Un ignoble faux en écriture raciste salit la mémoire d’Yvon Bourges
Ce discret mais efficace serviteur de l’Etat français sous les Présidences de De Gaulle et de Valéry Giscard d’Estaing est mort à 87 ans le 18 avril dernier. Il a eu droit aux honneurs oratoires convenus de la République sous la forme de diverses déclarations officielles saluant sa mémoire. Ne connaissant rien de ses œuvres, j’ai lu sa très brève bio sur Wikipédia. A part la liste de ses fonctions parlementaires et gouvernementales, pas grand chose à se mettre sous la dent… sinon la mention d’un article intitulé “Conseils d’un colon à ses successeurs avant son départ pour la France”. Intrigué, j’ai essayé de retrouver ce texte, ce qui n’a pas été trop difficile mais qui m’a quand même pris pas mal de temps pour dénicher l’unique source. Il s’agit d’ignobles propos racistes qu’il aurait tenus lorsqu’il était Gouverneur général de l’Afrique Equatoriale Française entre 1958 et 1960. J’ai alors mené une petite enquête pour savoir s’il avait vraiment écrit ça. Et je me suis aperçu que c’était quasiment impossible.
Il n’entre pas dans le cadre de cet article de récapituler la biographie d’Yvon Bourges : cela n’aurait aucun intérêt. Sachez seulement que, né en 1921 dans une famille de militaires et après avoir fait des études de droit puis participé à la Résistance (ce Gaulliste historique ne fait par contre pas partie des Compagnons de la Libération), il est entré dans l’administration d’Outre-mer en 1948. Dix ans plus tard, il était nommé Gouverneur général de l’Afrique Equatoriale Française juste avant la période de décolonisation et des Indépendances. A la suite de cela, il a été plusieurs fois secrétaire d’État et ministre, conseiller général, député et enfin sénateur UDR ou RPR. En plus d’avoir été un ardent patriote de droite, il a aussi été un grand européen, actif partisan de la construction de l’Union Européenne.
Bref, le parcours prestigieux d’un grand commis et serviteur de l’Etat, pas du tout porté aux déclarations tapageuses et outrancières, d’un tempérament et philosophiquement plutôt humaniste et modéré. Comment se fait-il alors qu’il ait écrit un tel brûlot lorsqu’il gouvernait l’A.E.F. ? Cela paraît tout bonnement impensable, in croyable. Mais avant d’essayer de comprendre d’où peut venir une telle très probable désinformation, un tel très probable odieux mensonge, il faut d’abord prendre connaissance de cet article qu’il aurait signé de sa plume coloniale.
“Conseils d’un colon à ses successeurs avant son départ pour la France”
Selon l’unique (je dis bien unique) source que j’ai pu retrouver, ce texte ignoble serait paru dans La Roue, un organe de presse indépendant qui serait paru au Mali, sans mention de date de parution (voir PDF joint). La typographie et la présentation générale de ce document laissent à penser qu’il a été édité et imprimé au début des années 1960. Il aurait été écrit à Paris le 12 novembre 1958, soit au tout début de la prise de fonction d’Yvon Bourges en tant que Gouverneur général. Il est constitué de 17 commandements dont voici la liste :
“1) Ne jamais se saluer avec un homme noir, en se serrant la main.
2) Ne pas le considérer tout à fait comme un être humain, il est parfois stupide, farouche, d’une mentalité bestiale.
3) Il faut le surveiller strictement, le manoeuvrer à coup de fouets, au point de vue travail.
4) Pour toutes correspondances, il ne faut jamais employer les formules de politesse si vous les adressez aux nègres.
5) Il est formellement interdit de prendre le repas avec eux, hommes noirs.
6) Ne pas être en rapport ou du moins en relation avec une négresse, car celle-ci crache une source microbienne de surcroît.
7) Tâchez d’écrire à moi, si besoin utile et tous les renseignements vous seront fournis sur les maudits fils de CAÏN.
8 ) Extrait de bréviaire d’un colonialiste qui colonise.
9) Ne laissez pas mourir de faim les colonisés, car ceux-ci se révolteraient.
10) Mais ne pas les engraisser surtout ils deviendraient dangereux.
11) Ne donner l’économie progressive en contradiction avec nos objectifs qui sont notre présence incontestable et incontestée.
12) Donc faire tout pour qu’ils ne s’enrichissent, faire d’eux des petits fonctionnaires et des employés inférieurs, afin que l’autorité dans ces domaines demeure toujours à nous.
13) Pas de traitement uniforme, sinon : groupement, division, opposition et ils risqueraient de nous dominer.
14) Utiliser la force publique telle que la Gendarmerie, la Police et l’Armée, chaque fois que besoin est utile. Pour toutes les fêtes un défilé constituant toutes les forces publiques afin que ces nègres se replient sur eux.
15) Décorer ceux qui sont les plus dévoués en nous, ceux qui prennent notre part.
16) Les évangéliser jusqu’à la mœlle, les écraser jusqu’aux os, afin de s’assurer de leurs docilités.
17) Les laisser aller chez les Prêtres pour qu’ils puissent dire leurs secrets et les Prêtres viendront nous les communiquer.
Pour le Ministre de la France d’Outre-Mer
Le Gouverneur Général de I’AEF - Yvon BOURGES”.
Ce texte immonde est selon toute probabilité un faux grossier. Deux raisons à cela :
- Ce genre de texte a pu être écrit par des racistes colonialistes au XIXe, voire au début du XXe siècle, cela ne fait aucun doute. Mais pas en 1958 par le Gouverneur Général de l’Afrique Equatoriale Française, surtout en se référant à son supérieur hiérarchique, le Ministre de la France d’Outre-Mer. A cette époque en effet, Yvon Bourges travaillait en étroite collaboration avec les élites Africaines des pays concernés afin d’essayer de faire en sorte que les décolonisations et accessions à l’indépendance. Voici d’ailleurs ce que dit Bourges quand on l’interroge sur cette époque en 1980 : “Je sais le travail que nous avons engagé lorsque j’ai été amené à servir en Afrique avec des français de ma génération et la manière dont nous avons vécu nos rapports avec les cadres africains pour préparer ensemble l’avenir de ces pays et de ces hommes. Le souvenir en reste vivace dans un climat serein. J’en garde le souvenir d’années riches d’enseignements vécues en confiance avec des hommes travaillant pour leur pays et auxquels des liens d’amitié se sont ajoutés aux relations de travail. Ils m’ont aidé à comprendre et aimer leur pays, leur culture. Nous savions qu’un jour viendrait où ils prendraient en main leur propre destin et dans la confiance et l’amitié qui étaient la marque de nos relations”.
- Le style raciste, maladroit, ordurier, agressif, excessif de ces 17 commandements ne saurait être imputé à un homme ayant une formation d’avocat et dont la fonction à l’époque où il les aurait écrits demandait de déployer des trésors de diplomatie afin que la séparation des colonies d’avec la métropole se passe dans les meilleures conditions possibles. Comment imaginer qu’un homme qui tient le genre de discours ci-dessus ait pu écrire ce genre de brûlot raciste, débile et improductif ?
Mais alors… qui a écrit ce texte si ce n’est pas Yvon Bourges ?
Faute de sources fiables bien datées et documentées, il est impossible d’identifier le ou les auteurs ce ces ignominies. On peut néanmoins raisonnablement penser que pendant la période des Indépendances africaines, nombre d’esprits étaient sérieusement surchauffés par l’imminence de ces événements si longtemps et ardemment souhaités et attendus. Dans cette optique il n’est pas impossible qu’il ait été produit, sur la base de textes plus ou moins identiques, et authentiques, eux (la littérature racisto-colonialiste en abonde) par un indépendantiste malien extrémiste soucieux de chauffer à… blanc les esprits de ses compatriotes et hâter ainsi le processus de décolonisation. De ce point de vue, il est intéressant de noter que c’est sur des sites Internet tenus par d’ex-colonisés (exemple ici) ou des anti-colonialistes que j’ai retrouvé la trace de ce document dont la véracité est vraiment très, très douteuse… mais qui semble toujours enflammer les esprits trop influençables.
Que dire de plus ? Je n’ai entrepris cette petite enquête historique sur un sujet encore brûlant qu’aiguillé par une pure curiosité et par méfiance de ce qui est écrit dans Wikipédia quand ça n’est pas strictement sourcé de manière crédible. En plus, Yvon Bourges ne fait même pas partie de ma famille politique. Mais finalement, si cette poussée impromptue de curiosité de ma part, transformée en article que chacun pourra désormais consulter, peut servir à dépolluer la mémoire d’un homme désormais mort, ça n’aura pas été complètement inutile.
Et d’une manière générale, cette affaire nous rappelle à tous, internautes que nous sommes, qu’il faut nous méfier comme de la peste des rumeurs, complots, citations et documents d’origine douteuse ou inconnues qui circulent sur la Toile. Ce texte soit-disant d’Yvon Bourges, ça a toutes les caractéristiques d’un hoax de première !
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