Une incroyable promotion du « caïdat » au Diplôme national du Brevet
C’est de l’inconscience ou du cynisme ? Comme d’autres avant lui, le sujet de français, qui vient d’être donné à la session de juin du Diplôme national du Brevet, n’a pas déçu. En 1995, on s’en souvient, on avait déjà eu droit à un encouragement à la xénophobie ; en 1996, il avait été fait l’ éloge de l’autodéfense et de la vengeance privée. Ce 26 juin, il s’est agi seulement d’une promotion du « caïdat » dans une École déjà gangrénée par la délinquance, au point de compromettre l’acte même d’enseigner dans certains établissements.
Le règne du « caïdat »
Profondément ancré, sinon toléré dans les prisons, « le caïdat » est, on le sait, l’organisation d’un groupe autour d’un caïd tout-puissant et de ses barons qui font respecter autour d’eux leurs quatre volontés par l’intimidation, les chantages et les menaces mortelles. Or, on en trouve des formes embryonnaires même dans les enceintes scolaires : des élèves peuvent ainsi être terrorisés des mois durant par de petites frappes et leur bande, exigeant d’eux toutes sortes de prestations avec exigence de silence absolu, comme donner leur travail pour être copié, témoigner en leur faveur en cas de transgressions découvertes, ou se soumettre à des rackets divers, en vêtement ou en argent.
La relation perverse du « caïdat » finement analysée par Émile Zola
Le texte retenu cette année pour servir de contexte à la rédaction illustre en partie cette délinquance. Par chance, il n’est pas tiré de ces produits à succès du marché, à la langue incertaine, mais d’un classique bien établi, Émile Zola. C’est une page d’une nouvelle composant les « Nouveaux contes à Ninon », intitulée « Le Grand Michu » paru en 1874.
On y découvre que, déjà à cette époque, bien avant l’École obligatoire et laïque, il existait dans les pensionnats des caïds qui tenaient sous leur emprise des élèves pour l’assouvissement de leurs caprices. Le grand Michu, comme son nom l’indique, est ici une brute épaisse qui fait peur à ses camarades par sa carrure et ses muscles. La scène relatée montre comment il s’y prend pour amener un plus petit que lui à participer à une révolte qu’il a prévue d’organiser au réfectoire à l’heure du dîner.
Pour quelle raison ? La mise hors-contexte laisse le candidat dans l’ignorance des motivations du complot. Seule importe ici la relation que le caïd établit avec celui qu’il terrorise. Tout est préférable à ce dernier plutôt que l’idée de s’opposer au voyou tant il le redoute. Il trouve même de la jouissance à être distingué et enrôlé par lui, à « en être », comme dit la brute. L’observation de Zola montre finement quels liens psychologiques pervers peuvent ainsi se nouer entre caïd et victimes et comment n’importe qui peut verser dans la délinquance sous pareille influence. La violence est certes la crainte de ceux qui s’y soumettent, mais aussi l’ostracisme par l’exclusion du groupe : « Tu ne trahiras pas ? demande le Grand Michu à sa victime. (…) Autrement, tu sais, je ne te battrai pas, mais je dirai partout que tu es un traître, et personne ne te parlera plus. » On comprend pourquoi « l’omerta » est si rarement violée.
Une promotion implicite du « caïdat » par le sujet
Or quel est le sujet de rédaction que les éducateurs de l’Éducation nationale ont trouvé intelligent de proposer ? Cette page ne donnait-elle pas l’occasion d’une salutaire réflexion sur les dangers de cette délinquance parfois présente à l’École ? Le problème offrait des angles d’approche divers : soit il était demandé de relater une expérience personnelle dont aurait eu à souffrir le candidat lui-même, ou un cas dont il aurait eu connaissance, en précisant l’issue de l’ affaire. Soit, plus intelligemment, on sollicitait une réflexion sur les divers moyens à mettre en œuvre pour s’opposer efficacement à cette voyoucratie.
Foin de ces préoccupations éducatives ! Mieux vaut flatter très tôt les instincts les plus vils ! L’adolescence n’est-elle pas l’âge de la révolte, et les éducateurs n’ont-ils pas à fournir le combustible de ce bel embrasement ? : « La révolte a lieu, dit le sujet, le narrateur est puni. Il écrit à sa mère pour raconter les faits et justifier sa participation au complot. Rédiger cette lettre qui comportera une partie narrative et développera les arguments avancés par le narrateur pour expliquer son adhésion au projet de Michu. » Pourquoi la lettre ne s’adresse-t-elle pas aussi au père ? Le cliché de l’indulgence maternelle ?
Surtout, le choix n’est même pas laissé au candidat : l’ « adhésion » à la révolte organisée par le caïd lui est imposée, l’idée d’un refus d’y participer est exclue.
Les fruits amers du formalisme
En revanche, les inspecteurs pédagogiques, responsables du choix de ce sujet, se montrent pointilleux sur la forme : ils usent de termes pseudo-savants qui font croire à la rigueur scientifique de l’exercice. Sous le titre « critères de réussite » sont ainsi réunis ces exigences : « respect de la situation d’énonciation », « utilisation des discours narratif et argumentatif », ou encore « respect des codes (sic) de la lettre ». Bien malin le Monsieur Jourdain qui peut raconter l’affaire sans argumenter : choisir de relater un fait ou au contraire de l’omettre n’est-ce pas déjà argumenter ? Quant aux « codes de la lettre », serait-ce qu’un code au singulier ne suffit pas à réunir les règles auxquelles doit obéir la rédaction d’une lettre ?
En revanche, on cherche vainement, parmi les fameux « critères de réussite », « respect du code civil » ou « respect du code pénal ». Qu’importe aux yeux de ces inspecteurs qu’un tel sujet contribue en douceur à légitimer chez les adolescents le caïdat et ses délits. La réflexion sur les ravages de la violence organisée n’est pas un « critère de réussite ». L’indifférence au droit, il est vrai, est une habitude bien ancrée à l’Éducation nationale.
Paul Villach
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