« Henri Proglio a deux responsabilités donc deux salaires », assène comme une évidence arithmétique le ministre du Budget. « C’est le prix de la rémunération de grands dirigeants de grande qualité dans notre pays, » assure, tout étonné qu’on s’en étonne, le porte-parole du gouvernement et ministre de l’Éducation nationale. « Nous avons fixé sa rémunération, renchérit avec le plus grand sérieux la ministre des finances, de sorte qu’il conserve la rémunération qu’il avait chez Veolia. Il n’y a pas de cumul opérationnel, ajoute-t-elle toujours sans rire, puisqu’il est président du conseil d’administration de Veolia, auquel il consacrera un peu de son temps, en étant 100% de son temps chez EDF » (1) Ben oui, quoi ! Où est le problème ? En fait, cette farce ubuesque ne pose pas qu’un problème mais au moins quatre.
1- S’agit-il de fonctions à plein temps ou honorifiques ?
Le premier problème tient aux fonctions que M. Proglio est amené à assumer. Sont-elles compatibles comme celles de Maître Jacques dans « L’Avare » de Molière, tantôt cocher et tantôt cuisinier. Est-ce qu’un PDG d’une entreprise comme EDF n’occupe qu’une fonction honorifique qui ne nécessite pas un investissement à la hauteur du salaire de 1,6 millions qui lui est consenti ? Ou est-ce un Président du Conseil d’Administration de Veolia qui est payé 450.000 euros à ne rien faire ? Si l’un ou l’autre poste est une sinécure, n’est-on pas en présence d’un enrichissement sans cause ?
2- Une journée a-t-elle plus de 24 heures ?
Si, en revanche, ces deux fonctions, comme le laisse supposer leur rémunération, nécessitent chacune un investissement personnel à plein temps, on se heurte alors à un deuxième problème, d’ordre physique celui-là : la journée ne compte que 24 heures. La répartition des tâches prévue par la ministre de l’économie relève du gag tant elle est contradictoire : « (M. Proglio), promet-elle, consacrera un peu de son temps (à Véolia), en étant 100% de son temps chez EDF ! » Comment peut-on consacrer 100 % de son temps à une activité professionnelle en en réservant un peu à une autre en même temps ? M. Proglio serait-il EDF le jour et Veolia la nuit ? Heureux surhomme qui peut repousser les limites d’une journée de 24 heures et dont « un peu de son temps » est si cher payé ! "Le temps, c’est de l’argent", le proverbe n’a jamais été aussi vérifié.
3- L’identité nationale n’est-elle pas en péril ?
Le troisième problème a trait au niveau des rémunérations. Pour fixer les idées, ce salaire cumulé de 2 millions d’euros annuels correspond à 170 salaires au SMIC ; ou encore un salarié payé au SMIC met 170 ans pour gagner ce que M. Proglio gagne en une seule année. Qu’un patron en charge de l’avenir de son entreprise soit payé plus que ses employés, personne n’y trouve rien à redire s’il assume ses responsabilités. Ce qui pose problème, c’est l’écart vertigineux qui s’est creusé entre le salaire minimal et le salaire des grands patrons. Même Henry Ford qui a donné son nom à un mode de direction d’entreprise, le Fordisme, veillait à ce que l’écart restât raisonnable.
Cette limite est ici volatilisée. Or, à en croire la même ministre, on n’a aucune raison de se plaindre. Le salaire de M. Proglio n’est qu’à la 18ème ou 19ème place des rémunérations des patrons du CAC 40 : « Il se trouve (même) bon dernier quand on regarde ses concurrents allemands, italiens ou anglais » (1). À ce degré de rémunération, se pose forcément le problème de la relation sociale qui en découle : un patron payé aussi follement peut-il regarder ses employés comme ses concitoyens égaux en droit ? Des années lumières les séparent de lui, en termes de mode de vie, de préoccupations et de valeurs. N’est-ce pas une distance comparable qui s’observait entre l’aristocrate de cour sous l’Ancien régime et le manant ? En somme, un tel écart de rémunération ne rend-elle pas la concitoyenneté impossible et ne met-elle pas en péril l’idée même d’identité nationale aujourd’hui si heureusement en débat.
4- La logique du Père Ubu est-elle à l’œuvre ?
Le quatrième problème est enfin dans les extravagances elles-mêmes que sont capables de proférer ces ministres sans s’en apercevoir pour justifier l’injustifiable. On les avait déjà vu perdre le nord dans l’affaire du fils Sarkozy promis à la présidence de l’EPAD. Sur quelle planète vivent-ils eux aussi ? Et ils dirigent la France ? On croit entendre s’exprimer la même logique que celle du Père Ubu quand il exige des paysans qui rechignent, qu’ils paient deux fois l’impôt parce qu’il en a décidé ainsi : « Avec ce système, explique-t-il, j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai. » (2)
Est-on sûr que la paix civile puisse longtemps être préservée face à pareille gloutonnerie ? Même M. Michel Rocard, ancien Premier ministre socialiste, tombé sous le charme du président de la République, s’en est ému : « C’est un symbole d’une économie de la cupidité, a-t-il dénoncé, qui n’est plus moralement vendable aux électeurs. Je ne suis pas sûr que le gouvernement soit complètement conscient. Ces gens ne réfléchissent pas que le système devient intolérable pour le petit peuple. Nous sommes en démocratie, ils prennent un risque politique terrifiant. La colère populaire, elle va monter, tous ces gens sont complètement déraisonnables » (1). On souscrit volontiers à ce commentaire à une réserve près : « le petit peuple » n’est pas seulement concerné, mais le peuple tout entier. On est surpris d’ailleurs que le personnel d’EDF ne soit pas le premier à manifester son indignation et paraisse assister passif à cette farce qui discrédite son entreprise .
Paul Villach
(1) La Tribune.fr, 20 janvier 2010
(2) Alfred Jarry « Ubu roi », acte III, scène 4.