Vers une résolution du « deviens ce que tu es »
Ce qui rend complexe l’analyse de ce précepte, c’est l'apposition de deux verbes employés au présent. C’est aussi la pensée contradictoire et nébuleuse de Nietzsche. On peut néanmoins éclaircir le concept qui est né chez Nietzsche d'un refus de la négation de la Vie.
I – Le « deviens ce que tu es » et le « connais-toi toi-même »
Le précepte de Delphes signifie « autonomie » du grec « autos » (soi-même) et « nomos » (loi). Il dit « que chacun doit suivre sa règle de conduite ». Mais la loi du devenir de Nietzsche signifie tout autre chose ; elle dit que nous devons être notre propre loi. Il ne s’agit plus d’une loi morale mais d’une loi physique.
1°) Nietzsche veut dépasser le précepte de Delphes et la pensée de Socrate
Pour Nietzsche, se connaître soi-même, c’est jouer un rôle actif dans la création de l’être, ce quelque chose qui n’existe pas dans la réalité, seulement dans l’idéal, et que seul notre esprit conçoit. C’est par cet effort permanent de chercher notre être, lequel n’existe pas vraiment, qu’en fin de compte nous le construisons nous-même. C’est un « connaître » actif, créateur. Il n’y a rien d’authentique et de naturel là-dedans. Mieux vaut plutôt suivre uniquement sa nature, suivre la loi physique de notre devenir.
« Une chose qui s’explique cesse de nous regarder. — Que voulait dire ce dieu, qui conseillait : « Connais-toi toi-même » ? Cela signifiait-il : « Cesse de t’intéresser à toi ! Deviens objectif ! » Et Socrate ? Et « l’homme scientifique » ? » (Chapitre IV. Maximes et intermèdes (Ecce homo - "Pourquoi je suis si sage", chapitre 6, 80)
Le précepte de Delphes nous demande de devenir « objectif », impersonnel et non pas unique comme la nature nous le commande. Mais Nietzsche n’appelle pas seulement à dépasser ce précepte, il appelle à dépasser les philosophes grecs Socrate et Platon qui, selon lui, par leur fanatisme de la raison, nous ont rendus absurdement raisonnables. Dans « Crépuscule des idoles – Le problème de Socrate », il dit « Socrate fascine : il semblait être un médecin, un sauveur ». Mais « la raison à tout prix » « en lutte contre les instincts ne fut elle-même qu’une maladie, une nouvelle maladie ». Selon la froide raison socratique, « Il faut être à tout prix prudent, précis, clair : toute concession aux instincts et à l’inconscient ne fait qu’abaisser… »
En voulant soigner un mal, la médecine de Socrate (« Raison = vertu = bonheur »), a engendré un nouveau mal : un moralisme « déterminé pathologiquement » qui prescrit une lutte de tous les instants de la lumière de la raison contre la nature des instincts. « Être forcé de lutter contre les instincts — c’est là la formule de la décadence : tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. » Le résultat est « nullement un retour à la « vertu », à la « santé », au bonheur ». Il y a donc décadence et non augmentation.
Il faut dépasser Socrate parce que cet homme, dit Nietzsche, a trahi la vie. Nietzsche interprète les derniers mots de Socrate « Oh ! Criton, je dois un coq à Esculape. » Ces « dernières paroles », ridicules et terribles, signifient pour celui qui a des oreilles : « Oh ! Criton, la vie est une maladie ! » Nietzsche en conclut que « Socrate a souffert de la vie ! Et il s’en est vengé. » (Le Gai savoir – Socrate mourant) Socrate était nourri de ressentiment (d’autant plus qu’il était issu de la populace et qu’il était laid) et son cri vengeur se révèle dans ses dernières paroles. D’où la conclusion qu’en tire Nietzsche : « Hélas ! Mes amis ! Il faut aussi que nous surmontions les Grecs ! (ou « Nous devons dépasser jusqu’aux grecs ! »)
Nietzsche exprime un autre reproche envers Platon et Socrate « Crépuscule des idoles - Comment le « monde-vérité » devint enfin une fable » : « Le « monde-vérité », accessible au sage, au religieux, au vertueux, — il vit en lui, il est lui-même ce monde. (La forme la plus ancienne de l’idée, relativement intelligente, simple, convaincante. Périphrase de la proposition : « Moi Platon, je suis la vérité. ») »
Le but de Nietzsche a été de dépasser le précepte de Delphes dont Socrate s’était fait la devise, mais aussi de dépasser Socrate et toute la pensée socratique.
2°) Besoin d’un précepte complémentaire au « connais-toi toi-même » (CTTM)
Alors faut-il suivre la recommandation de Nietzsche et jeter le précepte de Delphes avec l’eau du bain socratique ?
Il ne faut pas jeter le CTTM
Nous pouvons objecter, que la dialectique socratique qui déplaît tant au philosophes allemand n’est qu’une manière parmi d’autres d’appliquer le « connais-toi toi-même ». Rien ne nous empêche d’avoir une lecture différente et même plus pragmatique du précepte. On pourrait même malicieusement ajouter que si Nietzsche avait appliqué ce précepte qui recommande la prudence, sa raison n’aurait peut-être pas vacillé jusque dans la folie totale.
Alors certes, le précepte delphique est incomplet, certes Socrate en a donné sa propre interprétation, mais il garde toute sa valeur. Il est dépassé dans son idée antique d’une âme immuable et de la place prédestinée et immuable de chacun dans la société. Mais il garde sa valeur éternelle comme conseil de connaissance de soi pour se jauger, et comme impératif de retenue afin de ne pas excéder soi-même, de rester maitre de soi.
Il faut compléter le CTTM avec le « deviens ce que tu es »
Il est bon et sain de se préserver soi-même, par la tempérance et la modération, et en cela il est très recommandé de se connaître.
Il ne s’agit plus de tirer du précepte des principes de vertu à valeur absolue. Il s’agit de l’employer de façon plus pratique et de telle sorte qu’il n’entre pas en contradiction avec la loi du devenir, qu’il n’entrave pas notre devenir naturel.
II – A quel temps le « deviens ce que tu es » se conjugue-t-il ?
Nietzsche se montre clair sur ce point : le passé n’entre pas en ligne de compte, c’est le présent et l’avenir (plus précisément le devenir) seulement qu’il faut envisager. Il laisse le bavardage moral « à ceux qui n’ont rien de mieux à faire qu’à traîner le passé, sur une petite distance, à travers le temps, et qui ne représentent eux-mêmes jamais le présent » (Le Gai savoir, avant-propos). Le précepte donne le coup d’envoi d’un devenir qui a son ancrage dans le temps présent. Pas de comparaison avec ce que nous avons été.
1°) La contradiction paradoxale avec deux verbes au présent
Comment ne pas être surpris - au point d’y voir une contradiction - par l’apposition de ces deux verbes tout deux conjugués au présent. En effet, comment peut-on à la fois devenir et « être ». « Devenir » relève de la durée et donc du futur alors que « être » relève du temps présent. Il y aurait, dans le même temps, fixité (de l’être) et évolution par le devenir. Nietzsche lui-même souligne cette difficulté qui se pose à l’entendement humain : « Ce qui est ne devient pas ; ce qui devient n’est pas » (Crépuscule des idoles)
Peut-on concilier l’être et le devenir ? Pourquoi pas avec l’image d’une spirale au centre de laquelle se situerait l’être en tant que chose immuable, les évolutions en spirale symbolisant le devenir. L’être se meut infiniment lentement. Ainsi l’être absorbe-t-il les changements de manière indirecte et non brutale. Il s’élabore sans à-coups. Il y a comme une force de tampon entre la vitesse de l’évolution et lui. Ainsi les brusques changements du devenir ne viendraient-ils pas heurter de plein fouet l’être qui a besoin de constance et de sérénité pour se préserver.
2°) Physique contre métaphysique
Le devenir physique du « deviens ce que tu es » s’oppose à l’être, notion métaphysique qui ne reflète pas le réel. « Maintenant ils croient tous, même avec désespoir, à l’être » (Crépuscule des idoles), dit Nietzsche à propos des philosophes qui faute de pouvoir résoudre la contradiction entre l’être et le devenir, idéalisent l’être. De la même façon, « leur haine contre l’idée du devenir » les ont conduit à créer des notions vides de réalité, des « idées-momies » qu’ils « empaillent » et « adorent ». « Toutes les valeurs supérieures sont de premier ordre, toutes les conceptions supérieures, l’être, l’absolu, le bien, le vrai, le parfait — tout cela ne peut pas être « devenu », il faut donc que ce soit causa sui. Tout cela cependant ne peut pas non plus être inégal entre soi, ne peut pas être en contradiction avec soi… C’est ainsi qu’ils arrivent à leur conception de « Dieu… » (ibidem).
3°) Nature contre morale
Le moraliste est ridicule
Toujours dans « Le crépuscule des idoles », Nietzsche s’écrie : « Considérons enfin quelle naïveté il y a à dire : « L’homme devrait être fait de telle manière ! » La réalité nous montre une merveilleuse richesse de types, une exubérance dans la variété et dans la profusion des formes : et n’importe quel pitoyable moraliste des carrefours viendrait nous dire : « Non ! L’homme devrait être fait autrement » ? Tout est dit là. Le moraliste ne peut pas enjoindre la nature de se limiter. Par-là, il se ridiculise : « Même lorsque le moraliste ne s’adresse qu’à l’individu pour lui dire : « C’est ainsi que tu dois être ! » il ne cesse pas de se rendre ridicule. »
« Suis ta nature ! » et non pas « change ta nature ! »
« L’individu, quelle que soit la façon de le considérer, fait partie de la fatalité, il est une loi de plus, une nécessité de plus pour tout ce qui est à venir. Lui dire : « Change ta nature ! » ce serait souhaiter la transformation de tout, même une transformation en arrière… »
Et vraiment, il y a eu des moralistes conséquents qui voulaient que les hommes fussent autres, c’est-à-dire vertueux, ils voulaient les hommes à leur image », « La formule générale qui sert de base à toute religion et à toute morale s’énonce ainsi : « Fais telle ou telle chose, ne fais point telle ou telle autre chose — alors tu seras heureux ! Dans l’autre cas… » Toute morale, toute religion n’est que cet impératif.
4°) Obéir à sa destinée mais en créateur de soi
Obéir à sa destinée
S’en remettre au fatum (amor fati : aime ta destinée). Cela suppose d’écarter l’idée de changer l’homme mais aussi l’idée du but.
« Personne n’est responsable du fait que l’homme existe, qu’il est conformé de telle ou telle façon, qu’il se trouve dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. » (...) « Il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque. Nous avons inventé l’idée de « but » : dans la réalité le « but » manque… », « On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout... »
« Se considérer soi-même comme une fatalité, ne pas vouloir se faire « autrement » que l’on est. » (Ecce homo - "Pourquoi je suis si sage", chapitre 6, 80)
La fin du libre-arbitre
« Le libre-arbitre est une invention de la morale chrétienne qui veut nous rendre responsable de nos actes, qui instille en nous mauvaise conscience et culpabilité, voulant satisfaire « l’instinct qui veut punir et juger ». Au contraire, « On est nécessité, on est un fragment de fatalité, on relève du Tout, on est dans le Tout » (Crépuscule des idoles p.51).
La maxime nietzschéenne se place en partie dans la ligne du stoïcisme et de Spinoza : être libre c’est adhérer à ce qui nous arrive.
Mais soyons libres et créateurs de nous-même !
Pas de libre-arbitre mais de la liberté.
« Maîtriser le chaos que l’on est : contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme : devenir logique, simple, non équivoque, mathématique ; devenir loi – c’est là la grande ambition » (fragment posthume de 1888 : 14 [61] (OC, XIV, p. 48), intitulé « La musique et le grand style) Maîtrise ou acceptation ? Il y a ici à la fois de l’acceptation (trois fois le verbe « devenir » et de la maîtrise (« maîtriser », « contraindre »). La pensée nietzschéenne n’est pas simple.
Un devenir créateur
Le devenir commun, impersonnel, est une négation de tout ce qui est grand. Le « devenir soi » est, au contraire, un « oui » à la vie et, par conséquent, une création : « La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. Nous ne pouvons faire autrement. » (Le Gai savoir, avant-propos) Contrairement « au plus grand nombre » « Nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes, — les hommes uniques, incomparables, ceux qui se donnent leurs propres lois, ceux qui se créent eux-mêmes ! »
Cette opposition de « nous » au « plus grand nombre » est sans conteste élitiste.
Deviens qui tu es s’adresse à ces hommes supérieurs, les hommes « forts » (fragiles par leur rareté) qu’il faut protéger du ressentiment des « faibles » (forts par leur nombre) pour leur permettre d’épanouir leur combinaison d’instincts. L’injonction de Nietzsche est aristocratique, elle s’adresse à l’homme d’exception qui se moque des sarcasmes du « troupeau » qui veut le ramener à sa médiocrité étroite, à ce qu’il n’est pas par nature.
Mais, c’est aussi parce que Nietzsche se voit en précurseur de l’avenir. Il se dit un homme artiste « posthume ». Il envisage dans l’avenir les hommes suivre en grand nombre ce précepte de vie.
Conclusion (de cet article mais pas de la question !)
« Deviens ce que tu es » s’applique au temps présent qui inclut l’être ainsi que le devenir en formation. Il pose l’exigence de la présence à soi-même : rejoins ce que tu es, rejoins ta vérité. Réalise l’unité de toi-même. Habite-toi, incarne-toi. Exigence aussi d’authenticité (Nietzsche insiste assez sur le faux et sur le mensonge) : rejet des rôles et des masques (l’identité). C’est la libre expression des instincts (le physique. Le corps ne ment pas). Ne retiens pas ce que tu es. Deviens ce que tu vaux en grandissant dans la vérité. Dans la liberté qui est déliée de tout but, de tout idéal, de l’artifice du libre-arbitre. Reconnais ce que tu es vraiment (pas cet « être », cette fiction des métaphysiciens) et n’écoute pas les fausses promesses (les religions qui promettent le bonheur). Devenir soi n’est en rien une promesse de bonheur formaté selon un idéal. En résumé, le devenir soi est un art, l’art suprême.
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