Ukraine vue autrement 8 : une 5ème colonne ?
Voici la traduction d’un texte de Iurie Roșca, qui a été vice-1er ministre en République de Moldavie et Président du Parti Populaire Chrétien Démocrate (texte diffusé sur Telegram).
Un énorme avantage de l'Occident :
La 5ème colonne - présente en Russie, mais absente en Occident
J'ai déjà attiré l'attention de mes amis sur un avantage fantastique de l'Occident par rapport à la Russie, qui s'est établi au cours des 30 années écoulées depuis la victoire de l'Occident sur l'ex-URSS dans la guerre froide. C'est ce que nous appelons communément ”la cinquième colonne”. On sait que la guerre froide a eu un gagnant, l'Occident, et un perdant, l'URSS et ses satellites. En Russie, comme partout dans l'espace ex-communiste, toute une armée de gangsters de l'Occident est descendue et a réussi à coloniser politiquement, économiquement, médiatiquement et culturellement le pays. La colonisation s'est faite par le recrutement massif de ceux qui constituaient l'administration d'occupation, vassaux des sociétés transnationales qui contrôlent l'Occident collectif. Une telle chose est devenue possible principalement parce que la société de consommation qui s'est étendue à l'Est corrompt l'homme avec les tentations de la cupidité et de l'hédonisme en tant qu'expression du virus capitaliste.
Ainsi apparaît un vaste réseau de dignitaires infiltrés dans les structures du pouvoir étatique à tous les niveaux, y compris l'armée et les services. La corruption et le détournement de fonds publics, ainsi que la jonction des représentants de la bureaucratie d'État avec les éléments de type mafieux appelés ”oligarques” ont déterminé la subordination définitive de l'État aux intérêts privés des pirates du capitalisme sauvage.
Par conséquent, un grave déséquilibre en faveur de l'Occident est évident. Je répète. Alors que l'Occident collectif a sa propre cinquième colonne en Russie, ce dernier n'a pas un tel réseau en Occident.
Ce déséquilibre dans le rapport de forces entre la Russie et l'Occident s'est accentué de manière frappante avec le début de la guerre en Ukraine, même si toujours en 2014, après avoir pris le contrôle de la Crimée mais abandonné le Donbass, on a vu à quel point la capacité d'action de Moscou est limitée.
Tout ce qui se passe au sommet du pouvoir russe montre une influence colossale de la 5ème colonne. Le zèle avec lequel Poutine et son équipe cherchent à négocier avec les « partenaires » occidentaux et ceux de Kyiv est un argument clair à cet égard.
Même les bombardements massifs des villes ukrainiennes n'ont pas beaucoup changé cet état de fait. Ils s'inscrivent dans la logique occidentale d'approfondissement de cette guerre fratricide, dans laquelle les deux belligérants risquent d'être perdants.
La cabale sioniste à Kyiv et ses partenaires derrière Poutine parviennent toujours à jouer leur jeu. Et les banderistes et néo-nazis qui voient une crise difficile à imaginer ne sont rien de plus qu'une meute de « lumpen » au service d'intérêts étrangers.
La Russie réussira-t-elle à transformer cette guerre fratricide en une guerre de libération nationale ? Ça reste à voir.
Ce n'est que lorsque nous entendrons parler de purges massives dans l'appareil d'État, lorsque des gens comme Nabiulina, Kudrin, Siluanov, Gref partiront, lorsque la nationalisation des avoirs appartenant aux oligarques "russes" comme Abramovici, Aven ou Fridman commencera, mais aussi la nationalisation des actifs appartenant à des entreprises occidentales, ce n'est qu'alors que nous pourrions voir le début de la véritable souveraineté de la Russie. Sinon, la guerre pourrait bien maintenir intacte la 5ème colonne de la Russie et toute la structure coloniale de l'économie russe.
Iurie Roșca
Cet article m’a bien évidemment fait penser au livre de Daniele Ganzer « Les armées secrètes de l’OTAN », lequel traitait des réseaux « Stay Behind », ces agent dormant à l’Est, et des attentats en Occident.
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En parallèle j’ai trouvé sur un réseau social, F-Book, cet interview qui me semble intéressant au regard du texte de Iurie Roșca :
RUSSIE-UKRAINE : UNE CONFRONTATION PRÉDÉTERMINÉE
De Natalia Routkevitch
Extraits d'un entretien avec Fiodor Loukianov, politologue russe, président du Conseil de politique extérieure et de défense (SVOP) ; directeur scientifique de la Fondation de soutien du Club Valdaï ; rédacteur en chef de la revue "Russia in Global Affairs".
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« Le conflit qui a débuté sur la place Maïdan en 2014 contenait déjà tous les ingrédients non seulement de la guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine, mais aussi tous les clivages sur la sécurité en Europe, à savoir un violent désaccord sur les résultats des décisions prises à la fin de la guerre froide, trente ans auparavant.
Ce désaccord concerne en premier lieu la décision selon laquelle l'Otan devenait un garant de sécurité en Europe ; que plus l'alliance s’étendait, plus la sécurité en Europe était préservée.
Les relations entre la Russie et l’Ukraine sont déjà suffisamment complexes et pleines d’écueils. Mais lorsque ces relations se retrouvent au cœur d’un vaste problème international — à savoir la forme que doit prendre le système de sécurité européen —, elles deviennent explosives. »
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— Plus d’un an s’est écoulé depuis le début de ce que la Russie continue de qualifier d’« opération militaire spéciale » en Ukraine. Était-il prévisible que les hostilités durent si longtemps ? Les dirigeants russes s’attendaient-ils à un conflit de longue haleine ou bien ont-ils commis une erreur de calcul en croyant à une invasion rapide et victorieuse ?
— Aujourd’hui, on peut affirmer avec certitude qu’il y a eu une erreur de calcul sur la durée de l’opération. Toutes les sources, toutes les fuites d’informations dont nous disposons abondent en ce sens. Personne, au sommet du pouvoir russe, ne prévoyait que les événements puissent prendre la tournure qu’ils ont prise. Ceux qui ont lancé l’opération s’attendaient à une campagne rapide et beaucoup moins meurtrière.
Mais très vite — à peine deux ou trois semaines après le 24 février — il est apparu que les choses n’allaient pas se passer comme prévu. Indiscutablement, ce fut une énorme erreur de calcul. Les responsables russes avaient largement sous-estimé le potentiel militaire de l’Ukraine et l’état d’esprit de la population ukrainienne.
N. R. — Pourquoi une erreur aussi grave a-t-elle été commise ?
F. L. — Je n’en connais pas les raisons exactes, je ne peux qu’avancer des hypothèses. Sans doute nos responsables ont-ils été insuffisamment informés, ou mal informés, ou les deux. Quoi qu’il en soit, le tableau que notre commandement se faisait de la situation en Ukraine était manifestement inexact, c’est le moins que l’on puisse dire. D’ailleurs, le président Poutine l’a fait comprendre indirectement dans quelques interventions plus tardives.
La guerre s’est déroulée selon un scénario imprévu — d’ailleurs, les guerres se déroulent rarement selon un schéma préétabli. Notre commandement a dû improviser en prenant en compte des facteurs multiples : la situation sur le front, la situation à l’intérieur du pays, la situation à l’extérieur... La campagne a pris le caractère d’une guerre d’attrition, d’une guerre longue dans laquelle aucune des parties n’est prête à faire des compromis.
(…)
N. R. — Il y a chez la plupart de ceux qui sont restés en Russie, une sorte de « ralliement autour du drapeau » ? C’est ce que suggèrent les sondages, mais peut-on leur faire confiance ? Selon vous, que pensent la majorité des Russes ?
F. L. — On peut considérer les résultats des sondages avec une certaine circonspection (pas seulement en Russie) mais je crois quand même que ces derniers reflètent de manière plus ou moins fidèle l’humeur prédominante. Globalement, la majorité des Russes soutiennent ou, du moins, acceptent l’opération. Il faudrait effectuer des recherches approfondies afin de comprendre pourquoi c’est ainsi et pas autrement. Il n’en reste pas moins que le point de vue exprimé par le président — à savoir que la confrontation était inévitable — est largement partagé. Et même si les avis sur le déroulement et les conséquences des processus en cours divergent parfois, on ne voit pas, dans la société russe, de rejet de masse et encore moins les prémices d’une protestation active contre la politique présidentielle.
N. R. — En quoi les sanctions adoptées par les Occidentaux ont-elles joué un rôle ?
F. L. — La politique mise en œuvre par l’Occident a largement contribué à souder les Russes autour du pouvoir. En Russie, on avait entendu, depuis des années, un discours européen et américain qui était critique vis-à-vis du pouvoir mais ouvert vis-à-vis de la société russe, avec laquelle l’Occident se disait prêt à coopérer et à dialoguer.
Or, depuis le début de l’opération, on a vu que l’objectif de l’Occident n'était pas de punir seulement Poutine ou les gens proches de lui, mais pratiquement tous les Russes sans distinction, en appliquant des sanctions massives. Dans une situation de guerre, quand il est déjà bien difficile de rester au-dessus de la mêlée, cette attitude de l’Occident — que l’on pourrait qualifier de maximaliste, voire, pour ce qui est de l’Europe, d’hystérique — a grandement contribué à pousser les gens dans leurs retranchements.
Ceux qui adhèrent au point de vue occidental sont partis ; les autres restent et partagent, plus ou moins, la position du pouvoir. Mais il n’y a plus guère d’espace pour les opinions nuancées, que ce soit en Russie ou en Occident.
N. R. — Pourquoi la réaction de l’Occident a-t-elle tellement surpris les Russes ? Dans les pays occidentaux, on considère qu’elle est à la mesure de la violation flagrante du droit international que constitue l’intervention militaire russe en Ukraine…
F. L. — Peut-être qu’en Europe on présente ces sanctions comme proportionnées et adéquates. Mais, ici, on a eu l’impression qu’une sorte de barrage avait cédé. Que tout l’agacement et tous les griefs accumulés contre notre pays depuis longtemps se sont déversés d’un coup. C’est d’ailleurs la réaction européenne qui a surpris, plus que celle des États-Unis. Les Américains ont appliqué des sanctions de manière très progressive, étape par étape. Et c’est justifié du point de vue de la logique même de la politique des sanctions : si l’objectif est de pouvoir faire pression sur l’État ciblé et le faire changer d’attitude, il faut se laisser une possibilité de durcir les sanctions.
De leur côté, les Européens ont choisi la stratégie de l’avalanche : 75 % de toutes les mesures prises contre la Russie l’ont été dans les dix jours qui ont suivi le début de la campagne militaire. Mais lorsque vous frappez très fort dès le départ, qu’est-ce qu’il vous reste ? Du coup, ces derniers mois, les Européens ont cherché de nouvelles mesures symboliques à mettre en œuvre.
Cette véhémence a d’autant plus stupéfié les Russes que, depuis trente ans, ils étaient nombreux à croire que les Européens les avaient, en quelque sorte, acceptés. Malgré notre côté un peu paranoïaque — la tendance à croire que personne ne nous aime —, nous avions l’impression que l’hostilité à notre égard s’était largement estompée depuis 1991.
Or les événements récents ont prouvé qu’il n’en n’était rien. Le sentiment que beaucoup de Russes partagent aujourd’hui (et qu’on ne peut pas attribuer uniquement aux effets de la propagande) est que l’Europe avait montré son vrai rapport au peuple russe, à savoir une animosité profonde qui ne cherche qu’un prétexte pour sortir au grand jour. La normalisation n’existait que dans notre imagination, c’était un leurre, une illusion. Je pense que ceux qui ont adopté ces sanctions en Europe n’ont pas mesuré l’ampleur et l’intensité de la réaction qu’elles allaient susciter en Russie.
À ce propos, il faudrait noter que, pour un grand nombre de Russes, les affaires ukrainiennes auraient dû être réglées à l’intérieur d'une communauté culturelle et historique régionale ; dans cette optique, rien de ce qui se passe aujourd’hui ne se serait produit sans une intervention externe très active, visant à pousser les Ukrainiens vers une trajectoire historique différente.
N. R. — De nombreux experts expliquent l’intervention par la mentalité spécifique de Vladimir Poutine. Selon vous, le facteur personnel a-t-il été déterminant ? Ou bien le conflit se serait-il déclenché de toute façon, même si la Russie avait été présidée par quelqu’un d’autre ?
F. L. — La politique est faite par des hommes en chair et en os, donc le facteur personnel joue toujours un rôle. Mais bien moins que les facteurs objectifs. Le contexte international, l’évolution interne des sociétés : tout cela pèse, à mon sens, bien plus que le profil psychologique de tel ou tel leader.
Si l’on explique la décision qui a été prise uniquement par l’« obsession de Poutine », on pourrait alors expliquer la chute de l’URSS uniquement par la « bizarrerie de Gorbatchev ». À mes yeux, dans les deux cas, les personnalités de Poutine et de Gorbatchev ont joué un rôle majeur, mais il est tout aussi clair qu’il existait des raisons structurelles à l’éclatement de l’URSS, comme il y avait des raisons objectives qui ont conduit à la violente confrontation russo-ukrainienne.
N. R. — Lesquelles ?
F. L. — Qu’est-ce que cette guerre a révélé ? Des choses très intéressantes, dont on parlait chez nous depuis des années et qui ont toujours été balayées par l’Occident, qui accusait la Russie de « paranoïa ». Ainsi, on disait chez nous que l’armée ukrainienne, depuis 2014, avait été équipée et entraînée par l’Otan, que les Américains et d’autres alliés y avaient pris une part très active, etc.
Or, aujourd’hui, il apparaît que tout cela était exact. Les services américains, britanniques et européens se vantent eux-mêmes d’avoir tout prévu d’avance et d’avoir bien préparé l’Ukraine militairement. Ensuite, on a entendu Angela Merkel et François Hollande affirmer avoir utilisé les accords de Minsk comme un subterfuge pour donner à l’Ukraine le temps de se mettre en ordre de bataille. Ces déclarations donnent raison à tous ceux, en Russie, qui, depuis 2014, accusent les Occidentaux de mentir et de tout faire pour ne pas appliquer ces accords de Minsk, qu’ils ont pourtant signés.
En 2014, lorsque ce grave conflit a éclaté, les Européens ont joué un rôle ambigu. D'une part, le soutien de Kiev par l’Europe, du moins sur le plan politique et idéologique, a donné une impulsion à la montée de l'instabilité et des troubles en Ukraine, ce qui a exacerbé le conflit à l’intérieur du pays et a nourri le conflit avec la Russie. D'autre part, l'Europe a été assez déconcertée par la réaction russe, en 2014, et a tenté de réduire l'espace du conflit, pour préserver les relations extrêmement profitables qu'elle entretenait avec la Russie. Je pense que telle était l’intention qui prévalait à l'époque, les révélations actuelles de Merkel, Hollande et d'autres n’étant qu’une tentative de se présenter sous un meilleur jour dans le contexte actuel.
Mais le conflit qui a débuté sur la place Maïdan en 2014 contenait déjà tous les ingrédients non seulement de la guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine, mais aussi tous les clivages sur la sécurité en Europe, à savoir un violent désaccord sur les résultats des décisions prises à la fin de la guerre froide, trente ans auparavant. Ce désaccord concerne en premier lieu la décision selon laquelle l'Otan devenait un garant de sécurité en Europe ; que plus l'alliance s’étendait, plus la sécurité en Europe était préservée.
Les relations entre la Russie et l’Ukraine sont déjà suffisamment complexes et pleines d’écueils. Mais lorsque ces relations se retrouvent au cœur d’un vaste problème international — à savoir la forme que doit prendre le système de sécurité européen —, elles deviennent explosives.
N. R. — Finalement, d’après ce que vous dites, la militarisation de la confrontation était prévisible, même si la majorité des experts ne l’ont pas vue venir. Si l'on résume, contre quoi la Russie se bat-elle aujourd’hui en Ukraine ? On a entendu plusieurs versions : les néo-nazis, l’Otan, Washington, l’Occident, le régime de Zelensky qui aurait militarisé l’Ukraine et en aurait fait une anti-Russie, des groupes d’activistes extrémistes qui auraient pris le contrôle d’un État incapable de les neutraliser, etc.
F. L. — On ne peut pas reprocher à Poutine de nous avoir caché ses intentions. C’est nous qui refusions, Dieu sait pourquoi, de le prendre au sérieux. En effet, il avait tout mis à plat, notamment dans son article sur l’unité des peuples russe et ukrainien écrit en 2021. Il y dit tout, expose toutes les raisons qui mènent inéluctablement à la confrontation. Nous avons lu ce texte comme une métaphore, alors qu’on aurait dû le prendre au pied de la lettre. C’était un avertissement.
Il y dit, notamment, que si l’Ukraine devient un État dont la fonction est d’être une anti-Russie, Moscou fera tout pour y mettre fin. Il pointe aussi la destruction, sous l’effet des influences étrangères, de l’unité historique du peuple russe et ukrainien, car Poutine est convaincu qu’il s’agit d’un seul et même peuple. Certaines bizarreries de cette campagne militaire s’expliquent probablement par cette vision des choses.
Deuxième élément important souligné par Poutine : l’équilibre des forces en Europe. On aurait tort de croire que ces questions ne préoccupaient pas les dirigeants russes dans les années 1990. Mais, simplement, ils n’avaient pas les mêmes moyens que ceux dont le pays dispose depuis quelque temps. En Russie, l’angoisse liée à l’élargissement de l’Otan est ancienne. On peut dire qu’elle est exacerbée mais globalement on ne peut pas dire qu’elle est injustifiée. D’autant qu’avant 2014 les Occidentaux semblaient persuadés que l’élargissement pouvait se poursuivre indéfiniment et que la Russie serait toujours incapable de riposter autrement que par des grincements de dents impuissants.
Non seulement l’Occident n’était pas à l’écoute des craintes et des appels russes, mais il ne jugeait même pas nécessaire d’y prêter attention. Pour les Occidentaux, la sécurité en Europe passait par l’Otan. Mais, pour Moscou, ce n’était pas la sécurité mais l’insécurité qui augmentait avec chaque nouvelle poussée vers l’Est de l’Alliance atlantique. Cette contradiction (dont les racines se trouvent dans la façon dont la guerre froide s’est terminée) est allée crescendo, et a culminé avec l’ultimatum présenté par la Russie à l’Occident en décembre 2021.
N. R. — Tel qu’il a été présenté, cet ultimatum avait-il des chances d’être pris au sérieux ?
F. L. — Selon certains observateurs, la Russie n’espérait même pas être entendue ; elle aurait posé cet ultimatum uniquement afin d'essuyer un refus et d'avoir un prétexte pour passer à l’usage de force. Pour moi, la présidence russe y voyait une dernière chance de faire comprendre, par la voie diplomatique, que cette fois-ci, c’était vraiment sérieux. Dès lors que la principale disposition de l’ultimatum a été rejetée — celle qui demandait de suspendre l’élargissement de l’Otan —, la suite était prédéterminée.
Durant les trente ou quarante dernières années de notre existence, on s’était habitués à vivre avec l’idée que le retour des guerres de grande ampleur était impossible, qu’elles étaient anormales. Or c’est cette période-là qui n’était pas la norme mais, au contraire, une heureuse exception dans la longue histoire de l’humanité. En ce sens, ce qui se passe est normal, logique et prévisible. Quand la diplomatie ne marche plus, ce sont les armes qui parlent.
N. R. — Vous avez qualifié l’Ukraine d’« État kamikaze ». Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par là ? La plupart des officiels russes considèrent-ils l’Ukraine comme un État-marionnette piloté par l’Occident ? Partagez-vous cette vision ?
F. L. — Pour ce qui est de « marionnette » et autres épithètes dont on affuble le pouvoir ukrainien, je les trouve simplistes. Les conflits gomment les nuances. Quand j’ai parlé de l’Ukraine comme d’un État kamikaze, c’était pour souligner qu’elle avait opté pour une politique contraire à ses intérêts de sécurité, tels qu’ils pourraient être formulés objectivement. Lorsqu’un État se trouve à côté d’une grande puissance, la sagesse et l’instinct de conservation élémentaire lui dictent de maintenir de bons rapports avec son voisin, de ne pas construire toute sa politique sur l’idée de confrontation. Comme on le sait, l’Ukraine a choisi une autre voie.
N. R. — Ne l’a-t-elle pas choisie après la prise de la Crimée et le début du conflit dans le Donbass, derrière lequel Kiev voit la main de Moscou ?
F. L. — Cette stratégie ne date pas de 2014 ; les fondements idéologiques de l'État ukrainien se sont construits, pas à pas, tout au long des années qui ont suivi l'indépendance. La politique mise en œuvre au cours des dernières décennies repose sur un éloignement de la Russie. Cette politique a, en son cœur, une approche viscéralement anti-russe, propre à l'ouest de l'Ukraine. Au début, cette approche a été plutôt marginale, mais, progressivement, elle est devenue dominante et fondamentale.
D'une certaine manière, c'était inévitable : plus les nations sont proches, plus il faut entreprendre d'efforts pour les diviser et les séparer. Aujourd’hui, nous avons atteint un point culminant. Je ne veux pas dire que la politique menée par la Russie vis-à-vis de l’Ukraine pendant ces trois décennies était bonne, pas du tout ; mais la situation actuelle est un échec des deux côtés.
Cependant, la vision russe de l’Ukraine est basée sur des faits qu’on ne peut pas nier. Oui, l’Ukraine moderne est une création soviétique. Il est clair que les frontières avec lesquelles ce pays s’est retrouvé le jour de son indépendance n’avaient rien à voir avec l’identité nationale ukrainienne ; elles avaient été dessinées par des dirigeants soviétiques selon des logiques qui leur semblaient valables à un moment donné et qui ont varié au fil du temps. Là aussi, le facteur personnel a joué un rôle essentiel, notamment dans le cas de Khrouchtchev qui a offert la Crimée à l’Ukraine en 1954 (il s’agissait du transfert d’un département à une région, dans un État extrêmement centralisé). L’Ukraine a donc été modelée durant cette époque, c’est un fait. La population a toujours été très hétérogène ; c’est un État composite, un assemblage de territoires ayant subi des influences diverses.
Enfin, l’affirmation de Poutine concernant la proximité entre la Russie et une grande partie de l’Ukraine est également une réalité incontestable. Culturellement, il est impossible de tracer une limite entre la région de Belgorod et la région de Kharkiv, dont les populations se ressemblent énormément. Il est évident que les habitants du Donbass sont plus proches des Russes que des habitants de la région ukrainienne de Lviv. Il ne peut pas y avoir de sentiment national unique dans un pays aussi hétérogène.
N. R. — Vous venez de dire que, depuis l’indépendance, l’idéologie des régions occidentales « anti-russes » et « pro-européennes », très minoritaire avant 1991, s’est beaucoup développée depuis cette date. Pour quelle raison a-t-elle réussi à s’imposer quand bien même la majorité des Ukrainiens n’étaient pas du tout hostiles à la Russie ?
F. L. — Récemment, nous avons re-publié sur notre site un article de l’historien Alexeï Miller écrit en 1995 qui détaille cette idéologie de l’Ukraine occidentale, qui a toujours été profondément convaincue d’être une anti-Russie. Mais si dans les années 1990 c’était une idéologie très marginale, portée par une minorité infime des Ukrainiens, c’est aujourd’hui devenu l’idéologie officielle.
Comme je l’ai déjà dit, son ascension progressive, qui a commencé bien avant le conflit actuel, est somme toute logique. La partie de l’Ukraine qui partageait la culture russe ne pouvait pas offrir une idée nationale cohérente à l’État indépendant qu’était devenue l’Ukraine. Un État qui se forme en se détachant d’un État voisin auquel il a appartenu pendant très longtemps a naturellement tendance à mettre en avant ses différences et non pas ses similitudes avec l’ancienne mère-patrie.
Le deuxième président de l’Ukraine, Léonid Koutchma (1994-2005), a publié en 2003 un livre au titre très révélateur : "L’Ukraine, ce n’est pas la Russie". La Géorgie ou le Kazakhstan, ethniquement et culturellement différents, n’avaient pas à prouver qu’ils n’étaient pas la Russie ; l’Ukraine, si. Cette transformation de l’Ukraine en une « anti-Russie » était prédéterminée par la logique même de l’effondrement de l’URSS. Je répète qu’elle ne s’est pas faite du jour au lendemain, mais progressivement, étape par étape. Si l’on avait dit aux habitants de Donetsk ou même de Kiev en 1995 que les idées radicales — violemment antirusses et nationalistes — prêchées par quelques habitants des régions occidentales ou des membres de la diaspora allaient devenir leur idée nationale, ils ne l’auraient certainement pas cru. Mais cela s’est produit.
L’aide extérieure y a évidemment contribué. Car, bien naturellement, l’objectif premier de l’Occident, États-Unis en tête, n’était pas de construire une démocratie florissante en Ukraine, mais d’empêcher le retour de l’Ukraine dans le giron russe. Cette préoccupation valait également pour d’autres ex-républiques, qu’il fallait éloigner de Moscou, car personne en Occident ne voulait la reconstitution de l’URSS, sous quelque forme que soit. C’est un processus qui est, somme toute, très logique et compréhensible, pourquoi nier l’évidence ?
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Extraits d’un entretien publié dans le numéro 179 de Politique Internationale, avril 2023
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