Le cigare, un objet proche du leurre d’appel sexuel
Qu’un cigare se prête au jeu du leurre d’appel sexuel plus facilement que le logement pour étudiants ne surprendra pas. Nul besoin de faire ici le grand écart, pas plus que de se creuser les méninges pour imaginer une mise en scène qui réunisse des objets éloignés. La sexualité humaine étant avant tout cérébrale, le leurre de l’intericonicité - qui incite à reconnaître une image connue dans une image inconnue - fait merveille avec un cigare : celui-ci s’apparente facilement à un sexe masculin en majesté et la fumée qui s’en dégage, à son éruption.
En outre, le cigare est enveloppé des fumées d’une légende érotique selon laquelle il aurait été dans le passé roulé sur les cuisses des cigarières. Le leurre de l’exotisme fait rêver à des mulâtresses dénudées sous la chaleur tropicale, enveloppant de la main, dans un mouvement de va-et-vient contre leur cuisse, les volutes de feuilles de tabac. Est-ce la trace de leur parfum que flaire et hume encore le fumeur quand il se passe et repasse un cigare sous le nez avant de l’allumer ? La réalité dans les manufactures de tabac où travaillaient des ouvriers moins avenants, n’était pas, en fait, si réjouissante, à l’exception peut-être de l’Andalousie d’une nouvelle de Mérimée dont Bizet tirera son fameux opéra en 1875 : la sulfureuse Carmen est, en effet, cigarière.
D’autre part, depuis les frasques sexuelles du président Clinton avec une jeune stagiaire à la Maison Blanche entre 1995 et 1997, le cigare a peut-être connu une nouvelle fortune, puisqu’il semble avoir été un objet fort prisé dans les jeux des deux amants.
Le leurre d’appel sexuel selon ses deux méthodes
La marque « Independence » n’a donc fait qu’exploiter ce contexte érotique pour promouvoir ses cigares. Les slogans y font référence : « Some cigars are hand-rolled » - « Independence is rolled with love ». Et pour capter l’attention en stimulant le réflexe de voyeurisme, les trois vidéos usent exclusivement du leurre d’appel sexuel, à la fois dans sa méthode par ostentation et dans celle par insinuation. La mise hors contexte sur fond blanc ou dans le noir d’une chambre vise à écarter toute distraction.
- Une première vidéo exhibe une fille nue, en plan moyen entre taille et cou, en train de se dandiner sur place : elle chantonne « Talatata… », oscille de droite à gauche et, se pétrit les seins des mains jusqu’à ce que de leur sillon elle extraie de façon assez inattendue un cigare fraîchement roulé.
- Une deuxième vidéo met en scène, cette fois, l’étreinte de deux filles allongées en plan moyen elles aussi, se livrant, l’une sur l’autre et de face, à des mouvements ascendants et descendants, ponctués des soupirs de circonstance, jusqu’à ce qu’apparaisse, là encore par surprise, un cigare nouveau sur le buste de l’une d’elles.
Dans les deux cas, par intericonicité, on passe de l’image de la cigarière roulant le cigare sur sa cuisse, à celle qui le pétrit entre ses seins et à celle où elles se mettent à deux pour le façonner flancs contre flancs. La métonymie - présentant ici l’effet pour la cause - fait du cigare le produit exclusif de la friction des chairs féminines les plus intimes l’une contre l’autre comme des meules.
La méthode du leurre d’appel sexuel par insinuation accompagne l’ostentation : le cigare apparaît comme le symbole évident du sexe masculin, né paradoxalement de l’étreinte des deux filles. Quant à la danseuse solitaire, après le pastiche d’une posture sexuelle connue, elle finit par glisser une bague autour du cigare selon le symbole on ne peut plus explicite du coït.
L’assimilation de l’acte de fumer au plaisir érotique solitaire
La troisième vidéo diffère des deux premières par le leurre de la comparaison et, pour finir, celui de la métaphore. L’écran est, en effet, partagé en deux, pour assister simultanément au déroulement de deux actions rigoureusement parallèles, voire symétriques : d’un côté, le protocole régissant l’art de fumer un cigare suivi par une fille brune, de l’autre, celui du strip-tease d’une fille blonde dans une jouissance solitaire devant sa glace. L’ombre des lieux assure la mise hors-contexte pour concentrer le regard sur les personnages.
Le contraste n’oppose pas seulement la fumeuse brune à la strip-teaseuse blonde, mais aussi la masculinité de la première à la féminité de la seconde. Par métonymie, en effet, la brune campe une femme aux manières viriles : dans une sorte de bar filmé en plongée à partir d’un ventilateur de plafond, on la voit empoigner une chaise pour la chevaucher à califourchon, façon cow-boy, avant de fumer un cigare dans les règles de l’art. Serait-ce que fumer le cigare est pour une femme la transgression ou la posture qui affirme son égalité avec l’homme ? Pas si simple !
Car, en attendant, l’art de fumer est comparé, geste pour geste, à celui de l’art du strip-tease en six actes : 1- la contemplation de l’étui d’un côté et, de l’autre, celle de son image dans une glace, 2- l’éviction du bouchon de l’étui et la libération de la chevelure nouée, 3- le retrait du cigare de son étui et le glissement de la robe à terre, 4- la caresse des doigts du cigare dans son film transparent et l’effleurement de la main des flancs au buste, 5- le dégagement du cigare de son enveloppe et l’acte de dénouer les lacets du string tombant au sol, 6- la contemplation du cigare et celle de la fille nue dans la glace. Ainsi fumer un cigare s’apparente-t-il au plaisir narcissique féminin de se dévoiler ses charmes.
C’est alors que le 7ème acte fait sauter le pas de la seule comparaison à la métaphore pour, dans un beau paradoxe, assimiler purement et simplement les deux protocoles : quand la brune inhale la fumée de son cigare à pleins poumons, c’est la blonde qui l’exhale par volutes. Le plaisir de fumer le cigare est dès lors présenté comme identique à celui de l’orgasme solitaire.
De "l’objet du désir" au "désir de l’objet"
Si ostentatoire que soit le leurre d’appel sexuel, il n’en observe pas moins les règles du double jeu de l’exhibition et de la dissimulation : l’ombre, les postures, les membres dissimulent les zones sexuelles sensibles, à l’exception des seins et des fesses. C’est autant par souci d’éviter la censure de la morale du groupe que par volonté de stimuler le réflexe inné de frustration. La procédure rituelle d’échange mental est à ce prix : « l’objet du désir » que sont les filles, n’est pas accessible. En revanche, « le désir de l’objet », le cigare qui leur est associé, est à portée de tous par l’achat : tout auréolé des feux de son érection en objet fortement érotique, il peut en devenir plus désirable.
Le cigare, a-t-on dit, est certes un objet qui se prête plus que d’autres au jeu fantaisiste du leurre d’appel sexuel. Mais en faire un pur produit du jeu sexuel et même une substitution de l’acte sexuel lui-même, a de quoi surprendre. L’audace ne peut convaincre que les fidèles de la secte du cigare. Les réfractaires qui, à sa seule évocation, ont tout de suite dans le nez son âcre et asphyxiante fumée trouveront l’amalgame grotesque et même désobligeant pour peu que l’érotisme, au contraire, les enchante. Paul Villach
(1) Paul Villach,
- « Un objet érotique inattendu : le verre de bière », AgoraVox, 18 septembre 2008 ;
- « Le joli mariage de l’eau et du feu sur une affiche de l’UNEF », AgoraVox, 13 février 2008.
- « Parlement européen : le leurre d’appel sexuel », AgoraVox, 14 mai 2009.
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