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« Une presse libre et indépendante » peut-elle exister sans des lecteurs avertis ?

On aurait aimé signer « l’Appel de la Colline » lancé au théâtre du même nom le 24 novembre 2008 par « Reporters sans frontières » et le site « Médiapart » « pour une presse libre et indépendante ». Mais pourquoi mélange-t-il les grands principes, comme « le droit à la liberté d’expression », inscrits dans les chartes européenne ou universelle, avec les sempiternelles erreurs de la théorie promotionnelle de l’information inlassablement diffusées par les médias ? Elles ne peuvent que favoriser chez les citoyens la crédulité qui en retour nuit à la qualité de l’information. Car on raconte facilement des bobards à qui est incapable de s’en apercevoir. 

N’y aurait-il que les journalistes à ignorer que la réflexion sur l’information a progressé depuis 50 ans ? Ne comprennent-ils pas que les dogmes erronés de leur mythologie héroïque entraînent leur discrédit ? Deux d’entre eux se retrouvent par exemple dans cet "Appel".

Première erreur : la confusion entre « fait » et « représentation d’un fait »

On connaissait le paradoxe du Crétois qui prétend que tous les crétois sont menteurs. Voici le paradoxe du journaliste qui jure de dire la vérité et le prouve aussitôt en commençant par énoncer des erreurs. « De ce droit du public à connaître les faits et les opinions, lit-on dans cet « Appel », procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. Leur première obligation est à l’égard de la vérité des faits. Leur première discipline est la recherche d’informations vérifiées, sourcées et contextualisées. »

Pourquoi donc les auteurs de cet « Appel » n’appliquent-ils pas d’abord ce principe de vérification aux concepts erronés dont ils usent ? Ils parlent de « faits » et de « la vérité des faits  ». C’est une première erreur, car on sait que seule est accessible «  une représentation des faits » plus ou moins fiable. Les deux mots «  faits  » et « opinions » ont beau être glissés côte à côte discrètement, on reconnaît la définition erronée du mot « information » traditionnellement donnée et dont les rédacteurs de "l’Appel" ne démordent pas. Ils veulent toujours faire croire qu’ils sont capables de relater des « faits » préservés de toute pollution d’opinion ! Qu’on puisse les soupçonner de vouloir influencer leurs lecteurs, est leur phobie. Mais pourquoi donc, grands dieux ! puisqu’on ne peut pas faire autrement ? Qu’on parle ou se taise, on ne peut pas ne pas influencer autrui ! Oui ou non ? Le fameux « terrain » dont les journalistes sont entichés, n’est pas « transportable » ! Ils ne peuvent tout au plus qu’en rapporter « une carte » plus ou moins fidèle. Comment confondre « la carte Michelin » d’un pays avec le pays lui-même ?

En somme, dans cet « Appel », on retrouve ni plus ni moins, mais formulées plus discrètement, les distinctions médiatiques traditionnelles opposant « journal d’information » et « journal d’opinion » ou encore « information » et « commentaire ». Ainsi, dans un dernier alinéa, « l’Appel de la Colline » feint-il de faire honneur aux lecteurs en exigeant « une reconnaissance à part entière de (leur) place en tant que commentateurs ». Mais, sans le dire, c’est pour insister implicitement sur ce qui les oppose aux journalistes qui, eux, sont des « informateurs ». On reconnaît tout simplement leur croyance fondamentale au point d’avoir été coulée dans le bronze d’un adage : « les faits sont sacrés et le commentaire est libre ». Autrement dit, l’information s’attache aux "faits", tandis que le commentaire formule des jugements à leur sujet.

L’ennui, c’est que cette représentation naïve soulève deux objections insurmontables.
1- L’une est que l’on n’accède à la réalité qu’au travers de deux catégories de médias placés entre soi et la réalité comme autant de filtres en série à effets déformants : la première catégorie comprend les médias personnels que sont principalement les cinq sens, l’apparence physique, les postures, les mots, les images, le cadre de référence, et la seconde catégorie réunit les médias de masse avec leurs prothèses diverses, auxquelles s’ajoutent les médias personnels des divers intervenants. On conviendra que ça fait beaucoup de filtres déformants.
2- La seconde objection est que toute information livrée s’accompagne obligatoirement d’un commentaire implicite : « livrée car jugée utile ou non nuisible aux intérêts de l’émetteur qui ne saurait volontairement s’exposer aux coups d’autrui ».

Deuxième erreur : l’occultation de la décision cruciale de publier ou non

La deuxième erreur consiste justement à masquer cette question essentielle à laquelle doit répondre prioritairement tout émetteur. « l’Appel de la Colline » mentionne bien « la première discipline (qui) est la recherche d’informations vérifiées, sourcées et contextualisées », mais elle garde un silence pudique sur la décision de publier ou non ces « informations vérifiées », qui accompagne pourtant leur recherche si elle ne la précède pas.

Le journal Le Monde, sous la plume de J. Lesourne et de B. Frappat, en convenait le 12-13/02/1993, dans un article intitulé «  Information et déontologie » : «  Informer, écrivaient-ils, c’est choisir de faire savoir ». Mais ils restaient déjà étrangement muets sur les critères qui conduisaient leur journal à choisir les informations qu’il publiait et celles qu’il refusait de publier. Cette décision de maintenir dans l’ombre ou de mettre en lumière une information, n’est pourtant pas moins importante à élucider que le souci d’exactitude dans sa relation. Car une information qu’on garde secrète influence autant que si on la révèle, même si l’effet produit est différent. On a déjà dans un article précédent cité l’exemple de la maladie du président Mitterrand : en la gardant secrète, il s’est ouvert la voie à un second mandat en 1988 ; s’il l’avait révélée, il offrait à ses adversaires comme aux électeurs des arguments pour douter de sa capacité à continuer d’assumer la fonction présidentielle. 

Entrent donc en jeu, dans la décision ou non de « faire savoir », les motivations personnelles de l’émetteur, mais aussi les contraintes des moyens de diffusion et en particulier financières, ainsi que les propriétés du récepteur. Un journal peut-il critiquer sans risque de représailles l’activité d’un annonceur publicitaire dont il tire une part de ses ressources ? D’autre part, le nombre d’informations susceptibles d’être diffusées est si considérable et l’espace ou le temps de diffusion, si exigus. Toute information n’est donc élue qu’au prix d’un très grand nombre d’exclues. Mais de cela, « l’Appel de la Colline » n’en souffle mot.


Manifestement ses auteurs prennent leurs lecteurs pour des naïfs à qui ils croient pouvoir continuer à inculquer les mêmes erreurs sans qu’ils s’en aperçoivent. Le paradoxe est tout de même de leur demander de souscrire à leur égarement. Un lapsus jette, d’ailleurs, le soupçon sur la considération qu’ils leur accordent : employé tout au long du texte pour désigner les lecteurs, le mot « citoyens » cède la place soudainement au détour d’un paragraphe au mot « public ». Or, à ce qu’on sache, le statut de « citoyens » n’a rien de comparable avec celui de « public », cette masse informe qui n’a le droit que d’écouter et dont on recherche l’approbation en recourant aux procédés qui la facilitent.

Du coup, cet « Appel de la Colline » qui ne renonce pas aux erreurs du passé, est une occasion manquée. Il sent trop la tentative de restauration d’un magistère perdu auquel un lecteur un peu averti ne saurait se soumettre. Quand donc les médias comprendront-ils qu’il n’est pas de meilleure garantie pour leur indépendance que des récepteurs capables de repérer les bobards qu’on leur sert ? 

Paul Villach


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13 réactions à cet article    


  • Job Morro Job Morro 11 décembre 2008 11:46

    Bien vu, comme d’hab...
    Faudrait rajouter à la réflexion, "l’entreprise de fabrication de consentement " dont nous subissons le matraquage journalier dans les médias aux ordres...
    Peut-être alors peut-on signer cet appel malgré son imperfection et ses non-dits ?
    Job.


    • Paul Villach Paul Villach 11 décembre 2008 12:24

      @ Job
      Cher Job, bien sûr !
      Mon article ne veut pas mettre en cause l’effort que la profession journalistique est en train de fournir pour tenter de retrouver un crédit perdu.
      Il veut seulement montrer qu’il y a une voie plus sûre qu’elle ne paraît pas vouloir emprunter : réviser tous ces dogmes qu’elle s’est fabriqués depuis une centaine d’années pour prétendre à un magistère.
      L’ennui est que la réflexion sur l’information a progressé et la profession journalistique (avec l’École qui la singe) reste attachée à son catéchisme obsolète. Paul Villach


    • Cher Paul Villach,

      Ils ont tout simplement la tête dure !

      Vous les dérangez...et en plus vous n’êtes pas du cénacle ! ...

      Persévérez ! car je crois que nous sommes nombreux à partager vos analyses et à être persuadés que vos apports en la matière sont vtraiments significatifs et pertinents.





      • Paul Villach Paul Villach 11 décembre 2008 12:38

        Cher Lt-Colonel,

        Cette attitude de dénégation est, en effet, assez incompréhensible ! Peut-on nier la loi de la pesanteur (la gravitation universelle) ?
        Ne devons-nous pas aménager notre mode de vie sous sa contrainte ? Est-ce qu’on s’en porte plus mal ? On s’en porte au contraire très mal quand on prétend ne pas en tenir compte.

        Je ne vois pas ce que le monde journalistique a à perdre à reconnaître les contraintes structurelles qui façonnent l’information ?
        En revanche je vois ce qu’il a à perdre à les nier : tout crédit ! Paul Villach


      • cti41 cti41 11 décembre 2008 13:00

        Des lecteurs avertis........comment l’obtenir quand les journalistes manipulent l’information et visent plus particulièrement les lecteurs "non avertis" en ne cherchant que le sensationnel et en imposant leur vue de l’événement. Les exemples ne manquent pas. On parle souvent de la presse "quatrième pouvoir" et je pense que sa puissance la place certainement à un bon rang dans ces 4 pouvoirs.
        Votre dernière phrase ""quand donc les médias comprendront-ils qu’il n’est pas de meilleure garantie pour leur indépendance que des réceptreurs capables de repérer les bobards qu’on leur sert"" m’amènent à poser deux questions : Est-ce leur intérêt ??? Ont-ils envie qu’on repére leurs bobards ???


        • Paul Villach Paul Villach 11 décembre 2008 14:00

          @ Cti 41

          La question se pose effectivement devant cet aveuglement ou cette obstination dans l’erreur. Paul Villach


          • nihalem 11 décembre 2008 14:01

            « Il est très difficlie de faire comprendre à des gens quelque chose dont leurs payes dépend du fait qu’il ne le comprenne pas. »


            • worf worf 11 décembre 2008 14:14

              voici un excellent article sur un sujet dont la presse ne parle que trop peu, elle même !
              Oui, la presse à changé (je ne parle pas d’évolution car je n’y en vois pas) ces dernières années : journal ou chaîne de télé appartenant à un groupe de presse lui-même appartenant à un industriel ou autre magmat, où est déjà l’indépendance ?
              La course au scoop et aux images chocs (on a droit à des images de plus en plus sanglantes sous prétexte de montrer les faits !?), la presse à sensation (renommée People pour s’embellir) qui prend des parts de marché de plus en plus conséquente et qui se dit faite par des journalistes (ce n’est que des magazines d’émotion pour moi), une non volonté comme le souligne l’auteur de cet article de la profession de se remettre en cause, voilà le constat de la presse actuelle.
              Pour moi, l’information distillée par la presse "officielle" est une "actualité" : une information "fraîche" formatée par les médias actuels !
              Détenir les groupes de presse pour un petit groupe de "dirigeant" n’est pas innocent : pendant qu’on émeut le public sur tel conflit, telle affaire, on passe sous silence beaucoup d’autres choses !
              Bien sûr, plein d’informations circulent et il n’est pas possible de toutes les mettre en avant mais pourquoi es ce toujours le même genre d’actualité que l’on nous sert ?
              Et comme l’auteur nous le rapelle, c’est une représentation des faits que l’on doit nous présenter et s’il a commentaire à faire, il doit être servi par au moins 2 personnes d’avis différents !


              • Ironheart 11 décembre 2008 15:20

                Bonne question, et la réponse que je donnerais : les lecteurs deviennent avertis justement grâce à une presse libre et indépendante, plutôt que l’inverse, même si la presse a besoin d’un lectorat qui ne se contente pas des pages people...

                C’est le rôle des journalistes que de donner au lecteur, même celui qui n’est pas "averti", les clefs pour comprendre l’actualité et le monde dans lequel il vit un peu mieux, donc de "l’avertir". Donc, si les journaux étaient plus attractifs, il y aurait plus de lecteurs non-avertis qui deviendraient avertis.


                • Paul Villach Paul Villach 11 décembre 2008 16:09

                  @ Ironheart

                  Vous avez parfaitement assimilé, semble-t-il, cette prétention au magistère auquel aspire la profession journalistique et que cet article précisément dénonce.

                  La relation d’information est bien entendu interactive

                  1- Je vous accorde que le lecteur apprend en lisant un journal.

                  2- MAIS… les contraintes draconiennes qui s’exercent sur les médias sont telles que ce que risque d’apprendre le lecteur, se limite à ce que les médias ont intérêt à lui apprendre. N’oubliez jamais le principe fondamental de la relation d’information : « Nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. »

                  3- Il importe donc que le lecteur reçoive à l’École une formation initiale qui lui donne les compétences pour savoir lire une information ; il lui faut pour cela connaître ces contraintes qui modèlent l’information, en dehors de tout soupçon de malveillance. La loi de la gravitation universelle peut déplaire, mais on ne peut s’y soustraire.
                  Manifestement, l’École n’assure pas cette formation, sinon, la qualité de l’information disponible aujourd’hui serait supérieure à celle qu’on connaît. Ce n’est pas étonnant : l’École a conclu, depuis 1982, un marché avec l’univers des médias. Un organisme paritaire enseignement/médias, le CLÉMI, est chargé de promouvoir "l’éducation aux médias". Étonnons-nous d’y retrouver les erreurs médiatiques ! Allez donc sur le site internet. Vous découvrirez un logo qui les résume : une sorte de Tintin reporter  ! On peut raconter des bobards à celui dont on sait qu’il ne s’en apercevra pas ! Les relations humaines sont ainsi...

                  4- Face à un lecteur averti, au contraire, le journaliste sur qui pèse ces contraintes inexorables (motivations de l’émetteur, moyens de diffusion et propriétés du récepteur) est en retour mieux à même de résister par exemple à un propriétaire ou à un annonceur si le bobard qu’on lui demande de livrer ou le silence qu’on lui intime de garder risquent d’être repérés par son lecteur. Sachant qu’à chaque fois qu’il écrit ou se tait, c’est sa crédibilité et celle de son média qui sont en jeu, il peut y trouver un bel encouragement à la conserver et un bel argument à faire valoir à ses patrons.

                  Ce garde-fou me paraît autrement plus crédible que des engagements, les deux mains sur la Bible ou sur le coeur, à respecter une déontologie, si rigoureuse soit-elle. On sait qu’ un code déontologique, civil ou pénal ne suffit pas à contraindre les pulsions humaines, mais seulement à s’y référer pour sanctionner les transgressions éventuellement, quand encore on ne ruse pas avec les règles pour ne pas les appliquer ! Voyez comme la justice française est experte à cet égard !

                  5- Ce n’est pas en tout cas en jurant de dire la vérité et en commençant par énoncer des erreurs d’un autre âge (leurs dogmes erronés), que les journalistes retrouveront le moindre crédit. Paul Villach


                • Philou017 Philou017 12 décembre 2008 00:22

                  Bien d’accord, l’objectivité n’existe pas. Mais l’information libre et indépendante si ! Ou en tous cas elle doit renaitre.


                  Label INFOVOX-Network - L’information libre et indépendante sur le WEB


                  • Blé 12 décembre 2008 01:57

                    Chomsky auprès des publics populaires fait un tabac en ce moment en France. En dehors d’une émission sur France inter qui en parle un peu, il n’y a rien de rien. Cet auteur serait-il inconnu des journaleux ?
                    La réflexion des lecteurs sur la qualité des infos d’un journal a quelques longueurs d’avance sur la réflexion que peuvent mener les journaleux.

                    Chomsky intéresse les masses mais pas les actionnaires des mass médias. Ce n’est donc pas demain la veille que j’achèterai un quotidien.


                    • Lisa SION 2 Lisa SION 2 12 décembre 2008 08:35

                      " Entrent donc en jeu, dans la décision ou non de « faire savoir », les motivations personnelles de l’émetteur, mais aussi les contraintes des moyens de diffusion et en particulier financières, ainsi que les propriétés du récepteur. Un journal peut-il critiquer sans risque de représailles l’activité d’un annonceur publicitaire dont il tire une part de ses ressources ? "excellente question Paul,

                      peut-être vous ai-je déjà conseillé ce lien vers 21 pages très éloquentes sur le malaise de la presse papier.
                      Il s’agit souvent de jeunes sortant d’écoles et qui écrivent leurs réaction face au monde professionnel actuel. L’un d’eux soulève cette question que vous évoquez. Cherchez " journalistes "

                      http://www.jesuisencolere.com/qui-est-en-colere/j

                      André Prévot disait : " On trouve un dommage plus ou moins important selon que l’on en est l’auteur ou la victime. " Il en est de même avec l’info. Nous ne trouvons grave que ce qui nous concerne directement ou indirectement tout comme on a tendance à se taper de ce qui se passe au loin. Mais, la presse tend ainsi à mettre sous silence les infos qui mobiliseraient le plus grand nombre de français. Celle-ci, par exemple est, à mon avis, l’affaire la plus lourde et générale qui nous concerne tous et met en cause les 42 personnages les plus en vue dans le monde politique et consort, et étrangement...silence radio...embargo total !

                      http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=47435

                      Cordialement, L.S.

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