Une idée à rendre chèvre… de M. Seguin : la mesure officielle de la qualité de l’information !
Mesurer officiellement la qualité de l’information sur France Télévision, telle est la dernière trouvaille de M. Philippe Seguin, président de la Cour des comptes. Nul doute que, quand on baigne dans les chiffres, on finisse pas croire que tout se chiffre et se comptabilise ! Et pourtant, l’odyssée de la comptabilité de ces dernières années devrait rendre modestes ces gens du chiffre qui promettent « sincère et véritable » l’expertise comptable qu’ils signent.

Des scandales d’Enron (2001), audité par le cabinet Andersen, de WorldCom et de Parmalat (2003) évalué par Standard & Poor’s, à la crise financière gigantesque d’aujourd’hui, on ne compte plus les scandales de ces agences de notation qui ont attribué les meilleurs notes à des entreprises et à des titres à hauts risques, la veille encore de leur faillite. Et M. Seguin veut mesurer officiellement de manière comptable la qualité de l’information sur France Télévision ? C’est à devenir chèvre !
La qualité de l’information proportionnelle aux moyens déployés ?
Les critères qu’il a avancés sommairement dans sa conférence de presse, jeudi 15 octobre 2009, montrent à quel point l’exercice projeté est aventuré. La mesure de la qualité de l’information pourrait être effectuée, selon lui, à partir des critères suivants : « les conditions de présentation des éditions (plateau physique, virtuel ou tout en images), les conditions de reportage (taille de l’équipe, présence permanente, qualité des transmissions...) ou encore le format des sujets (reportages ou commentaires, images propres ou images d’agence, invités...) » (1).
À l’opposition « reportages ou commentaires », on voit déjà que le président de la Cour des comptes est un adepte des erreurs de « la théorie promotionnelle de l’information diffusée par les médias » : c’est une resucée de la distinction infondée entre « fait » et « commentaire », le premier étant censé à tort ne pas influencer tandis que le second influence. Mais on reste surpris par la naïveté de ces critères : est-ce que vraiment la qualité de l’information est proportionnelle au matériel, aux équipes et aux formats mobilisés pour livrer une représentation fidèle de la réalité ? Deux exemples suffisent à illustrer cette erreur.
Premier exemple : une émission de 1990 sur le référendum italien de 1946
Le 5 février 1990, en regardant le soir l’émission « Mixer » de Gianni Minoli, sur la chaîne italienne RAI-Due, les téléspectateurs apprennent une nouvelle renversante au sujet de l’avènement de la République en Italie, le 2 juin 1946. Les résultats du référendum qui demandait aux électeurs de choisir entre la Monarchie et la République, ont été falsifiés : c’était la monarchie qui avait obtenu la majorité. Les magistrats, chargés de vérifier la régularité du référendum, avaient massivement attribué à la République deux millions de voix qui appartenaient à la monarchie.
- La falsification des résultats par cinq magistrats
Les téléspectateurs sont ahuris et restent tétanisés, collés à leur poste dans l’attente des preuves qui ne manquent pas. Des témoignages divers ont été recueillis par les journalistes : un employé anonyme enregistré au téléphone, un ancien ministre monarchiste « qui avait toujours su »..., un « radio-trottoir » interpellant les passants qui réclament, pour certains, qu’on organise un nouveau scrutin. Surtout, Gianni Minoli dispose des confidences recueillies de la bouche même d’un des cinq magistrats coupables de cette forfaiture. Le visage en gros plan d’Alberto Sansovino, Président de la Cour d’Appel, remplit l’écran, dans une expression douloureuse, les yeux baissés d’où sourd ce qu’on croit être une larme. « Je vous ai tout dit, avoue-t-il, la voix brisée. Nous avons soustrait deux millions de voix. Mais nous sommes convaincus d’avoir agi pour le bien du pays qui est la priorité des priorités. »
Et il explique que les cinq complices avaient chargé le dernier survivant d’entre eux de révéler la manipulation. Il avance pour preuve deux documents. Un feuillet signé des cinq magistrats atteste ce qu’ils ont commis et se sont engagés à faire. Puis il retire de la poche de son veston un boîtier qu’il serre entre ses mains ; des larmes mouillent ses paupières mi-closes. C’est la bobine d’un film de 8 millimètres qui a été tourné en 1956. Le documentaire muet, vieux de 34 ans en noir et blanc, est projeté. Quoi qu’il soit en très mauvais état, il montre la réunion évoquée par le juge Sansovino. Les cinq magistrats sont autour d’une table de restaurant et on les voit signer tour à tour la déclaration en question. Le juge précise que celle-ci avait été déposée, il y a très longtemps, chez un notaire de Rome.
Mais voici que la caméra qui filmait les juges en train de signer, les quitte pour se retourner vers l’équipe de tournage qui n’est autre que celle de Gianni Minoli. Tout n’était que mise en scène et le juge Sansovino en larmes… un acteur. Gianni Minoli avait souhaité, ce jour-là, pour les dix ans de son émission « Mixer », monter ce canular afin de faire réfléchir les téléspectateurs sur « l’outil audiovisuel » (2)
Toujours est-il qu’on voit bien ici que les moyens mobilisés en hommes et en matériel peuvent très bien permettre d’élaborer avec minutie un leurre vraisemblable qu’on nomme un bobard. Récemment, la RTBF s’est livrée à une expérience comparable en faisant croire que la Flandre venait de proclamer son indépendance. On peut se reporter à l’article qu’on a publié à ce sujet sur AGORAVOX. (3)
Second exemple : une situation inspirée de « l’Opération Mincemeat »
Le second exemple pourrait s’inspirer d’un événement discret de la Seconde Guerre mondiale. Le 30 avril 1943 est découvert sur une plage près de Huelva, dans le sud de l’Espagne, le cadavre d’un major anglais tenant, attachée à son poignet, une mallette. Qu’une situation comparable se produise aujourd’hui et que l’information parvienne à un journal ! Il est facile d’ imaginer la présentation qui pourrait en être faite soit sur la foi d’une dépêche d’agence, soit après envoi sur place d’un simple correspondant, soit celui d’une équipe de télévision.
L’écume de l’information indifférente
Les lecteurs ou téléspectateurs apprendraient-ils autre chose que les circonstances de la découverte de ce major par un promeneur ou des pêcheurs, leur état civil, leur émotion à la vue du corps, les secours dépêchés et une hypothèse sur la cause de cette noyade, peut-être un naufrage ou plus sûrement un accident d’avion qui s’est abîmé en mer ? L’article serait illustré de plusieurs photos, celle des premiers témoins et celle de la plage de la découverte. S’il s’agit d’un reportage télévisé, le reporter se ferait filmer sur la plage même, micro aux lèvres, et son récit serait entrecoupé des interviews de témoins qui auraient accepté de parler, voire d’un représentant des autorités locales ou nationales qui préciserait ce qui a été fait du corps dans l’attente de sa restitution à son pays d’origine. Les autorités britanniques seraient sans doute sollicitées et on les entendrait déplorer officiellement la mort tragique du major Martin, disparu lors du crash de son avion en mer. Qui sait si elles ne présenteraient pas « en direct » leurs condoléances à sa famille ?
Comment mesurer la qualité de l’information ainsi diffusée en s’en tenant aux moyens mobilisés sur place, un correspondant ou une équipe de télévision avec photos ou séquences d’interviews ? Les uns et les autres peuvent très bien ne recueillir que l’écume disponible d’une information indifférente qui ne permet de ne rien comprendre à l’événement, et qui, justement pour cette raison, remplit une fonction stratégique de leurre de diversion.
Une opération secrète d’influence
La présence de ce cadavre sur une plage de Huelva, le 30 avril 1943, n’a été comprise, en effet, que dix ans plus tard à la parution du récit d’Ewen Montagu, « The man who never was ». Elle constituait le premier acte de « L’opération Mincemeat » qu’il avait proposé à l’État-major allié pour détourner l’ennemi nazi des plages du sud de la Sicile qui apparaissaient comme des lieux de débarquement idéaux trop évidents en provenance d’Afrique du Nord.
Le Major Martin n’était que le cadavre d’un inconnu, habillé en militaire, acheminé au large d’Huelva par sous-marin, dans le but de livrer à l’ennemi les documents secrets contenus dans sa mallette, prétendument adressés au commandement allié d’Afrique du nord. Il y était précisé que les Alliés feraient croire aux Nazis que la Sicile serait choisie comme site de débarquement, alors que c’étaient la Sardaigne et la Grèce qui avaient été retenues. En bon complices des Nazis, les Espagnols franquistes ont joué le rôle qui leur avait été assigné à leur insu : ils ont transmis les documents à leurs amis, puis les ont rendus avec le cadavre aux Britanniques après que connaissance en eût été prise sans qu’en fussent brisés les sceaux de cire pour que les Alliés ne changeassent surtout rien à leur plans tombés miraculeusement du ciel contre leur gré et à leur insu, du moins le croyaient-ils.
C’est ce qu’on appelle le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée dans les deux sens, celui de la découverte, comme celui de la restitution. On l’a exposé dans un article paru sur AGORAVOX auquel on peut se reporter pour plus de précisions (4). Or, est-on sûr que ce type d’opération, sans être quotidienne, soit si rare ?
La mesure officielle de la qualité de l’information, préconisée par M. Seguin, se heurte à un conflit irréductible : il existe, en effet, deux théories de l’information inconciliables. Ce qui peut apparaître à l’une comme une information de haute qualité, risque d’être pour l’autre une information de très mauvaise qualité, voire dangereuse, et inversement. C’est que, dans « la relation d’information », sont en présence deux acteurs aux intérêts contradictoires : le pêcheur et le poisson. Une information de qualité pour le pêcheur qui veut attraper le poisson n’est qu’un leurre pour le poisson qui a tout intérêt à l’identifier s’il ne veut pas être capturé. Bonne chance, M. Seguin, dans votre entreprise de mesure officielle de la qualité de l’information sur France Télévision ! Paul Villach
(1) Le Point.fr, 15 octobre 2009.
(2) Pierre-Yves Chereul, « Les médias, la manipulation des esprits, leurres et illusions », Éditions Lacour, 2006.
(3) Paul Villach, « Une jolie fable de la RTBF : l’indépendance de la Flandre et la dépendance aux médias » , AGORAVOX, 19 décembre 2006.
(4) Paul Villach, « La désinformation, un leurre des médias traditionnels », AGORAVOX, 27 mars 2007.
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