Un dictateur au petit pied : Sylla ou Caligula ?

Moi, Lucius, Cornelius Sylla, détenant la magistrature suprême, j’ai renoncé à des honneurs et à des pouvoirs qu’aucun Romain n’avait connus avant moi. J’avais reçu ceux-là sans vanité, j’ai exercé ceux-ci sans faiblesse.Un jour, à la foule des citoyens assemblés sur le Forum, j’ai dit que je cessais d’assumer les fonctions confiées par le Sénat. Personne n’a protesté ni applaudi.Silencieuse, la foule paraissait frappée de terreur. D’un geste j’ai congédié mes vingt-quatre licteurs porteurs de haches. Depuis deux années ils assuraient ma protection et symbolisaient la puissance de la magistrature. Une litière m’attendait, attelée de chevaux rapides... Plus de messages à dicter, d’ambassadeurs à recevoir, de décrets à signer... Les sabliers, les clepsydres, les cadrans solaires, je les ai fait disparaître…
Bernard Simiot, Moi Sylla, dictateur, Albin Michel, 1993
Ces lignes superbes qui introduisent le livre passionnant de Bernard Simiot consacré à Sylla, général, consul, réformateur politique et dictateur (138-78 av. J-C.), parlent d’un homme qui fut l’un des personnages les plus énigmatiques de la fin de la République romaine : d’une part type de noble romain, d’autre part personnage imprégné d’une sorte d’idéologie hellénistique et prototype, ainsi que le relève l’Encyclopédie de l’Antiquité classique, des aspirations monarchiques de César.
Son abdication inattendue constitue l’un des grands problèmes de l’Histoire qui, en dépit de nombreuses hypothèses, reste encore aujourd’hui une énigme.L’Histoire ne serait-elle pas faite par ceux qui la racontent ? s’interroge Sylla au soir de sa vie. Où les historiens trouveront-ils la vérité de Sylla quand Sylla la recherche encore ? se demande-t-il.
Vingt siècles plus tard nous n’en sommes plus à disserter sur la valeur politique d’un homme d’État mais bien sur les errements d’un dictateur au petit pied dont la jeunesse, l’inexpérience et l’arrogance (« Qu’ils viennent me chercher ! ») confinent à l’imprudence ou à tout le moins au sentiment d’impunité et de mépris pour les citoyens d’un pays aux destinées duquel il entend présider.
« L'usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre, écrit Montesquieu, me fait croire qu'il y a des cas où il faut mettre pour un moment un voile sur la liberté, comme on cache les statues des dieux. »
Certes, mais encore faut-il être à la hauteur des décisions à prendre et des événements à mesurer pour devenir dictateur en exerçant cette magistrature d’exception propre à cette fonction lorsque les circonstances l’imposent.
Nous en sommes très loin.
I- Avant-hier
C'est un fait remarquable et très à l'éloge de la République romaine que les dictateurs, choisis parmi les citoyens les plus considérés, n'abusèrent presque jamais de leurs pouvoirs. Dès qu'ils avaient rempli la fonction qu'on leur avait désignée, conjuré les périls imminents, ils abdiquaient, plusieurs au bout de quelques jours seulement.
Il serait excessif de vouloir noter une différence radicale entre les dictateurs investis de pouvoirs généraux nommés pour gouverner (rei gerundi causa) ou guerroyer (belli gerundi causa) et les dictateurs spéciaux. La différence existait peut-être en droit dans le libellé de la loi curate de imperio votée pour le dictateur ; en tout cas, elle existe surtout dans les faits. Les dictateurs spéciaux avaient en principe les mêmes pouvoirs, sauf à n'en user que pour l'objet défini qui avait motivé leur désignation.
Sans doute avons-nous vu Sylla dont nous parlons ici prendre le titre de dictateur, mais la dictature de Sylla et les diverses dictatures de César n'ont de commun que le nom avec l'ancienne dictature républicaine. Sylla et César furent malgré tout de véritables monarques qui prirent le titre de dictateur (ou même de dictateur perpétuel) pour donner une apparence de légalité à leur pouvoir tyrannique.
Ils ne se conformèrent en rien à la loi de dictatore creando, et prolongèrent sans hésiter leurs pouvoirs au delà de six mois. Sylla se fait nommer par un interroi ; César par un préteur. Sylla fut dictateur republicae constituendae causa avec une mission et des pouvoirs comparables à ceux des anciens décemvirs. C'est par une hypocrisie inutile qu'après le meurtre de César, Antoine, par la loi Antonia (44) de dictatura tollenda supprima la dictature. La monarchie n'aura même plus besoin de ce vieux nom pour s'établir sur les ruines des magistratures républicaines. Auguste la dédaigna et la jugea impopulaire. Le titre même disparut.
II- De nos jours…
Certes, dira-t-on, l’Empire installa une toute autre manière de gouverner, y compris en des temps exceptionnels.
Mais que penser aujourd’hui en France, dans un pays qui a tant bien que mal réussi à adopter la forme républicaine, d’un dirigeant qui vient de se faire prendre au piège d’une opération mêlant l’exercice de fonctions régaliennes aux agissements d’hommes de mains dont le comportement, inacceptable dans un État de Droit, ne vient que conforter un constat sans appel qui a conduit au dépôt d’une double motion de censure ?
La situation est simple : la France a désormais son petit Caligula, piètre dictateur au petit pied.
Tout comme le potentat victime de sa démesure, les premiers mois du règne de l’empereur furent marqués par une politique libérale et chacun, applaudissant la jeunesse de l’intéressé, se gardait bien de le critiquer. Folie pour l’un et hubris démesuré pour l’autre, l’exercice du pouvoir vira rapidement à l’aigre et toutes proportions gardées, on sera tenté comme je le fais ici d’opposer le fameux « qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent » du premier au désormais non moins fameux et à mon avis bien politiquement imprudent « qu’ils viennent me chercher ! » du second .
Le malaise est réel, à la hauteur des manquements constatés qu'un Pouvoir trop sûr de lui et encore persuadé d'être soutenu par une majorité politique opportuniste, tente de minimiser après avoir tenté de les cacher.
III- Le fond du problème
Ce qui est en jeu et qui va très probablement être confirmé est très simple : des patriotes, républicains, légalistes, soucieux de faire en sorte qu'un processus de rappel soit toujours là pour tempérer les excès et débordements politiques, ayant compris qu'un "coup d'Etat" constitutionnel se préparait, ont "sorti" l'Affaire Benalla pour mettre le Chef de l'Etat en difficulté en révélant sa volonté de se constituer une sorte de "garde prétorienne", un "service politique" spécial entièrement à sa main.
Il s'est manifestement passé "quelque chose" de très grave et d'anormal en haut lieu, qui a déplu et a conduit des gens à réagir au nom d'intérêts et pour des raisons qui restent à déterminer précisément mais qui ont toutes en commun pour commencer, de "siffler un penalty" à l'encontre du comportement adopté en douce par le Chef de l'Etat, et ce dans l'attente de le remplacer pour le cas désormais envisagé où il se révèlerait - contre toute attente de ses commanditaires et de ceux qui l'ont financé -, finalement incapable de mener à bien le programme pour lequel il a été mis en position d'être élu.
Le "premier de cordée" a en effet été rappelé à l'ordre par une secousse venant de ceux qui l'assuraient dans les coulisses, à moins qu'il ne s'agisse d'une réaction d'autres adversaires au sein même de certaines institutions ayant à coeur la protection de l'ordre républicain...
Un point est en effet désormais établi : le quinquennat ne pourra plus vivre sans les répliques de "l'affaire Benalla" promise à devenir "Affaire Macron".
IV- Des griefs réels
Affaiblir l'Assemblée Nationale, s'attaquer au bicamérisme, créer des circonscriptions à taille inhumaine, instaurer le scrutin proportionnel qui fabrique des élus hors sol seraient des évolutions constitutionnelles dangereuses, ainsi que l’a déclaré Christian Jacob, président du groupe Les Républicains.
« Si de si nombreux députés se sont levés depuis 10 jours pour dire non, c'est parce que nous tirons notre force du lien de proximité avec nos concitoyens, que nous ne sommes pas les pantins de partis.
Un parlement atrophié, composé de députés aux mains des appareils, serait dans l'incapacité du jouer son rôle de rempart.
Sachez, M. le premier ministre, que nous ne courberons pas l'échine face à ce projet de révision constitutionnelle qui a été ajourné et que vous seriez bien inspiré d'abandonner définitivement.
"L'Assemblée nationale est le premier des contre-pouvoirs.
L'histoire parlementaire de la Cinquième République retiendra que, durant quatre jours, au cœur du mois de juillet 2018, l'opposition, ici à l'Assemblée, a été à la hauteur de ses responsabilités.
Elle retiendra que, sans la pugnacité de tous les groupes d'opposition, la commission d'enquête n'aurait pas vu le jour.
Que sans notre détermination, les auditions auraient eu lieu à huis clos
Que les députés en Marche membres de la commission d’enquête sont apparus plus godillots que jamais.
C'est une très vive déception, pour la commission des Lois et pour notre Assemblée dans son ensemble."
En guise de conclusion provisoire
Que dire de la curieuse mais concomitante suppression des comptes Twitter de tous ceux qui témoignent d’une attitude critique face aux récentes dérives de l’équipe politique en place et et de son « chef » ?
Les gens sont en train de comprendre qu’un lacet enserre leur cou.
Monsieur le Président, permettez-moi de vous prodiguer un conseil.
Prenez exemple sur Sylla.
Relisez aussi le Caligula d’Albert Camus, voulez-vous. Il y a urgence.
Vous y trouverez matière à réflexion et plusieurs répliques intéressantes qui pourraient vous être utiles :
« Ce n’est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d’un pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il s’en sert sans limites. » (II, 2)
« Des bruits d’armes et des chuchotements s’entendent » (IV)
Mais surtout, méfiez-vous des gardes prétoriennes et veillez à quitter le Pouvoir avant que ceux que vous avez invités à venir vous chercher finissent par vous prendre au mot.
Cela s’est déjà vu.
Sources :
Bernard Simiot, Moi Sylla, dictateur, Albin Michel, 1993
Jean H.Croon, Encyclopédie de l'Antiquité Classique, Séquoia, 1962
http://www.cosmovisions.com/dictature.htm
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