000 citoyens d’Arménie [Nota CVAN : ces citoyens de la République d’Arménie ont émigré en Turquie depuis 15 ans pour raisons économiques], il a dit “s’il le faut, on les renverra chez eux”. Il a ordonné “Une langue, une nation : celui qui n’en veut pas, peut s’en aller”. Ses ministres ont été plus pathétiques. Les perles de V. Gönü
« Pourrait-on avoir aujourd’hui le même Etat-Nation, si la présence des Grecs et des Arméniens en Turquie était aujourd’hui similaire à ce qu’elle a pu être ?” [Nota CVAN : propos du ministre turc de la Défense, Vecdi Gönül à l’ambassade de Turquie de Bruxelles le 10 Novembre 2008], et de C. Çiçek “Ils ont pris Iğdır aussi, c’est-à-dire, ils ont atteint la frontière arménienne” sont encore très fraîches [Nota CVAN : Cemil Çiçek, vice-premier ministre AKP a commenté, dès le lendemain des élections municipales du 29 mars 2009, la victoire du DTP - pro-Kurde - à Igdir en ces termes : “C’est dangereux pour la sécurité de la Turquie, “ils” ont atteint la frontière arménienne“.]
Mais Erdoğan a dit des choses très vraies.
Il n’en a même pas dit assez. Car la politique d’ingénierie ethno-religieuse de la République a toujours ciblé deux buts : a) se débarrasser des non musulmans ; b) assimiler les Kurdes.
Nous avons ‘turcisé’ tout le monde, et celui qui n’est pas devenu Turc, nous le lui avons fait payer au prix fort.
Nous avons tenté d’assimiler les Kurdes en nous servant de l’islam. Nous avons obtenu très peu de résultats : ceux qui ne se sont pas assimilés se sont entassés dans les grandes villes car leurs villages ont été incendiés. Finalement, en mars 2005, l’Etat-Major les a qualifiés de ‘soi-disant citoyens’, ainsi ils ont été exclus de la citoyenneté.
A cause de leur religion, les non musulmans ne pouvaient pas être assimilés. Dans la mesure de la place qui m’est allouée ici, je vais essayer de résumer le nettoyage ethno-religieux qu’on leur a fait subir.
Des années 20 aux années 60, la campagne ‘Citoyen, parle en turc’ a été pratiquée. En 1923, à Lausanne, nous nous sommes mis d’accord avec la Grèce pour un nettoyage ‘ethno-religieux réciproque’. Les musulmans de là-bas ont été forcés de venir ici, et les chrétiens d’ici ont été obligés de partir là-bas.
En 1924, une loi concernant les avocats a purgé 75% des avocats d’origine grecque et 73% des Arméniens. Entre 1925 et 1930, les non musulmans d’Istanbul n’avaient pas le droit de sortir d’Istanbul sans permission. En 1929, il était impératif d’être ‘Turc’ pour travailler à la Bourse. En 1926, il a été demandé aux entreprises étrangères d’avoir 75% d’employés ‘turcs’. La même année, l’obligation d’être ‘turc’ pour devenir fonctionnaire a été mise en vigueur.
Nous avons sans cesse violé le traité de Lausanne.
Toujours en 1926, les droits accordés avec l’article de 42/1 aux non musulmans ont été supprimés. En 1927, malgré l’article 14 et 40 du Traité de Lausanne, l’instruction en langue grecque sur les îles d’İmroz et de Bozcaada a été arrêtée.
En 1934, les attaques contre les juifs ont commencé en Thrace. Ces gens-là ont fui à Istanbul. Entre 1941 et 1942, les hommes entre 18 et 45 ans ont été mobilisés pour travailler dans les camps de travaux forcés. Jusqu’en 1940, les citoyens non musulmans n’ont pas été enregistrés dans les registres d’Etat-civil normaux, mais dans les Registres des Etrangers ‘Ecanip [Yabancılar] Defteri’.
Jusqu’aux années 1940, il fallait être ‘Turc’, ‘d’origine turque’, de ‘la race turque’, pour s’inscrire dans les écoles militaires, être un simple fonctionnaire, et même pour aller à l’étranger comme étudiant étranger. [Nota CVAN : depuis les années 1940 et jusqu’à nos jours, la situation n’a pas vraiment évolué en ce qui concerne les écoles militaires et la fonction publique. Il y a des lois non visibles qui sont toujours en vigueur en Turquie].
Les impôts sur les biens de 1942 ont obligé les non musulmans à vendre tout ce qu’ils possédaient, jusqu’à leurs meubles. Entre les 6 et 7 septembre 1955, leurs bureaux, leurs domiciles, leurs édifices religieux ont été pillés et détruits. C’était typiquement un ‘pogrom’. En 1964, 12 000 Grecs istanbuliotes, citoyens de Grèce, ont été chassés hors des frontières, leurs biens spoliés ne seront rendus qu’en 1988. Toujours en 1964 et malgré l’article 40 du Traité de Lausanne, la prière matinale a été interdite dans les écoles de la minorité grecque. Pour rendre la monnaie de sa pièce, la Grèce a appliqué des pressions sur les Turcs vivant toujours en Grèce, en Thrace occidentale. En prenant prétexte l’un de l’autre, les deux ‘Etats-nations’ allaient violer la règle de base : ‘La réciprocité ne peut être appliquée aux citoyens’. Ils allaient sacrifier ainsi leurs citoyens au nom des frères de race.
Nos institutions juridiques ont inventé des concepts originaux.
En 1971, le séminaire orthodoxe d’Heybeliada (Ruhban Okulu) a été fermé en même temps que les autres écoles supérieures privées. Ces écoles ont toutes été réouvertes dans les années 80 mais cette école est toujours fermée. En parlant de ces citoyens [grecs], les décisions numéro 1971, 74 et 75 de la Cour Suprême, parlent de ‘non Turcs’. On ne sait pas ce que cela peut signifier, mais en 1996, le tribunal civil numéro 2 d’Istanbul a déclaré un citoyen Rum, ‘Citoyen d’origine étrangère de la République turque’. [Nota CVAN : les Rums sont les Grecs d’Anatolie].
L’article 24/2 de la loi numéro 625 des écoles privées, prévoyait que le directeur adjoint des écoles des minorités devait être ‘d’origine turque et citoyen de la République turque’. Dans les ‘règlements pour la défense contre les sabotages’, les citoyens non musulmans ont été enregistrés comme ‘autochtones étrangers (ayant la citoyenneté turque)’. En 1993, l’instruction en langue arménienne a été interdite dans les écoles arméniennes. Dans les années 2000, les personnes converties à la religion chrétienne ont été opprimées. Certaines d’entre elles ont été assassinées. Des procès pour ‘insulte contre l’identité turque’ ont été entrepris contre certains. Le patriarche grec de Fener a même été accusé d’avoir un enfant illégitime.
Décidez-vous, si c’est du fascisme.
Si tout cela n’est pas exactement du nettoyage ethno-religieux, expliquez-moi alors ce que c’est. De plus, cela continue. La scandaleuse déclaration de 1936 continue à être mise en pratique. Le séminaire de Heybeliada est fermé. Les oppressions s’installent dans les régions hors de vue : Mardin, le monastère de Mor Gabriel.
Que celui qui n’y croit pas consulte les annotations des pages 89-96 et 142-150 de mon livre intitulé ‘Türkiye’de Azınlıklar’ [Nota CVAN : ‘La Turquie et les Minorités’]. S’il ne les consulte pas, qu’il arrête de dire que nous sommes “blancs comme une cuillère sortie du lait” [Nota CVAN : pur, propre, innocent. En français : ‘blanc comme neige’].
Traduction du turc S.C. pour le Collectif VAN - 25 juin 2009 - 07:25 - http://collectifvan.org/
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