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Accueil du site > Tribune Libre > Un étalage de Noël sulfureux... (Zola, Le ventre de Paris)

Un étalage de Noël sulfureux... (Zola, Le ventre de Paris)

 

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Dans son roman Le ventre de Paris, Zola dépeint le monde des Halles, son opulence, ses couleurs, ses bruits et ses clameurs : l'abondance de la nourriture montre le contentement des bourgeois qui peuvent se remplir le ventre, alors que les gens du peuple vivent, souvent, dans la misère.

Dans un extrait de ce roman, Claude Lantier, qui sera plus tard le peintre de L'Oeuvre, évoque une de ses "réalisations artistiques", quand il recompose l'étalage d'une charcuterie, pour les fêtes de Noël.

Ainsi, le peintre refait la devanture, comme s'il s'agissait d'une véritable oeuvre d'art, il dénonce, à cette occasion, ce que l'on peut appeler "la goinfrerie" du réveillon de Noël, et montre que l'artiste est souvent un être à part, éloigné de la foule.
 

Voici le texte :

..." Voulez-vous que je vous dise quelle a été ma plus belle oeuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfait le plus ? C'est toute une histoire... L'année dernière, la veille de la Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garçon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était en train de faire l'étalage. Ah ! le misérable ! Il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'ôter de là, en lui disant que j'allais lui peindre ça, un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues fourrées, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pièces entamées, le vert des feuilles de bruyère, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement, la crépine, les saucisses, les andouilles, les pieds de cochon panés, me donnaient des gris d'une grande finesse. Alors je fis une véritable oeuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux ; je posai les tons, je dressai une nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas ? la gloutonnerie du réveillon, l'heure de minuit donnée à la mangeaille, la goinfrerie des estomacs vidés par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbrée, sous la peau, des taches noires des truffes. C'était barbare et superbe, quelque chose comme un ventre aperçu dans une gloire, mais avec une cruauté de touche, un emportement de raillerie tels que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquiétée par cet étalage qui flambait si rudement... Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indécente qu'elle me flanqua à la porte, pendant qu'Auguste rétablissait les choses, étalant sa bêtise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une tache rouge mise à côté d'une tache grise... N'importe, c'est mon chef-d'oeuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux."

On perçoit toute l'actualité de cet extrait : les fêtes de Noël arrivent et on voit les magasins se remplir de victuailles, alors que certains ont des difficultés à survivre, dans un monde où règnent précarité et chômage.

L'étalage devient, d'abord, sous la main du peintre, une véritable oeuvre d'art...

Le vocabulaire pictural est particulièrement présent : "oeuvre, couleurs, nature morte, j'avais peint, peindre, tons vigoureux".

La composition du tableau permet de juxtaposer des couleurs vives et contrastées qui attirent tous les regards : "rouge, jaune, bleu, rose, vert, noir, gris". On peut percevoir des nuances d'une même teinte : "rouge et rose, noir et gris". On pense, ici, à la technique des peintres impressionnistes, faisant appel à à des touches de couleurs vives ou nuancées. Le tableau met en vedette "une grande dinde" qui apparaît au sommet de l'oeuvre.

Le peintre est lui-même satisfait de son tableau, comme le montrent les termes hyperboliques :"ma plus belle oeuvre, c'est mon chef d'oeuvre, je n'ai jamais rien fait de mieux".

Mais l'oeuvre d'art comporte, surtout, une fonction dénonciatrice car elle délivre un message...

L'artiste fustige la "gloutonnerie" du réveillon : les mots énumérés au pluriel montrent l'abondance démesurée de la nourriture : "langues, jambonneaux, pièces, boudins, saucisses, andouilles, pieds de cochons.."

De plus, Lantier se livre à une satire acerbe de la société et de la religion : la fête religieuse de Noël se réduit à la représentation d'une consommation frénétique, le champ lexical de la nouriture est amplement développé, la dinde elle même, au centre du tableau devient une parodie des images traditonnelles des saints : la dinde est entourée comme d'une auréole, une "gloire", dans le texte...

Par des rapprochements de mots audacieux, Zola montre que la religion n'est qu'un prétexte à faire ripaille : le corps et l'esprit sont réunis dans certaines expressions : "heure de minuit donnée à la mangeaille", "goinfrerie des estomacs vidés par les cantiques", "ventre aperçu dans une gloire".

Les termes employés sont fortement péjoratifs :"mangeaille, goinfrerie"...

Enfin, la thématique du "feu" rend ce tableau particulièrement sulfureux : "cet étalage qui flambait, j'avais mis le feu..." On songe aux flammes de l'enfer où officie le diable...

Les objets semblent s'animer dans la devanture, comme pour suggérer le péché, la tentation : "Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable." La nourriture semble dominer les hommes, les attirer irrésistiblement.

La "dinde", elle même, qui montre "sa poitrine blanche" fait songer à des nus impudiques, peints par Manet.

Devant la force dénonciatrice de ce tableau, on perçoit l'inquiétude de la foule, et même la "peur" d'un des personnages, la tante du peintre, Lisa.

Les commentaires de Lantier sur le garçon boucher qui a composé l'étalage comportent des termes dévalorisants marquant l'incompréhension, la distance qui sépare l'artiste des gens ordinaires : "cet idiot, le misérable, la façon molle dont il composait son ensemble."

Ainsi, l'artiste apparaît comme un être isolé, éloigné de la foule, du commun des mortels : il dénonce, il fait peur, et révèle le monde...

 

Cet extrait fait songer à un tableau impressionniste : cet étalage "barbare et superbe", aux violents contrastes de couleurs, peut évoquer certaines peintures de Renoir ou de Cézanne.

On peut, aussi, constater toute la modernité de ce texte : la "goinfrerie" de Noël est de plus en plus grande, alors que cette fête religieuse célèbre, à l'origine, la naissance d'un enfant divin dans un cadre modeste et humble. 

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Le blog :

http://rosemar.over-blog.com/2015/12/un-etalage-de-noel-sulfureux-zola-le-ventre-de-paris.html

 


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13 réactions à cet article    


  • Pere Plexe Pere Plexe 19 décembre 2018 12:19

    C’est la grande force du consumérisme, avatar du capitalisme, de savoir recycler et s’accaparer n’importe quel mouvement social artistique religieux ou philosophique.

    Y compris ceux qui à première vue pourraient s’opposer .

    Tels l’écologie, Noel, la fête des mères, le sport ou les prix littéraires.


    • Paul Leleu 19 décembre 2018 22:23

      @Pere Plexe

      eh oui...

      de toutes façons Noël n’était pas une fête chrétienne à la base, mais la fête du Soleil Invaincu, qui commençait à faire son retour 4 jours après le solstice d’hiver... L’Eglise a essayé de la christianiser, en mettant symboliquement la Nativité comme matérialisation de ce retour de la Vraie Lumière... sur le plan spirituel ça se tient...

      Mais en fait, ça a toujours été comme cela... déjà du temps de Jésus... car c’est précisément la naissance d’un enfant dans « un milieu pauvre » qui représente le vrai trésor de la Vie... Là où il n’y a plus aucune illusion qui nous éloigne de la vraie richesse...

      Car il y avait des riches et des fêtes du temps des romains... et la chrétienté s’est inscrite contre ce système et ses valeurs... Le christianisme s’est proablemblement imposé dans l’Empire Romain quand le système était devenu tellement irrespirable et cynique, qu’on avait besoin d’un bol d’air ...

      Mais par définition, la fête de Noël est « en marge de la société »... car Joseph et Marie ne sont même pas accueillis dans l’Auberge, alors que Marie est enceinte et prête d’accoucher... La « fête des pauvres, fête de la vie » se fait justement en dehors du monde... non seulement celui des riches, mais même celui des « classes moyennes et des petites gens » (auberge)... Il y a quelque chose de très radical...


    • gaijin gaijin 19 décembre 2018 12:32

      explication de texte

      c’était déjà insupportable quand j’étais ado .....

      comme l’autopsie d’une femme que l’on aurait aimé : l’art de vider l’art de toute poésie au profit de la promotion de ce qu’il est convenable de penser ....


      • rosemar rosemar 19 décembre 2018 12:52

        @gaijin

        L’explication permet de mieux relire un texte et de mieux le savourer...


      • gaijin gaijin 19 décembre 2018 12:55

        @rosemar
        vous êtes sûre ?
        chez moi je sert toujours le vin en carafe pour que les gens le goûtent vraiment ....


      • S.B. S.B. 19 décembre 2018 13:01

        L’explication permet de mieux relire un texte et de mieux le savourer...

        Ou de le tuer.


      • gaijin gaijin 19 décembre 2018 13:04

        @gaijin
        ps
        je ne dit pas qu’il soit inutile d’apprendre a lire un texte, néanmoins cela a des conséquences : on crée une passivité , une attente de l’explication de l’extérieur, de la référence ....le test avec une bouteille est révélateur : personne n’ose commenter et tout le monde jette un regard en coin en cherchant sur les visage la réponse a l’angoissante question : « je suis censé penser quoi ? »


      • rosemar rosemar 19 décembre 2018 16:55

        @gaijin

        L’explication exige des relectures du texte, et quand on relit, on découvre toujours du nouveau...

        http://rosemar.over-blog.com/2017/09/lire-ne-suffit-pas.html


      • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 19 décembre 2018 17:20

        @rosemar

        C’est vrai ça ne suffit pas , aussi je fais comme Pepe Carvahlo : J’arrache les pages pour allumer la cheminée.


      • Sergio Sergio 19 décembre 2018 14:22

        Emile Zola a du se droguer au ’ dioxyde de carbone ’, passer de la charcuterie au coup de grisou, c’est fort !


        • Loatse Loatse 19 décembre 2018 16:32

          Allez vous prendre le relai, rosemar, et nous priver aussi de joie, tenter de culpabiliser le boucher, le charcutier et son étal bien rempli, le quidam qui s’achète une douzaine d’huitres, une tranche de foie gras... Lisez donc l’ancien testament ou l’on ripaille et boit des jours d’affilée pour célébrer des noces, paques, que sais je. idem dans l’ancien testamen ou Jésus est souvent de banquet, invité de ci de là... puis dans nos campagnes jadis ou les paysannes préparaient des jours durant, de quoi festoyer lorsque chaque fête en donnait l’occasion ?

          J’ai connu dans ma vie, l’extrême pauvreté...Celle ci m’a forgé l’âme... je n’oublierai jamais les mains qui, sans que je ne demande rien se sont tendues vers moi, notamment un soir de noel, quand mon fils (alors petit) et moi même n’avions qu’un bout de paté et du pain de mie à manger (je travaillais mais en échange de notre logement), et que des personnes que je ne connaissais pas ont frappé à ma porte avec un panier de provisions et des douceurs...

          ce furent des moments difficiles certes, mais ce fut sans doute grâce à ce vécu, que mon coeur et ma porte est ouverte à ceux que leur ange gardien envoient vers moi..

          D’ailleurs curieusement à ce propos, j’ai une anecdote ;

          celle d’un jeune garcon qui vivait des moments difficiles invité à partager notre diner (je n’avais que des pâtes sauce tomate en boite :) : en l’attendant, je me désolais de ne pouvoir lui offrir un dessert.. puis me dit : bon c’est dommage, tant pis

          et c’est alors que quelques minutes plus tard, on tapa à ma porte... c’étaient des petites voisines, qui m’apportaient un de leurs gateaux d’anniversaire au chocolat (du patissier tout frais), « on n’a pas aimé » me disent elle alors on a pensé à vous !

          le gateau pourtant étant succulent, il ne manquait juste qu’une mince part..

          L’artiste dépeint dans l’oeuvre de Zola, ne revêle pas le monde, il revêle la façon dont Zola voit le monde..

          ce n’est pas la mienne, vous l’aurez compris...


          • rosemar rosemar 19 décembre 2018 16:50

            @Loatse

            Mais ce que dénonce Zola, ce sont les excès de la fête de Noël : il suffit de se rendre dans un supermarché pour en voir la démesure... on vit d’ailleurs dans une société du gaspillage, alors que certains n’ont même pas de quoi vivre...


          • phan 20 décembre 2018 08:23
            Je suis végétarien, je ne mange pas de porc : reste t il de gens bon beurre ?

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